Sur William Seager, «Generalized Epiphenomenalism»

Par David Olivier Whittier

Texte mis en ligne le 24 janvier 2005 sur le blog «potirons».

C'est Estiva Reus qui a trouvé et signalé ce texte sur une liste de discussion. En disant:

Bonjour,

En PJ, un texte de William Seager (un universitaire canadien), que j'ai trouvé à cette adresse:

http://www.scar.utoronto.ca/~seager/genepi2.pdf

...

Je l'ai parcouru rapidement et ça m'a intéressée parce que ça rejoint des trucs auxquels je pense (ça vous passionnera pas du tout si c'est pas vos préoccupations; bien que ça parle de «mental», ça n'a pas de rapport avec le sensibilisme).

En gros, la thèse est que la vision scientifique du monde véhiculée par la physique conduit à l'épiphénoménisme. Au passage, il y a des considérations sur la causalité (et les enseignements qu'on peut tirer d'une méthode simple sinon sûre pour distinguer la causalité de la corrélation), la simulation (le méga-ordinateur qui simule le monde), les propriétés émergentes.

Et à la fin, il y a une interrogation qui reste ouverte suite à la détection d'une incohérence dans notre vision scientifique du monde.

Si j'ai bien compris (ce qui serait étonnant en une seule lecture archi-rapide): notre conception scientifique n'arrive pas à intégrer l'esprit sur le modèle où elle arrive à intégrer d'autres macro-causes ou caractères émergents.

Mettons une explication qui dit: le sucre s'est dissout parce qu'on a versé de l'eau chaude dessus. C'est une bonne explication. Mais «sucre» et «eau» c'est des macro-machins qui eux mêmes sont réductibles à des micro-machins fondamentaux en physique. Ces macro-machins n'ont pas d'existence «aux yeux du monde» par contre ils sont des intermédiaires qui sont utiles aux êtres dotés d'un esprit pour expliquer la marche du monde.

Pour ce qui est de la conscience, on peut se dire qu'en restant dans le cadre de notre vision scientifique on va l'intégrer comme le sucre: c'est un macro-machin reductible à des micro-bidules (les neurones, les atomes qui se promènent dans les neurones...). Mais pour la conscience ce mode d'intégration ne marche pas, ça conduit à une incohérence ou à un cercle vicieux dans le raisonnement.

Estiva

Du coup je me suis mis à lire l'article en question, qui fait 24 pages, et ai produit le commentaire suivant (que je reproduis avec quelques retouches).


Je viens de le finir, et en effet je l'ai trouvé bien intéressant. Je trouve qu'il a aussi un rapport très étroit avec la question de la sensibilité.

Grosso modo, je dirai que le sujet principal de l'article est de démolir l'idée des propriétés émergentes; bien qu'il ne formule pas ça comme ça. Il distingue la thèse des propriétés émergentes «bénignes» de celle des propriétés émergentes «radicales». De manière générale, une propriété émergente est une propriété globale, qui résulterait d'un grand nombre d'intéractions et d'événements particuliers, en les résumant. Par exemple, l'évolution du nombre d'enfants moyen par couple dans un pays est une donnée globale qui résume en quelque sorte des millions d'événements (les naissances); ou encore, le fait que l'été dernier ait été pluvieux, fait qui n'est que le résumé de l'énumération de toutes les gouttes d'eau qui sont tombées et de là où elles sont tombées.

L'émergentisme «radical» est celui qui attribue une causalité propre à ces propriétés globales, une causalité inexplicable en termes des constituants détaillés. Seager ne s'attarde pas sur l'émergentisme radical, notant simplement qu'il n'est pas compatible avec la vision physique actuelle du monde (Seager parle de la SPW: scientific picture of the world). L'essentiel de son article concerne l'émergentisme «bénin».

Je noterais que l'émergentisme radical n'est pas vraiment un émergentisme: car parler de propriétés émergentes suppose justement qu'elles émergent, naissent, des événements détaillés sous-jacents. Dans la mesure où elles constitueraient une source de causalité indépendante de ces événements détaillés, elles représenteraient justement un phénomène supplémentaire, non émergent. Ce qu'on appelle propriétés émergentes, c'est précisément l'idée de propriétés entièrement fondées sur les «parties» - les événements particuliers dont elles émergent - tout représentant «plus que la somme des parties». Donc un émergentisme bénin, selon les termes de Seager, mais dont on voudrait pourtant qu'il représente un phénomène réel en soi, capable d'être la cause d'autres phénomènes réels. Par exemple, quand on fait de la sensibilité une propriété émergente, on voudrait que cette sensibilité - le fait d'éprouver de la douleur, des émotions, etc. - puisse être elle-même la cause d'autres événements (le fait que nous criions de douleur, par exemple).

