Réflexions sur la rationalité

Par David Olivier Whittier

Texte mis en ligne le 1er janvier 2005 sur le blog «potirons».

À une époque j'avais le sentiment qu'il y avait quelque chose de scandaleux à l'impossibilité qu'il y a de fonder toute notre connaissance de manière rationnelle. C'est que non seulement l'existence du monde est indémontrable, mais aussi l'existence même de nos perceptions. J'ai une sensation de blanc, à cette instant en regardant l'écran de l'ordinateur; j'ai cette sensation de blanc, j'affirme son existence, mais je ne saurais justifier cette affirmation. Faut-il se résigner à y voir une sorte d'«acte de foi»?

Beaucoup de nos connaissances, pourtant, semblaient pouvoir se construire par le raisonnement. Il paraissait y avoir bel et bien quelque chose comme la preuve rationnelle, dont le modèle était la démonstration mathématique, ou encore le syllogisme type «Tous les hommes sont mortels; Socrate est un homme; donc Socrate est mortel.» Certes, le caractère d'évidence de ces raisonnements paraissait lui-même indémontrable, et donc à la limite aussi mal fondé que n'importe laquelle de nos perceptions directes. Mais cela, et d'autres difficultés encore, ne m'empêchaient pas, en quelque sorte par défaut, d'accorder à la démonstration rationnelle un prestige particulier seul capable de pleinement nous autoriser à croire une chose. La croyance non démontrée, à l'inverse, était forcément l'indice d'une faiblesse de l'esprit, résultait d'une persuasion – forme basse d'argumentation – ou de l'éblouissement de notre esprit par nos sens ou son dévoiement par nos propres désirs.

Tel me semble être mon état d'esprit à l'époque; et je crois bien que je n'étais pas seul à cet égard. Je crois au contraire traduire par là une attitude très répandue envers la raison, voire, une attitude commune à pratiquement tous les penseurs qui se réclament du rationnalisme à un titre ou un autre.

C'est encore pire que ça

Le problème de l'induction est particulièrement frappant à cet égard. Tous les jours jusqu'à ce jour, le soleil s'est levé; aucun raisonnement ne me permet d'en conclure que demain matin, le soleil se levra. Certes, cela résulte aussi des lois de la physique. Mais ces lois elles-mêmes ne nous sont connues qu'à partir de nos expériences passées. Aucun raisonnement ne permet de déduire, sur cette base, qu'elles s'appliqueront encore dans une minute. Voire: aucun raisonnement ne nous permet de conclure qu'il est probable qu'elles s'appliqueront. Même en admettant que jusqu'à ce jour nos sens nous ont dit vrai sur le monde tel qu'il a été, nous n'avons aucune raison de penser que les régularités passées vont persister dans les instants qui viennent. Certes, nous y avons cru dans le passé, et chaque fois cela s'est avéré le bon choix. Mais en contatant cela nous ne faisons que repousser le problème. Cette nouvelle loi – «accepter l'induction est toujours le bon choix» – a toujours été vraie dans le passé, mais comment en déduire qu'elle le sera à nouveau à l'avenir – sauf par induction, justement, donc en acceptant au départ ce que nous voudrions démontrer?

Nous n'avons donc aucune raison de croire le témoignage de nos sens; et si même nous le croyons, nous n'avons aucune raison d'en conclure quoi que ce soit sur le monde futur, même sur ce qui se passera dans une seconde. Si vraiment nous tenons à n'accorder de vraie valeur qu'à ce qui est rigoureusement, «mathématiquement» démontré, nous sommes mal!

Pourtant, nous vivons. Nous croyons qu'en gonflant nos poumons l'air y entrera, qu'en ouvrant les yeux nous verrons mieux qu'en les fermant... Tout à chaque instant témoigne de notre croyance en l'existence et la régularité du monde, et cela nous le faisons sans justification rationnelle aucune.

