Réponse à Jean-Baptiste Jeangène Vilmer et Nora Carisse, «Qui tue le plus?»

Par David Olivier Whittier

Ce texte est une réponse à l'article de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer et Nora Carisse, «Qui tue le plus?» publié sur le site «Nous autres» le 9 septembre 2012.

Mis en ligne le 24 septembre 2012.

19 min.

L'article «Qui tue le plus?» de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer et Nora Carisse publié en ligne le 8 septembre 20121 se donne pour sujet, selon son titre, la comparaison entre deux styles de vie – l'un végane et l'autre appelé par les auteurs «écologiste» et basé sur la simplicité volontaire – au regard du nombre d'animaux que les consommations correspondantes entraînent directement ou indirectement. Pour mener cette comparaison, les auteurs mettent en scène deux personnages imaginaires, représentant chacun l'un de ces styles de vie: Anne, végane, étudiante en philosophie, militante pour une éthique animaliste, c'est-à-dire qui prend en compte les êtres sentients en tant que tels; Gaëlle, étudiante en sciences de l'environnement, est, elle, militante environnementaliste et mène une vie rustique mais non végane. Les auteurs posent la question «Qui tue le plus (d'animaux)?» à propos d'Anne et de Gaëlle; la réponse qu'ils donnent est, en substance, en faveur de Gaëlle, du style de vie «écologiste».

Dès lors, il était inévitable que cet article fasse réagir les militants du véganisme, pour des raisons dont certaines sont critiquables, et d'autre justifiées. Est critiquable la volonté de beaucoup de militants de défendre l'illusion de pureté du véganisme conçu comme style de vie qui ne tue pas du tout; est justifiée, cependant, leur réaction contre la «démonstration» faite par les auteurs qui est d'une grande médiocrité, d'une médiocrité offensante vu l'importance du sujet et la qualité de ce qu'on pourrait attendre de ces auteurs. Je reviendrai sur ces points plus loin.

La confusion entre idées et pratiques

L'article compare deux styles de vie, mais le fond est celui du débat d'idées philosophiques, entre les éthiques animalistes, d'une part, et les éthiques environnementalistes, d'autre part. Ce débat est mentionné dès le premier paragraphe, et Anne et Gaëlle sont clairement identifiées comme championnes chacune d'un de ces points de vue.

Aucune référence par contre n'est faite dans le texte à l'existence de mouvements correspondant à ces idées; au fait en particulier qu'il existe un mouvement animaliste, et au sein de celui-ci à un mouvement pour l'abolition de la viande, lequel demande, non que chaque individu choisisse un style de vie végane, mais que l'ensemble de la société se pose la question de la légitimité de l'élevage, de l'abattage, de la chasse et de la pêche des animaux pour leur chair et autres produits. Selon les auteurs, le véganisme est voué à rester un choix individuel («tout le monde ne deviendra pas non plus végan» est-il indiqué à la fin du post-scriptum). Dès lors, le débat philosophique est réduit au choix d'un style de vie.

Cette réduction faite, il est inévitable que la conclusion des auteurs donnant avantage à un style de vie soit traduit en retour au niveau du débat philosophique: «Le but de cette comparaison est seulement de leur rappeler [aux végans] que les végans ne sont pas végans s'ils ne sont pas aussi écologistes.» Le post-scriptum répète plusieurs fois cette thèse; ainsi: «Pour être cohérent, un végan n'a pas le choix que d'être aussi écologiste, puisqu'un mode de vie non soucieux de l'environnement tue forcément des animaux, ce qui est contraire à ses principes.» En somme, si l'on est animaliste, partisan du respect des intérêts des êtres sensibles, on doit nécessairement, par cohérence, être aussi soucieux de l'environnement, c'est-à-dire adopter aussi une éthique environnementaliste, naturaliste, qui donne une importance aux objets naturels en tant que tels. (Les auteurs ne disent rien d'une réciproque.)

