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Par David Olivier Whittier

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L'émergence de l'animalisme, et donc de la prise au sérieux de la sentience des animaux non humains, rend intenable la division traditionnelle du monde entre nature et humanité. La sentience, autrefois vue comme l'apanage de l'espèce humaine, fait en réalité partie du monde physique; la science doit en rendre compte. Le présent article vise à énoncer quelques contraintes à laquelle devra répondre une physique sentientiste.

Ce problème – dit «problème difficile de la conscience» (hard problem of consciousness) selon l'expression de David Chalmers (1995) – a fait l'objet de nombreuse tentatives de résolution, ou encore de négation. Leur défaut commun est de n'envisager la question que sous un angle descriptif, à l'exclusion de toute considération éthique.

Or non seulement l'existence, objective, de la sentience (du «subjectif») fait intervenir de manière essentielle l'éthique, mais il en va de même de l'existence de ce qu'on appelle «monde matériel». L'éthique doit être définie, par souci de cohérence et de complétude, comme la théorie du prescriptif en général, c'est-à-dire de la réponse juste à la question «Que faire?»; elle inclut en particulier la prudence (souci de ses propres intérêts futurs). Loin d'être une particularité humaine, elle est le fait de tout être sentient, délibératif, puisqu'il doit répondre à cette question; les animaux non humains sont, comme les humains, des agents moraux.

On dit souvent que les prescriptions, contrairement aux descriptions, n'ont pas de valeur de vérité (ne sont ni vraies ni fausses). Cependant, l'examen des fondements généraux de notre connaissance fait apparaître qu'à défaut de fondements rigoureux, nous avons seulement une impossibilité de ne pas croire en l'existence du monde matériel; et que cette même impossibilité concerne l'existence des vérités prescriptives. Si la réalité du prescriptif est mal fondée, elle ne l'est pas plus que notre croyance en l'existence même du monde. De plus, ces deux impossibilités se renvoient l'une à l'autre.

La vision du monde que nous donne la physique actuelle rend son évolution équivalente à l'exécution d'un algorithme. Or l'exécution d'un algorithme n'a de réalité que conventionnelle et n'est donc pas susceptible de produire de la sentience (des qualia). Adoptant la distinction faite par Roger Penrose entre déterminisme calculable (par un algorithme) et déterminisme en général (potentiellement non calculable), et sur la base de l'impossibilité de ne pas croire en l'objectivité de la valeur de vérité des propositions prescriptives, je conclus comme Penrose que le monde physique ne peut être régi par un déterminisme calculable. La sentience apparaît comme un phénomène physique, potentiellement déterministe, mais non calculable, régi par des lois encore inconnues.

Je conclus en esquissant des critères pour la reconnaissance de la présence de la sentience dans un organisme donné.

Introduction

Le sujet c'est la question de la supériorité, qui est un terme omniprésent dans notre vie quotidienne, dans nos conceptions politiques... Que ce soit la supériorité d'un pain par rapport à un autre, d'une voiture par rapport à une autre, d'une personne par rapport à une autre. En principe, on n'est pas censé dire qu'une personne est supérieure à une autre, mais on comprend tous les discours comme «Cette personne est basse, n'a que des idées très basses, telle autre au contraire est très spirituelle...» Ça joue à plein de niveaux et c'est quelque chose de fondamental dans nos idées.

Et j'ai été intrigué il y a quelques années en réfléchissant au fait que cette notion de supériorité, il est extrêmement difficile de savoir à quoi elle se rapporte réellement, c'est-à-dire de dire précisément ce qu'on entend par là.

La supériorité comme métaphore

Alors je commence avec un laïus sur la notion de métaphore. Parce que la supériorité, je pense que c'est une métaphore. Une métaphore, ça se caractérise par le fait qu'il y a un sens littéral, et à côté il y a ce qu'on veut vraiment dire, qui n'est pas le sens littéral. Par exemple, quand on parle d'un flot de paroles. Un flot, c'est un flot de liquide, c'est le flot d'un fleuve, d'une cascade ou d'un robinet. Les paroles, ce n'est pas un liquide. Qu'est-ce qu'on veut dire par un flot de paroles? Ou quand on dit «le temps est long»; là aussi, ce n'est pas la longueur est une notion... par exemple, une ficelle peut être longue, mais le temps ne peut pas être long. Donc le sens réel qu'on veut dire, ce n'est pas le sens littéral. Le sens littéral de «le temps est long», c'est la longueur spatiale, le sens littéral d'un flot de paroles c'est un liquide qui coule, le sens réel, c'est quelque chose de différent.