Seager accepte l'idée des propriétés émergentes «bénignes», en tant que simples descriptions plus globales résumant un grand nombre de descriptions détaillées. Mais il pose la question de leur capacité à avoir un rôle causal. Il répond négativement. Aucun phénomène n'est causé par les propriétés émergentes qui ne serait pas, de manière plus exacte, décrit comme causé par les événements détaillés sous-jacents. Seager développe longuement cette question, argumentant que les descriptions globales sont causalement superflues (The Economy Argument: elles n'apportent rien à la connaissance du système et à la prédiction de son évolution que l'on ne pourrait obtenir à partir de la description détaillée); qu'elles n'apparaissent pas comme les vraies causes (The Screening Off Argument: l'été pluvieux est correllé à l'inondation qui le suit, mais la cause réelle de l'inondation est plutôt la chute de chacune des gouttes); et qu'elles correspondent à une abstraction (The Abstraction Argument: ce n'est pas la baisse de la natalité moyenne qui cause concrètement la hausse du prix de la main-d'œuvre, mais l'ensemble des intéractions concrètes d'embauche et de recherche infructueuse de main-d'œuvre).

Conclusion: les propriétés émergentes (celles que Seager appelle «bénignes») apparaissent comme des épiphénomènes: des sortes de sous-produits inutiles et inefficaces de la marche réelle du monde, qui est celle des atomes, des particules élémentaires, ou plutôt, des champs de la physique quantique. Les propriétés émergentes peuvent bien émerger, elles restent impuissantes à causer quoi que ce soit. L'idée qu'elles seraient «plus que la somme des parties» paraît complètement vide, à moins de postuler l'émergentisme «radical» qui, comme je l'ai dit, ne me semble justement pas un émergentisme (et ne semble pas non plus défendu par les émergentistes).

Un problème, dès lors, est que les propriétés globales dont il est question sont celles qui forment pratiquement toute notre perception du monde qui nous entoure, y compris si nous sommes physiciens. Dans notre vie quotidienne, nous disons qu'il fait chaud, qu'il pleut, que le verre est plein, que la pièce est bruyante... La physique quant à elle parle de température, de pression, d'acidité et autres propriétés chimiques, de liaisons atomiques, de formation des galaxies... Chaque fois, ces phénomènes sont des propriétés globales, abstraites, et donc, en définitive, dépourvues de rôle causal dans l'évolution du monde. La conclusion est alors ce que Seager appelle l'épiphénoménisme général.

Une telle conclusion est en elle-même assez sombre, quant à la justesse de notre «réalisme naïf». Non seulement avons-nous une image défectueuse des objets qui nous entourent - comme quand on dit que la matière est presque entièrement «du vide» - mais nos notions même de causalité sont toutes fausses. Si ce clou à section carrée ne rentre pas dans ce trou rond, ce n'est pas parce qu'il est carré et que ses bords débordent; une telle description de «haut niveau» est illusoire. Lorsque le clou carré s'approche du trou rond, les équations d'évolution de toutes les particules composant l'un et l'autre décrivent entièrement la situation et son évolution, et il en résulte une situation où le clou s'est arrêté; sans qu'il n'y ait jamais eu lieu de faire intervenir la carréité du clou ou la rotondité du trou, propriétés émergentes et superflues en tant que causes. De même, ce n'est pas le feu du briquet qui allume la cigarette; plutôt, ce sont les micro-événements dans le briquet qui, d'une part, produisent la propriété émergente «flamme», et d'autre part causent d'autres micro-événements dans la cigarette, lesquelles pour leur part produisent la propriété émergente «combustion du tabac».

Pour sombre qu'elle soit, on peut imaginer vraie une telle conclusion, et c'est vers elle que paraît se diriger Seager, quand, dans les toutes dernières pages, il annonce qu'il la repousse dans le cas précis de la sensibilité (mind). C'est que ces propriétés émergentes épiphénoménales résultent en fait chacune d'une certaine perspective. Je trouve que Seager n'a pas assez développé ce point, qui me semble pourtant essentiel. Il note bien en passant (p.12), à la suite de Dennett, que les propriétés de «haut niveau» sont essentiellement des motifs (patterns), c'est-à-dire des structures et des relations entre structures qui sont visibles à partir de certains points de vue, et que ces motifs sont «quelque peu bizarres en ce qu'ils occupent une zone intermédiaire curieuse entre, pour ainsi dire, l'objectivité et la subjectivité: les motifs que nous voyons sont bien dans le monde, mais ils n'ont aucune fonction si nous ne les voyons pas.» Les propriétés de haut niveau n'existent donc que selon une certaine perspective, et selon une certaine utilité. C'est parce que nous nous intéressons à la santé globale d'une économie - et non à la longue liste des intéractions économiques individuelles - que nous allons dégager des notions comme le nombre moyen d'enfants par famille, le prix moyen de la main-d'œuvre, etc. La réalité elle-même, toute nue, évolue très bien toute seule, même si personne ne s'intéresse à ces moyennes, qui ne jouent aucun rôle causal dans son évolution.

Dès lors, si les propriétés émergentes ne sont que le résultat d'une perspective, il est impossible de faire de notre sensibilité elle-même le résultat d'une perspective. Car de qui serait-ce alors une perspective? Telle est la circularité dont parle Estiva.