Il y a là une confusion grave entre deux choses:

- Une opinion philosophique, en l'occurrence éthique: le sort des animaux non humains, en tant qu'individus sentients, importe-il? ce qui arrive à l'environnement (ou à la planète, à Mère Nature, à Gaïa, etc.) importe-t-il, indépendamment de sa sentience?

- Un ensemble de pratiques.

On peut faire une chose donnée pour différentes raisons. Je peux restreindre mon utilisation de la voiture particulière, par exemple, soit parce que la voiture tue des êtres sentients (un million de vertébrés, dit-on, meurent chaque jour sur les routes des États-Unis2), soit parce que j'estime qu'elle porte atteinte à la planète. L'acte est le même, mais la motivation philosophique est différente.

Il s'ensuit que tout au plus la conclusion de l'article pourrait être: une personne qui, du fait de son adhésion à une éthique animaliste, choisit d'être végane, doit nécessairement intégrer aussi, au nom toujours de l'éthique animaliste, certaines pratiques qui seront communes avec les écologistes et qui de fait sont souvent identifiées par les gens avec l'éthique environnementaliste. Il est tout à fait vrai que le fait de restreindre l'utilisation de sa voiture est souvent identifié à une volonté de «respecter l'environnement», mais c'est un faux raisonnement que d'affirmer qu'un animaliste, parce qu'il partage certaines pratiques des écologistes, doit «être aussi écologiste».

La différence est importante non seulement parce que la conclusion de l'article – que si on respecte les animaux en tant qu'individus sentients on doit aussi adhérer à l'idéologie naturaliste – est tout simplement fausse, mais aussi parce que de fait, le «respect de la nature» ne fait pas un tout, sauf aux yeux des personnes qui estiment, justement, que la nature existe en tant que tout à respecter. Aux yeux d'une personne qui au contraire voit en la nature la simple maison commune des êtres sentients – cf. mon article «Contribution au débat à la maison de l'écologie»3 – c'est-à-dire un objet qu'il faut préserver uniquement en raison de son importance pour ses habitants sentients, c'est-à-dire pour les animaux (humains ou non), il y a un «droit d'inventaire» sur «la nature», c'est-à-dire sur l'existant résultant de quatre milliard d'années d'évolution cahotique. Je suis pour une restriction forte de l'utilisation de la voiture individuelle, mais je ne suis pas, par exemple, pour l'interdiction des OGM, du moins lorsque leur production et utilisation est faite à des fins justes et utiles (ce qui est rarement le cas aujourd'hui, mais pourrait bien l'être à l'avenir). Je ne suis donc pas écologiste au sens habituel du terme, c'est-à-dire préoccupé par la préservation de l'ordre naturel pour lui-même. On peut se soucier de notre maison commune, tout en pensant que certaines parties devraient être restructurées. Il s'agit là d'une attitude bien différente de celle des écologistes, et il n'est pas justifié d'affirmer que pour être antispéciste on doive se couler dans le moule de la pensée écologiste.

Une démonstration étonnamment médiocre

Venons-en à la démonstration elle-même. Le titre de l'article pose une question; on s'attendrait à ce que le corps de l'article y apporte une réponse, ou au moins tente de le faire. J'ai dit que la conclusion est défavorable aux véganes; mais formellement, elle se limite à:

(...) une chose est sûre: contrairement aux apparences, le mode de vie d'Anne ne tue pas forcément moins d'animaux que celui de Gaëlle (...)

Tout est dans le «pas forcément». Cette conclusion est vraie dès lors qu'il existe, ou qu'il est possible d'imaginer, un végane qui tue plus qu'un écologiste; par exemple, on le verra, un végane qui consomme au cours de sa vie six cents manteaux en fausse fourrure synthétique pesant 13 kilos chacun tue autant ou plus d'animaux, du fait de cette consommation, qu'un écologiste qui porte un manteau en vraie fourrure hérité de sa grand-mère. On pourrait broder longtemps sur ce thème: un végane qui ferait chaque semaine quatre fois le tour du monde en avion tue plus d'animaux qu'un écologiste non végane dont le non-véganisme consiste seulement en la consommation une fois par an d'une tranche de saucisson de porc. On s'en serait douté. En somme, les auteurs se dispensent de nous dire réellement quoi que ce soit.