Je note que notre langage est rempli de métaphores; avec, ironiquement, le fait de dire «rempli» c'est aussi une métaphore. Le mot «métaphore», c'est une métaphore; le mot «littéral», c'est une métaphore, ça veut dire écrit avec des lettres, alors que ça veut dire autre chose. Et je pense que les métaphores c'est quelque chose d'un peu traître, parce que quelque fois ça cache un sens réel, qu'on a du mal à définir, et c'est le cas, je pense, de la notion de supériorité. Dans certains cas, c'est facile, le sens réel d'un «flot de paroles», c'est quand on a une parole rapide, sans interruption comme un liquide, c'est-à-dire qui coule; la métaphore fonctionne très bien.

Mais dans le cas de la supériorité, le sens littéral du mot est «plus haut», plus loin du centre de la Terre, à un niveau plus élevé, dans un sens géométrique, géographique, correspondant à la distance au centre de la Terre. Par exemple, quand on parle de membres supérieurs, ou d'étages supérieurs d'un immeuble, c'est le sens littéral du terme «supérieur», qui est la même chose que le sens réel. Mais quand on dit, par exemple... quand les spécistes disent que les humains sont supérieurs aux animaux, ils ne veulent pas dire que les humains habitent à l'étage et que les autres animaux habitent au rez-de-chaussée. Ce n'est pas le sens géographique, géométrique, du terme qu'ils emploient. Alors quel est le sens réel? On voit bien que c'est une métaphore, qu'il y a un sens réel, qui n'est pas le même que le sens littéral. Alors, la question est: quel est ce sens réel, et comment ce sens réel se compare-t-il à la relation qu'on est en train d'affirmer entre les humains et les autres animaux, les humains et les cochons?

Alors en cherchant un petit peu, j'ai trouvé une page sur internet, qui est assez représentatif de la manière dont le terme «supériorité» est utilisé, par rapport aux animaux en particulier, c'est une page de réflexion philosophique à destination des enfants, et qui a un discours qui est très semblable au discours officiel, tout en ayant un peu un bémol – on sent derrière qu'il y a une certaine conscience du fait qu'il y a des personnes qui ne sont pas d'accord avec ce discours. Mais c'est un discours au départ qui est spéciste, qui expose les idées spécistes.

Donc: «La supériorité de l'homme sur l'animal. L'homme a été jugé supérieur à l'animal, notamment dans les textes bibliques. La soumission de l'animal, par l'asservissement ou la domestication, en fait un être inférieur.» On voit un peu comment ça fonctionne, on a l'idée que la soumission de l'animal, le fait que l'animal obéit aux ordres des humains en fait un être inférieur; mais on ne sait toujours pas ce que veut dire «être un être inférieur». On a la conclusion, le fait que les animaux sont soumis aux humains; conclusion, c'est un être inférieur, mais le fait d'être un être inférieur n'est pas la même chose que d'être soumis. C'est la conclusion du fait que les animaux sont soumis. Cette conclusion est déduite d'un fait qu'on constate, mais on ne sait pas très bien en quoi consiste cette conclusion. On continue; on verra que c'est un peu la même chose. «Dans les récits bibliques, l'homme est jugé supérieur à l'animal.» On ne sait toujours pas ce que ça veut dire. Et: «La société humaine est, pour certains, une preuve de cette supériorité.» Donc une preuve de quelque chose, mais on ne sait toujours pas ce que c'est que ce quelque chose. «Tout comme ses capacités intellectuelles et créatrices.»

Ensuite on a encore une autre chose assez semblable: «Dieu a créé l'homme à son image» – Dieu, dont on suppose que c'est la source de toute supériorité, toujours sans savoir bien ce que ça veut dire. Et: «si les animaux sont également des créatures divines, Dieu a offert la Terre et les animaux à l'homme. L'homme est donc jugé supérieur à l'animal.» Donc là encore on a le fait que les animaux sont soumis aux humains, qui est la preuve de la supériorité, sans jamais que cette supériorité soit définie.