L'argumentation par l'impossibilité de ne pas croire

J'ai argumenté dans «Le subjectif est objectif» (section 3, et fin de la section 9) la validité d'un autre «fondement» que la raison à notre connaissance. Plus exactement, je pense que nous pouvons accepter que lorsqu'il nous est impossible de ne pas croire une chose, il est légitime de prendre acte de ce fait, et que dès lors le manque de démonstration rationnelle de la chose ne constitue pas un manque. Ce qui nous importe foncièrement, c'est que ce que nous croyons soit vrai. Nous n'avons aucune raison particulière de tenir à ce que cette croyance soit justifiée par une procédure particulière. Or s'il nous est impossible de ne pas croire une chose, notre désir de vérité est pleinement satisfait. Pour reprendre ce que je disais dans l'article:

Supposons que Morganne croie vraie une proposition A; et qu'en même temps elle sache qu'elle le croit. Son désir de vérité sera-t-il satisfait? La réponse est oui; car les conditions de satisfaction de ce désir sont purement subjectives. Que A soit, de fait, vrai ou faux, du point de vue de Morganne cela revient au même. Dès lors qu'elle a la certitude (même erronée) de la vérité de A, et qu'elle sait qu'elle a cette certitude (d'une chose dont elle a la certitude qu'elle est vraie), elle ne peut être que satisfaite.

Ce raisonnement semblera peut-être cynique; Morganne est satisfaite tout en étant peut-être dans l'erreur. Mais s'agissant des choses que nous ne pouvons pas ne pas croire en raison de notre situation d'êtres sensibles et délibérants, ce point de vue extérieur n'existe pas. Concernant ces choses, ni nous-mêmes ni personne ne croit Morganne dans l'erreur. Je ne vois pas ce que l'on peut demander de plus!

Le désir de certitude

Je crois cette position difficilement contestable. On en restera cependant sans doute avec un sentiment d'insatisfaction. Une des raisons, je crois, est la question de la certitude. Ma thèse sur l'impossibilité de ne pas croire certaines choses – en premier lieu, l'impossibilité de ne pas croire en la réalité de l'éthique – peut-on la considérer elle-même comme certaine? Je ne prétends pas l'avoir démontrée. Et je ne pense pas non plus pouvoir affirmer, par une sorte de régression infinie, qu'il nous est impossible de ne pas croire en cette impossibilité, ni de ne pas croire en l'impossibilité de cette impossibilité, etc. Je pense seulement avoir apporté des arguments convaincants sur le fait que nous sommes des êtres délibératifs, et que par conséquent il nous est constitutivement impossible de ne pas nous poser la question «Que faire?» en croyant qu'elle possède une réponse juste.

Aussi forte que me paraisse mon argumentation, je ne peux donc affirmer de certitudes dans le domaine. La raison, au contraire, est réputée source de certitudes. On parle de certitude mathématique. «C'est mathématique» veut dire que c'est tout particulièrement incontestable. Ce serait même leur caractère distinctif. En anglais, «démonstration» se dit proof, «preuve». On voudra peut-être bien accepter faute de mieux l'argumentation par l'impossibilité de ne pas croire; mais en continuant à rêver à une vraie démonstration, qui, elle, apporterait cette certitude qui persiste à manquer.

Je crois une telle attitude tout à fait infondée. Je pense que les démonstrations «totalement rationnelles» n'apportent, de fait, aucune certitude particulière.

Trois exemples serviront à illustrer un peu ce point.

Après la pluie, la pluie, la pluie

Quoi de plus probant qu'une démonstration formelle? «Tous les hommes sont mortels, Socrate est un homme, donc Socrate est mortel.»

C'est un raisonnement simple; mais simplifions-le encore! Nous ne ferons que le rendre plus probant encore. «Socrate est un homme, donc Socrate est un homme.» Si nous acceptons la prémisse, comment ne pourrions-nous pas accepter la conclusion!?

Mon but ici est de fragiliser cette confiance absolue dans le raisonnement formel. «x, donc x.» Raisonnement parfaitement formel, qui restera valide quel que soit x. Dès lors qu'on m'accorde x, on doit m'accorder x.

Prenons donc pour x la proposition «il pleut». Il pleut, donc il pleut. Nous pouvons poursuivre ce raisonnement: Il pleut, donc il pleut, donc il pleut, donc... Nous pouvons le poursuivre autant que nous voulons.

Commençons donc à énoncer cela un jour de pluie. La prémisse sera vraie: il pleut. Donc il pleut, donc il pleut, et ainsi de suite, pendant des jours, des semaines, des mois. Jamais il ne s'arrêtera de pleuvoir!

Oui, c'est idiot. La prémisse est juste, la conclusion est fausse, donc le raisonnement est faux; en le scrutant nous arriverons forcément à y dénicher tôt ou tard une erreur. Cependant, c'est seulement après coup, parce que nous constatons l'absurdité de la conclusion, que nous recherchons, et trouverons, l'erreur dans le raisonnement. Avant ce constat, il nous paraissait inattaquable.