Ils ne disent rien, mais suggèrent très fort. On pourrait s'attendre, du fait du titre – «Qui tue le plus?» – à une analyse quantitative des conséquences des consommations de nos deux championnes, Anne et Gaëlle. Mais en réalité, on n'y trouve que le martèlement de cette interrogation transformée en question rhétorique – exemple «Qui tue le plus? Gaëlle qui ne se teint pas les cheveux, ou Anne et sa teinture végan mais pleine de produits chimiques dont certains sont cancérigènes, toxiques et non biodégradables?». Les questions rhétoriques ont l'avantage d'amener le lecteur à donner la réponse voulue sans que l'on ait jamais à l'argumenter sérieusement. Anne tue plus que Gaëlle, on l'a compris, c'est-à-dire qu'on a compris que c'est ce qu'on veut nous faire dire. L'article, en réalité, est dépourvu de toute analyse quantitative. On n'y trouve pratiquement pas de nombres, à part des pseudo-nombres comme «centaines de millions de tonnes», synonymes de «très beaucoup». J'ai repéré seulement un vrai chiffre, qui est que le manteau d'Anne en fourrure synthétique serait «la transformation d'un tiers de baril de pétrole». Aucune source n'est indiquée pour cette valeur a priori étonnante. La fourrure synthétique, c'est du plastique. Une recherche rapide sur le Web indique que pour produire un kilo de plastique il faut de l'ordre de deux à quatre litres de pétrole. En prenant la valeur la plus favorable aux auteurs – quatre litres – et sachant qu'un baril correspond à 159 litres, il s'ensuit que le manteau d'Anne, transformation de 53 litres de pétrole, pèse la bagatelle de 13 kilos. Anne la végane est bien musclée! Sur le Web, je n'ai pas trouvé en vente de manteau en fausse fourrure de plus d'un kilo4. La valeur d'«un tiers de baril» paraît donc fausse d'un rapport d'au moins dix. Calculons aussi combien d'animaux meurent en moyenne pour la production d'un litre de pétrole. Les auteurs nous disent: «L'industrie pétrolière cause régulièrement des marées noires tuant des centaines de milliers de poissons et d'oiseaux marins.» On ne nous dit pas qu'ils meurent pour produire un seul litre de pétrole, mais c'est le seul chiffre qu'on nous donne à ce propos, avec la photo de l'oiseau mazouté dont Anne est coupable5. Tentons cependant de prendre ces chiffres au sérieux, puisque ce sont les seuls que donnent les auteurs; interprétons-les aussi chaque fois dans le sens le plus favorable à leurs thèses. Admettons donc que le manteau de fausse fourrure d'Anne pèse 13 kilos, correspondant à un tiers de baril. Admettons que 500 mille animaux sont tués «régulièrement» par les marées noires, et interprétons «régulièrement» comme voulant dire mille fois par an. Donc la production mondiale de pétrole tue 500 millions d'animaux par an. En comptant (chiffre Wikipedia en anglais pour 2011) 87,4 millions de barils de pétrole produits par jour, soit 31,9 milliards par an, cela fait 0.0157 animaux tués pour produire un baril de pétrole, soit environ 0,0052 animal tué par tiers de baril; c'est-à-dire que la production de 190 manteaux de fausse fourrure (de 13 kilos chacun) tue un animal. Qui tue le plus, donc? Anne ou «Gaëlle et sa fourrure véritable, héritée de sa grand-mère»? Un manteau en fourrure véritable implique, me dit une page Web6, la mort d'au moins 9 animaux; répartis sur trois générations, cela fait au moins 3 animaux tués par génération. Il faut qu'Anne achète donc, au cours de sa vie, 570 manteaux en fausse fourrure (de 13 kilos chacun) pour espérer égaler le nombre de morts causés par Gaëlle et son manteau hérité de sa grand-mère.