La supériorité d'essence

Je pense que cette chose qui n'est jamais définie, cette supériorité, n'est pas, je reviendrai dessus, constitué par les simples supériorités factuelles qui seraient que les êtres humains arrivent mieux à nager que le poissons – ce qui n'est pas vrai – ou arrivent mieux à voler que les oiseaux – ce n'est pas vrai non plus – ou arrivent à mieux aller sur les autres planètes que les oiseaux – ce qui est vrai, mais n'est pas ça qui constitue la supériorité elle-même. Dans chaque cas, on a un ensemble disparate de faits comme le fait que les humains sont plus forts que les animaux, etc., et dont la conclusion est toujours la supériorité, c'est-à-dire (...). Donc je pense que la seule façon de comprendre la notion de supériorité, est de comprendre cette notion de supériorité est une notion essentialiste, c'est-à-dire qualifie ce qui est censé être un objet que nous aurions à l'intérieur de nous et qui est notre essence, la chose qui nous constitue, de façon très profonde.

Et cet objet qui serait à l'intérieur de nous peut être, selon cette vision des choses, supérieure ou inférieure, donc possède ce que j'appelle un certain niveau, une certaine hauteur, puisqu'on parle de supériorité et d'infériorité. Et c'est cette hauteur qu'on compare métaphoriquement à la hauteur par rapport à la Terre, à la distance du centre de la Terre. J'essaierai d'expliquer un peu pourquoi. Donc la supériorité qualifie notre essence supposée. Les attributs concrets, donc le fait que nous soyons capables de raisonner, que nous ayons une intelligence comme-ci comme-ça, ne constituent pas la supériorité, mais en sont les signes, les preuves. Là, je prends la suite du même site, qui nous dit «La société humaine, preuve de la supériorité humaine. Pour certains, la société humaine est une preuve de la supériorité de l'homme sur l'animal. L'homme peut vivre en société, discerner le bien et le mal, ce que l'animal ne peut pas.»

Donc c'est la preuve; si A est la preuve de B, c'est que A et B sont des faits différents, comme je vous le disais. «L'homme peut vivre en société», «Il sait distinguer le bien du mal», «Il a soumis les autres animaux», «Il est intelligent», et ainsi de suite, donc l'homme est supérieur, et le fait que l'homme soit supérieur est un fait séparé, qui est prouvé par ces faits initiaux, mais dont on ne sait toujours pas de quoi il est constitué.

Une métaphore de pouvoir

Je pense que la raison pour laquelle cette métaphore marche – a priori, on ne sait pas pourquoi elle marcherait, puisqu'on ne sait pas de quoi est constituée cette essence supérieure – c'est qu'au cœur de cette métaphore, il y a l'idée que la supériorité essentielle est liée de façon très forte à la supériorité en termes de pouvoir et de capacité à dominer dans le sens de donner des ordres, d'utiliser les autres, d'avoir le pouvoir, brutal, sur les autres. C'est par la notion de pouvoir que se fait l'analogie avec la supériorité littérale, c'est-à-dire la hauteur par rapport à la Terre. L'être suprême, qui est le plus supérieur dans cette vision, c'est le «Dieu tout puissant», le dieu dont le pouvoir est maximal; il est donc supérieur parce qu'il a cette puissance.

Et je pense que cette identification entre le pouvoir et la supérieure géométrique, la distance par rapport à la terre, se fait par le fait que nous naissons tous petits, et soumis aux grands, qui sont au-dessus, qui sont supérieurs par leur force et en même temps revendiquent la possibilité, le droit de nous donner des ordres, donc qui revendiquent une certaine supériorité morale, en termes de droits; et aussi par le fait que la supériorité est très importante d'un point de vue militaire; ça l'a été, je pense, pendant toute l'histoire humaine et ça l'est sans doute encore souvent aujourd'hui. La position militaire dominante, en haut d'une colline, permet aux flèches d'avoir plus de puissance; quand on est à terre, par contre, on est en mauvaise position par rapport à l'ennemi. Donc cette métaphore de supériorité est en son cœur une métaphore de pouvoir.