La conclusion à laquelle aboutit Seager est qu'on ne peut faire de l'esprit une simple propriété de haut niveau, une propriété émergente bénigne et donc épiphénoménale. Il ne donne pas de solution. Voici la traduction du dernier paragraphe:

La SPW [scientific picture of the world, l'image du monde que nous donne la science actuelle], telle que l'expriment les doctrines de complétude, fermeture et résolution, reste très attirante. L'établissement d'un diagnostic indiquant où exactement elle pêche serait une tâche difficile dépassant de loin les aspirations du présent article déjà bien trop long. Je me contenterai d'avoir montré le besoin urgent qu'il y a d'un tel diagnostic.

Ma conclusion personnelle à ce sujet:

1. Je suis content d'avoir trouvé un auteur de plus affirmant l'existence d'un problème grave de compatibilité entre notre vision physique actuelle et la réalité de la sensibilité; en particulier de la part d'un auteur visiblement tout à fait compétent dans le domaine de la physique.

2. Je suis content de voir cette critique de la notion de propriétés émergentes, qui m'a toujours semblé une escroquerie intellectuelle.

3. Au centre du raisonnement, sans que ce ne soit entièrement apparent, me semble être le caractère non objectif des propriétés «de haut niveau». Un élément de cette non-objectivité que Seager ne mentionne pas dans cet article est le problème de la probabilité. Il décrit par exemple les propriétés thermodynamiques de température, pression, etc. en termes de moyennes, alors que les définitions les plus rigoureuses de ces notions se font, il me semble, en termes de probabilités. Un système est dit être en équilibre à une certaine température non quand ses particules ont en moyenne une certaine énergie, mais quand ce système, et chacune de ses parties, a une certaine distribution de probabilité en fonction de l'énergie. Les deux définitions reviennent en pratique au même, parce que la distribution de probabilité est extrêmement «pointue»; mais en toute rigueur, on ne peut définir la température sans la notion de probabilité. Il en va de même pour l'ensemble des notions de thermodynamique, qui ne peuvent être «réduites» aux lois de la physique de base que si on accepte l'introduction de cette notion de probabilité et d'un certain nombre d'hypothèses à cet égard. Or une probabilité n'est que la mesure de notre non-connaissance du monde; le monde lui-même est ou n'est pas comme ceci ou cela, et n'admet donc pour ainsi dire que des probabilités de 0 ou de 1. On voit la distance, donc, entre notre perception quotidienne du monde, dans laquelle la notion de probabilité est absolument indispensable (toutes nos décisions se font sur cette base), et la description qu'en donne la physique.

4. Je note que pour Seager aussi, sans qu'il développe vraiment ce point, l'éthique (telle que je l'ai définie), c'est-à-dire notre situation d'êtres délibératifs, semble jouer un rôle central. Page 23:

Il est impossible de comprendre la nature des caractères de haut niveau sans une compréhension préalable des besoins et objectifs épistémiques des êtres pensant conscients. Ces caractères sont des objets d'une sorte partiellement constituée par ces besoins et objectifs épistémiques.

Il me semble clair que si nous n'avions aucun besoin, si nous n'étions pas des êtres délibératifs, et si notre délibération n'impliquait pas que nous avons besoin de connaître quelque chose du monde et que nous importe l'effet dans ce monde qu'auront nos décisions, alors il nous serait tout à fait loisible d'accepter n'importe quelle théorie comme représentant le monde, y compris sans rapport aucun avec ce que nous «disent» nos sens. «Le monde n'existe pas», ou «Le monde est fait de camembert uniformément étalé dans la totalité d'un espace à 5 dimensions», ou «Le monde est un ensemble de champs faits de rien du tout et qui évoluent dans un espace de points abstraits selon un temps qui n'est qu'un paramètre sans autre signification», cela serait parfaitement crédible. Rien ne prouve que nos sens nous disent quelque chose, et si nous n'avons aucune raison de tenir à ce qu'il y ait un rapport entre nos sens et le monde, nous n'avons aucune raison de croire à un tel rapport.

En particulier, dire que la probabilité n'est qu'une illusion - donc réellement ne correspond à rien - cela n'est pas un problème - sauf qu'en réalité, nous montrons par chacun de nos actes que nous croyons, au contraire, à la réalité de la probabilité. Il est parfaitement possible que dans une minute l'immeuble où je suis s'écroule, suite à une explosion de gaz. Si la probabilité de cet événement était de 90%, je ne resterais pas ici à taper ce mail. C'est parce que j'estime cette probabilité très faible (sans être nulle) que je reste. Si je dois croire que la probabilité n'est pas un objet réel, alors ma décision n'est basée sur rien. Mais cela, je ne peux pas le croire, d'autant plus que pratiquement toutes mes décisions sont dans le même cas.

Bibliographie

Le site de William Seager, que je viens tout juste de découvrir. Voir la section «publications en ligne», qui me semble une mine de choses intéressantes.