Je suis désolé pour la lourdeur de ces calculs; je ne garantis pas non plus leur exactitude, puisqu'ils sont basés sur les chiffres donnés par les auteurs. Ce qu'ils illustrent, c'est l'absence de sérieux de leur «démonstration». Pourtant, la question quantitative importe, parce qu'Anne, qui prend au sérieux les intérêts des animaux, pourrait bien décider de ne plus porter de manteaux en synthétique, s'il devait apparaître que leur production tue beaucoup d'animaux; et ceci, non en «devenant écologiste», mais en fonction de sa philosophie animaliste de respect des intérêts des êtres sentients. Sa décision ne se basera pas sur l'idée écologiste selon laquelle «matière synthétique = pétrole = chimie = caca», mais sur les conséquences réelles de ses actes. Savoir que la production d'un manteau en synthétique fait tuer en moyenne 0,0001 êtres sentients, ou un, ou cent, ou dix mille, cela change la conclusion. Une vraie analyse quantitative aiderait donc Anne à être plus cohérente; mais cela ne semble pas le souci des auteurs, qui préfèrent simplement mettre sous son nez la photo de l'oiseau mort pour la pousser à adhérer à l'idéologie naturaliste.

J'ai cherché s'il était possible de trouver sur le Web une source concernant cette histoire d'un tiers de baril; en pensant que les auteurs n'ont pas dû l'inventer tout à fait. La seule chose que j'ai trouvée est une campagne de l'association des producteurs de fourrure canadiens (Fur Council), dont un slogan est «Vous ne voudriez pas vous habiller avec un baril de pétrole, alors pourquoi voulez-vous vous habiller avec un manteau produit avec un baril de pétrole?»7. La pub poursuit en conseillant de répondre aux militants animalistes qui attaqueraient à la bombe de peinture un porteur de fourrure que leur bombe produit «assez de fluorocarbures pour noyer trois ours polaires». Je trouve frappante la similitude avec la prose des deux auteurs: le simili-quantitatif (on lance n'importe quel chiffre pour faire semblant), la tactique du tu quoque utilisée au lance-pierre. Je ne pense pas que les auteurs, ou en tout cas Jean-Baptiste Jeangène Vilmer que j'ai vu faire mieux que cela, reprennent exprès ce genre de stupidités nauséabondes; le fait est cependant que l'article actuel semble bien puiser, fût-ce inconsciemment, à cette source.