Je pense que c'est important à noter, parce que cette notion de supériorité est souvent perçue comme une chose d'assez éthéré, d'assez spirituel – je ne sais pas bien ce que ça veut dire – une supériorité par le raffinement, quelque chose de beau, de léger, alors qu'en son cœur je pense que cette supériorité est d'abord l'idée de force brute qui justifie le pouvoir qu'on a sur les autres. Et là j'ai la citation qui provient toujours du même site: «L'animal, un être inférieur. La soumission et la domestication de l'animal par l'homme semblent prouver que l'animal est inférieur à l'homme.» Voilà.

Et je pense que cette idée de supériorité comme rassemblant à la fois la force et le droit de se considérer comme meilleur que l'autre, ça se retrouve à plein de moments. Le caractère humiliant de la faiblesse: je pense que les gens, quand ils sont en position de faiblesse, ils ne se disent pas seulement «voilà, je suis incapable de m'imposer», ils se sentent aussi humiliés par leur position de faiblesse; «je suis plus fort que toi», ça veut dire «je te suis supérieur, ça me donne tous les droits». Et je pense que ça fonctionne aussi dans le sens inverse: «je suis supérieur à toi» me donne le droit d'exercer ma force sur toi. C'est-à-dire que cette idée de supériorité est à la fois prouvée par le pouvoir que j'ai sur les autres et elle justifie le fait que j'ai le pouvoir sur les autres. Il y a là-dedans quelque chose de l'ordre de la justice immanente, c'est-à-dire l'idée selon laquelle il y a un ordre du monde avec les supérieurs qui tout naturellement commandent, la nature voudrait que les supérieurs commandent et ainsi de suite.

Un pont entre descriptif et prescriptif

Cette supériorité d'essence est censée être prouvée par des faits concrets, mais aussi justifier le droit qu'on peut prendre sur les autres. Il importe donc de noter qu'on a là un double rôle de cette attribution d'essence. Il y a un côté descriptif: c'est le fait que j'ai plus d'intelligence qu'une mouche, que je suis plus fort qu'une mouche, donc des faits descriptifs, qui prouvent que j'ai une essence supérieure, et en même temps, cette essence supérieure est censée posséder un côté prescriptif, qui justifie que j'ai un droit sur les autres.

Cette supériorité cause des faits, se traduit par une intelligence supérieure, et est censée justifier le statut éthique que je m'attribue. Par exemple, les humains fabriquent des outils, donc sont supérieurs aux animaux; c'est-à-dire que le fait que les humains fabriquent des outils est le signe, prouve que les humains sont supérieurs aux animaux; et ce dernier fait donne aux humains le droit de manger les animaux. Un autre exemple assez éclatant: celui des jeux olympiques de 1936 à Berlin. Les nazis ont voulu faire de ces jeux olympiques la démonstration de la supériorité de la race aryenne sur les autres par le fait que les Allemands allaient gagner plus de médailles. L'idée est que le fait que les Aryens courent plus vite, ce qu'ils allaient montrer dans ces jeux, démontre que les Aryens sont supérieurs, et donc démontre que ceux-ci ont le droit de faire toutes les atrocités qu'ils ont commises après, parce qu'ils sont supérieurs aux autres. Et au centre de ce raisonnement, il y a l'idée que la supériorité est une chose réelle que nous avons en nous, qui se traduit par un certain nombre de faits – le fait de courir plus vite, le fait de savoir fabriquer des outils – et qui, de l'autre côté, sur son versant éthique, prescriptif, justifie que nous nous attribuions des droits.

Donc l'intermédiaire essentialiste – la supériorité – permet de faire un lien là où a priori il n'y en a pas. Si on enlève cet intermédiaire essentialiste et qu'on dit «les humains savent fabriquer des outils donc ils ont le droit de manger les animaux», ça ne marche pas. On ne voit pas le rapport entre le fait de fabriquer des outils et le fait d'avoir le droit de manger les animaux. Ce n'est pas plus clair comme rapport que dire «je porte des lunettes donc j'ai le droit de me gratter les oreilles»; ou «je suis né un mardi, donc j'ai le droit de manger les animaux». Ce sont deux faits qui a priori n'ont pas de rapport entre eux. Oui encore: «les Aryens courent plus vite, donc ils ont le droit de massacrer les Juifs»: on ne voit aucun rapport entre les deux. Le seul moyen de comprendre le rapport est de supposer que le fait que les Aryens courent plus vite est censé être le signe, l'indice, de cette attribution de supériorité.