Quelle est cette erreur? Bien évidemment, c'est que dans «il pleut» il y a une référence cachée. «Il pleut» signifie «il pleut maintenant». «Maintenant» désigne un instant dans le temps qui passe. Il s'agit d'un déictique, c'est-à-dire d'un terme dont la référence ne peut être connue à partir de la phrase seule. En l'occurrence, la référence de «maintenant» ne peut être connue qu'en sachant à quel moment la phrase est prononcée. D'autres déictiques sont les termes «là-bas» ou «celui-là», que nous ne comprenons que par le mouvement de main du locuteur, ou encore «ici», ou encore «je» et «tu». Mais le déictique, comme dans «il pleut», peut être caché dans le simple emploi d'un temps grammatical.

La proposition «il pleut» contient un déictique caché, et c'est parce que la référence de ce déictique varie au cours du temps que cette proposition ne peut valablement se substituer à x dans «x, donc x». Nous voilà rassurés: il ne pleuvra pas toujours.

Mais alors, Socrate est-il mortel? Pour en avoir la certitude, il faudrait éliminer le déictique (tout déictique) des trois éléments du syllogisme. En faire des phrases intemporelles. «Tous les hommes sont, ont toujours été et seront toujours mortels» et ainsi de suite. Et peut-être devrons-nous y apporter d'autres retouches encore? Comment le savoir? Le syllogisme est-il aussi insubmersible que le Titanic – c'est-à-dire, tant qu'il ne coule pas?

Il est

Un autre exemple est le fameux raisonnement de Descartes, si on l'interprête comme un raisonnement formel. «Je pense; donc je suis.» Certes, on n'a pas ici un raisonnement rigoureusement formalisé au sens mathématique. Mais on le ressent bien comme formel en ce sens qu'il semble devoir être inattaquable indépendamment de la référence de ses termes: «x commet l'action y; donc x est.»

C'est qu'être semble bien être une condition nécessaire minimale pour pouvoir jouer le rôle de sujet d'un verbe. C'est, je crois en partie, sur cet aspect formel que se base la force persuasive de la proposition de Descartes; il me semble bien que c'est ainsi que lui-même le présente (à vérifier). «Je» est sujet du verbe «pense», donc, pour le moins, ce je existe.

Mais alors, il doit être tout aussi probant de dire:

Il pleut, donc il est.

Oui, c'est stupide. Qui ça, «il», d'abord? Cependant, un jour de pluie, «il pleut» sera admis par tous. Si la forme nous donnait une certitude dans le cas cartésien, il devrait en aller de même ici. Mais cette conclusion est absurde, ne veut même rien dire. Il semble donc, cette fois encore, que le raisonnement de Descartes ne peut être valide en vertu de sa seule forme.

Descartes croyait son raisonnement inattaquable, et donc sa conclusion établie avec certitude puisque la vérité de sa prémisse lui semblait évidente. Cette prémisse, c'est qu'il pensait. Mais en fait, ce qu'il constatait de manière directe, ce n'était pas qu'il pensait; par introspection, il percevait l'acte de pensée, et non le sujet «je» de cet acte. S'il était capable de percevoir directement par introspection ce «je», on voit mal pourquoi il ne parvenait à le faire qu'au moment où ce «je» pensait! Quand je vois un chat qui joue à la balle, je peux bien dire «le chat joue avec la balle, donc le chat est»; mais cela constitue un étrange détour, puisque je perçois tout aussi bien directement le chat!

Descartes constate donc l'existence de l'acte de pensée, et introduit subrepticement ce «je» sujet du verbe – pour en conclure ensuite que ce «je» existe. Qu'est-ce qui justifie l'introduction de ce «je»? Il semblerait que ce soit purement et simplement parce qu'un verbe requiert un sujet! C'est donc la même règle purement syntactique qui fait que Descartes a affirmé «je pense» et qui nous amène les jours de pluie à dire «il pleut». Nous pourrions dire «pleut» tout court, et Descartes aurait pu dire «pense» tout court. Nous disons pourtant «il pleut», et Descartes a dit «je pense», parce que c'est ainsi qu'est faite notre langue. Nous n'en concluons papou rôtant que «il existe»; Descartes, lui, par ce qui s'avère en définitive un faux raisonnement, a conclu que son «je» existe.