Le titre «Qui tue le plus?» suggère une comparaison quantitative, et donc déjà une comparaison. Cela implique de s'intéresser aux conséquences de la consommation des deux protagonistes imaginaires. On a vu à quel point Anne est surchargée. La consommation de Gaëlle, par contre, est étonnamment épargnée. «Qui tue le plus? (...) Gaëlle qui est locavore (elle mange local et de saison), car elle sait que les centaines de millions de tonnes de nourriture transportées par avion ou bateau chaque année dans le monde utilisent beaucoup d'énergie et contribuent à l'émission de gaz à effet de serre, ou Anne qui, veillant à se nourrir de céréales protéinées, achète beaucoup de quinoa importé?» Anne veille à se nourrir de céréales protéinées; on peut supposer que c'est parce qu'elle est végane; Gaëlle, non végane, obtient ses protéines par la viande et autres produits animaux. Mais on nous décrit en fait Gaëlle comme presque végane, qui ne mange que les poulets et cochons qu'elle élève elle-même et le gibier rapporté par son oncle. Elle va aussi chercher du beurre chez la voisine. Si elle est presque végane, son non-véganisme ne fait pas beaucoup de différence au niveau nutritionnel, et donc elle a pratiquement autant qu'Anne besoin de «céréales protéinées». Où les obtient-elle, si elle ne consomme pas de quinoa importé? Plus généralement, aucune analyse n'est faite du circuit économique dont dépend l'alimentation de Gaëlle. On nous dit qu'elle utilise du fumier pour fertiliser ses terres, mais combien de terres a-t-elle au juste, pour assurer son alimentation? Combien faut-il de terres pour nourrir une personne, sous ses latitudes? D'où vient le fumier? De vaches paissant dans les prés, sans consommer de céréales protéinées? Ou comme c'est bien plus probable leur donne-t-on du blé, importé de terres lointaines? La fertilisation avec du fumier a un «look» très écolo, mais à part le look, le fait est que les fertilisants, c'est principalement de l'azote, et que l'azote des déjections animales, c'est l'azote des protéines qu'on leur a donné à manger, et que ces protéines, elles, proviennent de céréales cultivées avec des engrais chimiques riches en azote, azote fixé à partir de l'azote de l'air dans d'horribles usines très-chimiques qui consomment une part substantielle de la production mondiale de gaz naturel8.

Les auteurs, qui ont entendu parler de La Libération animale de Peter Singer, et qui l'ont peut-être même lu, pourraient avoir compris – cela est déjà dit dans l'édition en anglais de 19759 – que le passage par le corps de l'animal implique une déperdition des ressources. Sauf cas particuliers comme le pâturage souvent mis en avant par les partisans de l'exploitation sans fin des animaux, il est très généralement plus économe en ressources primaires de manger directement les végétaux que de les emballer dans la chair des animaux. À peu près tout militant animaliste sait cela, en fait; mais pas nos deux auteurs, qui, dans un passage alambiqué, semblent faire grief à Anne des «dégâts causés par la monoculture de soja (“déserts verts” où plus rien d'autre ne vit, détruisant les écosystèmes, déversant dans le sol des millions de litres de pesticides, contribuant à la déforestation de l'Amazonie, et même à l'expulsion et parfois à l'assassinat de paysans indigènes, quand ils ne suicident pas)», ceci parce qu'elle mange du tofu; tout en admettant que cette production est principalement due à l'industrie de la viande. La vache des voisins de Gaëlle chez qui elle se fournit en beurre, par contre, n'a certainement jamais vu une once de farine de soja...

Un dernier point avant d'arrêter avec la «démonstration» des auteurs (démonstration qu'accepteront, nous disent-ils, «les végans de bonne foi»): la question de l'huile de palme. Depuis quelques années, on sait que l'huile de palme, c'est le diable; pas un débat entre végé et non-végé sans que ce dernier ne lance à la figure du premier ce tu quoque: «toi aussi tu fais du mal, en consommant l'huile de palme». À croire que cette diabolisation d'un produit a été montée en épingle précisément pour cela. Or de fait, l'huile de palme est une des rares matières grasses végétales riches en acides gras saturés, et pour cette raison est un produit précieux pour les végétaliens. C'est aussi un produit traditionnel dans de nombreux pays du monde, et un produit particulièrement riche en vitamines A et E. Sa production actuelle dans certains pays est très problématique, pour des raisons politiques; il n'est pas justifié de tenter de régler ces problèmes politiques par une diabolisation du produit lui-même. Mais pour nos deux auteurs, c'est une occasion de plus d'en envoyer une à Anne la végane.

La question du conséquentialisme

Un végane pourrait admettre leur critique, disent les auteurs, mais leur répondrait en faisant une distinction entre les animaux que l'on tue directement (Gaëlle tue elle-même ses cochons) et ceux qui meurent par conséquences indirectes. Les auteurs écartent comme hypocrite une telle réponse, et ils ont, à mon avis, raison. De fait, je connais des véganes qui font une différence essentielle entre les insectes, en l'occurrence les abeilles, qui peuvent souffrir et mourir au cours de la production du miel, et ceux que l'on écrase en marchant dans l'herbe (ou même dans la rue). Ils ne se sentent responsables que des premiers, parce que les seconds, «c'est par accident». On a ici le seul point potentiellement intéressant de l'article, qui mériterait un débat sérieux. Il est au contraire escamoté en un paragraphe.