Supériorité absolue et supériorités factuelles

Il faut bien être clair, quand je parle d'attribution de supériorité, je parle de ce qu'on peut appeler «supériorité absolue», ou supériorité d'essence. La supériorité d'essence est censée être une chose unique que la personne a en elle, alors que la supériorité factuelle peut être n'importe quoi – A est de taille supérieure à B, ou court plus vite que B, ou est plus intelligent, ou de masse supérieure, est plus poilu. On peut prendre n'importe quelle caractéristique et en faire une supériorité.

Des supériorités factuelles, il y en a des milliards, et il n'y a pas a priori lieu de les contester. Elles peuvent être vraies ou fausses, mais il n'y a pas de problème de fond dans le fait de considérer qu'une personne pèse plus qu'une autre, qu'elle est plus poilue, qu'elle est plus grande ou petite, qu'elle est plus intelligente. Cela devrait être déterminé par des moyens factuels.

Le terme «supériorité» ne veut pas forcément dire qu'une chose est meilleure. Par exemple, un vélo peut avoir des roues de diamètre supérieur. Cela n'est pas forcément meilleur. Une température peut être supérieure, et c'est bien ou pas bien. L'âge peut être supérieur. Donc ces supériorités factuelles peuvent être parfaitement neutres.

Dans d'autres cas, il s'agit de choses a priori bonnes, comme le fait d'avoir une vue supérieure, ou une force supérieure; c'est bien d'avoir plus de force ou de courir plus vite, mais le fait de courir plus vite reste un fait isolé, qui n'est pas la même chose qu'une supériorité d'essence, qu'une supériorité absolue. Je parlerai alors de supériorités factuelles positives, quand elles sont a priori une bonne chose, comme avoir une vue supérieure ou être plus intelligent, mais elles ne constituent toujours pas une supériorité d'essence.

Alors que dans le système essentialiste de la supériorité, ces supériorités factuelles positives sont immédiatement interprétées comme preuves ou indices de la supériorité essentielle. Les Aryens sont supérieurs aux autres races, la preuve est qu'ils courent plus vite. Leur supériorité essentielle est censée leur donner une meilleure forme physique, une meilleure aptitude à la guerre, une meilleure intelligence, une meilleure intuition du monde, c'est-à-dire que tout ce que les nazis attribuaient à la supposée race aryenne était causé par cette supériorité essentielle. Donc ces signes, ces supériorités factuelles positives ont une valeur diagnostique, en tant que signes de la supériorité essentielle, tout comme le nez qui coule est causé par le rhume. Le nez qui coule n'est pas le rhume mais est causé par le rhume et en est le signe.

Ce système-là a une certaine cohérence; la supériorité et l'infériorité essentielles se traduisent par un certain nombre de signes et en même temps justifient en particulier des droits, le droit de dominer, le droit de manger les autres ou de les massacrer.

Mais les essences n'existent pas

Le point qui ne va pas dans ce système, c'est que de fait les essences n'existent pas; je veux dire, les essences dans le sens dont on parle ici, c'est-à-dire ces caractéristiques attribuées à un être. On trouve de multiples telles essences. L'espèce humaine: l'espèce est une notion essentialiste, en tout cas très largement. Le fait d'être un humain constituerait le plus profond de notre âme, de notre être. Le fait d'être une femme ou un homme – donc l'essentialisme de genre; le fait d'être noir ou blanc – une essence de race. Et on a l'essence qui peut être supérieure ou inférieure. C'est tout cela qui est constitué par ces idées essentialistes.

Et je pense que ce qui définit peut-être même la notion d'essence est que c'est une sorte de pont mystérieux entre le factuel et le prescriptif. L'essence permet de dire que parce que telle personne court plus vite, elle a le droit de massacrer, et ainsi de suite. Cette essence est donc une chose à double face: une face prescriptive et une face causale, factuelle.