Je ne crois personnellement pas en l'existence d'un objet qui serait l'identité personnelle. Je crois en l'existence de la sensibilité, c'est-à-dire de nos sensations, de notre conscience au sens de simple ressenti. Il est déjà très difficile de rendre compte de cela dans le cadre de nos conceptions physiques. Y ajouter une chose comme l'identité personnelle, ce «je» qui aurait une permanence dans le temps, sans jamais pourtant être ni perçue (je perçois mes sensations, mais je ne perçois jamais je!), ni validée par une quelconque théorie du monde physique, cela me semble tout à fait inutile.

Je sais que très peu de gens voient les choses ainsi, sur cette question de l'identité personnelle. Peu importe ici; mon but est simplement encore de noter la fragilité du raisonnement cartésien. Oui, je peux peut-être accorder un statut de certitude, d'évidence, à ce que je perçois directement, et donc à ma pensée (en particulier). Mais le «je existe» me semble tout à fait non évident, et non démontré.

Le dix-millième chiffre de π

Le dix-millième chiffre de π après la virgule, c'est 8. Je le sais parce que je suis allé voir sur le Web. Et aussi, à vrai dire, je l'ai calculé moi-même; ou plutôt, j'ai écrit un programme qui l'a calculé. J'ai utilisé pour cela une formule dérivée sans grande rigueur mathématique, mais dont je suis sûr... parce que mon calcul donne les mêmes chiffres que le Web. Tout ça, c'est des mauvaises raisons. La seule bonne raison, dira-t-on, c'est la démonstration mathématique.

La démonstration mathématique du fait que le dix-millième chiffre de π est 8, elle peut être écrite. Elle prendrait cependant des milliers de pages. En effet, un calcul numérique constitue une forme de démonstration, dès lors qu'on lui adjoint la démonstration de la validité de l'algorithme qu'il met en œuvre. Calculer, à la main, de manière rigoureuse, le dix-millième chiffre de π, ce serait démonter sa valeur. Cela n'a jamais été fait. Au contraire, on a programmé des ordinateurs pour le faire, et on a fait confiance à la matière, au silicium, aux lois incertaines de la thermodynamique et de la mécanique quantique pour affirmer que le résultat donné par l'ordinateur doit être la vérité.

Au XIXe siècle, quelqu'un s'est avisé de calculer les chiffres de π. Il est arrivé (si je me souviens bien) aux alentours de 700 chiffres. Il y a passé une bonne partie de sa vie. Il a fait une erreur chemin faisant, et seules les premières centaines sont justes.

Nous avons donc d'un côté une non-démonstration – le calcul fait par l'ordinateur – et de l'autre une démonstration – le calcul fait par l'humain. Il est clair que c'est la non-démonstration qui nous donne le résultat de loin le plus sûr.

Il y a des démonstrations mathématiques au sens habituel du terme – des démonstrations de vrais théorèmes, du genre qui intéresse vraiment les mathématiciens – qui prennent des centaines de pages. Leurs auteurs ne sont eux-mêmes jamais très sûrs de leur validité; ils les font relire attentivement par leurs pairs.

Tous les jours, je traverse la rue. En regardant s'il y a une voiture qui arrive ou non, je fais confiance à mes sens – une confiance que rien, rationnellement, ne justifie. Pourtant, je joue ma vie sur cette confiance, et je le fais sans hésitation. Si par contre on me proposait de parier ma vie sur la justesse d'un résultat mathématique résultant de cinq cents pages de démonstration, j'y penserais plus qu'à deux fois!

Conclusion?

Je pense qu'il y aurait beaucoup à approfondir sur cette question, mais je vais arrêter là pour le moment. Juste indiquer qu'il me semble que l'enjeu, c'est le fait de nous accepter comme faisant partie du monde. Ce n'est pas la certitude que nous recherchons, en réalité, dans notre soif de pure raison. C'est un point de vue extérieur au monde, libéré de ses imperfections. Je crois au contraire que nous faisons partie du monde, et que nous avons tout à gagner à l'admettre. Ce faisant, nous admettrons déjà ce dont nous sommes depuis toujours certains, les vérités auxquelles nous ne pouvons pas ne pas croire. Au lieu de les repousser comme imparfaites, parce que résultant de notre matérialité, nous pouvons les voir comme nos racines dans le monde.