Un conséquentialisme limité

Les auteurs, donc, se réclament du conséquentialisme, et je suis en accord avec eux sur ce sujet. Mais leur vision du conséquentialisme semble étroitement limitée à la question du style de vie. Ils partagent cela, précisément, avec le mouvement végane: la question animale est vue comme concernant purement la consommation individuelle.

Or si nous devons prendre en compte les conséquences de nos actes, nous devons prendre en compte toutes les conséquences. Les intentions ne comptent pas, semblent dire les auteurs, seules comptent les conséquences. Mais les intentions comptent pourtant, parce qu'elles ont aussi des conséquences. Les auteurs nous poussent à nous couler dans le moule consensuel du discours écologique, et donc à escamoter, de fait, le discours antispéciste, animaliste, qui donne une importance aux êtres sentients en tant que tels. Ce discours a une importance, parce que les animaux qui souffrent et meurent aujourd'hui ne sont pas seulement ceux tués directement ou indirectement par Anne et Gaëlle; ce sont en particulier les quelque soixante milliards d'animaux élevés et tués chaque année dans les abattoirs de l'humanité, et les mille à trois mille milliards de poissons capturés dans les bateaux de pêche10. Importe moins la consommation d'Anne et de Gaëlle que la décision que prendra l'humanité de poursuivre éternellement ce grand massacre, ou de le remettre en cause et d'abolir la viande.

Qui tue le plus? Anne, qui par son refus de manger les animaux, propage l'idée que le sort des animaux compte? Ou Gaëlle, qui choisit de ne penser aux animaux qu'en tant que ressources? Anne, qui, on peut l'espérer, participe au mouvement animaliste, au mouvement pour l'abolition de la viande, ou Gaëlle, qui accepte que les animaux soient éternellement massacrés pour notre plaisir?

Qui tue le plus, aussi, ai-je envie de demander aux auteurs? Ceux qui cherchent à faire avancer l'humanité vers une prise en compte sérieuse des intérêts des autres êtres sentients, ou ceux qui écrivent des articles comme le leur?

1. http://www.nousautres.org/qui-tue-le-plus/. Mise à jour du 25/02/2016 : le lien est mort, on peut retrouver le texte sur le site de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer.

2. Selon http://www.culturechange.org/issue8/roadkill.htm.

3. Sur ce site: http://david.olivier.name/fr/contribution-au-debat-a-la-maison-de-l-ecologie.

4. Ce manteau en fourrure synthétique: http://tinyurl.com/8mlxvcr – est indiqué à 500 grammes.

5. La photo de l'oiseau mazouté, dont la fonction est d'illustrer les méfaits causés par le mode de vie d'Anne, sert aussi d'illustration à l'accroche de l'article sur la page d'accueil du site où a été publié l'article.

6. Entre 9 et 125 animaux, selon http://www.animalprotectionparty.com/index.php?id=10.

7. «You wouldn't wear a barrel of oil, so why would you wear a coat that is made from one?»; voir par exemple http://www.chinchillaindustrycouncil.com/engl/ecoterrorist/ecoterrorist.htm.

8. De 3 à 5%, selon Wikipedia, http://fr.wikipedia.org/wiki/Procédé_Haber.

9. Peter Singer, Animal Liberation, 1975, p. 171.

10. Chiffres de http://fishcount.org.uk/; voir Alison Mood, «Combien de poissons sont pêchés par an?», Cahiers antispécistes n°34 (janvier 2012), http://www.cahiers-antispecistes.org/spip.php?article413.