L'indice de l'existence des essence est censé être les signes concrets, tout comme le nez qui coule est le signe concret du rhume. Cette vision du monde a eu une certaine validité; on peut comprendre qu'on ait voulu expliquer les choses comme ça. Mais aujourd'hui, c'est une explication dépassée. De fait, aujourd'hui, on n'a plus aucune raison de croire en ces essences. Tout comme pour le rhume on connaît un certain mécanisme, on sait que les virus s'accrochent à telle ou telle cellule, induisent telle ou telle réaction du système immunitaire et ainsi de suite, c'est-à-dire qu'on connaît un mécanisme qui amène du rhume jusqu'au nez qui coule, nous connaissons un certain nombre de mécanismes qui font que l'ADN d'un être humain produit telle ou telle protéine qui induit le développement du cerveau de telle ou telle manière, et donc que notre intelligence supérieure à celle, disons, d'une mouche, est causée par une suite de mécanismes chimiques, biologiques, qui n'ont rien à voir avec l'attribution d'une essence supérieure aux êtres humains.

Quand un certain nombre de ces mécanismes chez un humain sont modifiés, cet humain n'aura pas cette intelligence supérieure – c'est le cas d'un certain nombre de personnes handicapées mentales. Elles sont des êtres humains, mais il n'y a pas une essence de l'être humain qui jouerait, qui expliquerait normalement l'intelligence supérieure et qui, là, aurait raté son coup, et qu'il faudrait faire intervenir dans cette chaîne explicative. De la même façon qu'on n'a plus besoin aujourd'hui de postuler l'existence de dieux pour expliquer les éclairs et le tonnerre, les orages, on n'a plus besoin de postuler que c'est Zeus qui est en colère, on n'a plus besoin de postuler l'existence d'essences, et en particulier d'essences supérieures ou inférieures pour expliquer les caractéristiques factuelles qui peuvent être avantageuses ou désavantageuses des individus.

Donc l'idée d'une essence et d'une supériorité essentielle devrait être tout simplement mise à la poubelle, on ne devrait plus en parler. Ce n'est pas qu'on devrait contester que telle ou telle supériorité factuelle d'intelligence implique une supériorité d'essence en trouvant des sortes d'excuses; on ne devrait mettre entièrement la notion essentialiste de supériorité à la poubelle.

«Tous les animaux sont égaux»?

J'en viens à l'idée d'égalité, parce que je pense que cette idée d'égalité devrait subir le même sort que l'idée essentialiste de supériorité, c'est-à-dire que l'idée d'égalité est foncièrement essentialiste.

Cette idée d'égalité, je l'ai mise en avant et l'ai affirmée moi-même pendant de nombreuses années. C'est une idée qui a été affirmée par beaucoup d'antispécistes; pour beaucoup de personnes, c'est même le cœur de l'antispécisme, une formulation très centrale de l'antispécisme. Cela a commencé peut-être avec Peter Singer, avec le chapitre 1 de La Libération animale qui s'intitule «Tous les animaux sont égaux». Je pense aussi au groupe de Paola Cavalieri, par qui j'ai été influencé, qui s'appelait «Eguaglianza animale», «Égalité animale». Les Cahiers antispécistes ont été sous-titrés «réflexion et action pour l'égalité animale». Le nom de PEA, aussi, c'est «Pour l'égalité animale».

Je ne suis pas ici en train de contester ces appellations-là, y compris le nom de notre hôte – je ne veux pas vexer qui que ce soit, je ne dis pas qu'il faut tout de suite changer ces choses, mais j'essaye juste de lancer un débat sur le fond de cette notion d'égalité animale.

Donc si je dis aujourd'hui que cette notion d'égalité animale est problématique, est-ce que j'ai changé de casaque, est-ce que je ne suis plus antispéciste? Si on veut que l'antispécisme soit défini par l'égalité animale, ça pose un problème.

Là, j'ai repris un dessin (sans demander le copyright, c'est peut-être très mal) que j'ai vu récemment sur Facebook. Deux chats sont en train de parler, en étant sur des moutons – on a là encore la position géométriquement supérieure – et parlent d'un refuge antispéciste. «C'est les humains qui nous ont recueillis, ils veulent créer un refuge antispéciste.» «Antispéciste, ça veut dire qu'on va tous être égaux?» «Non non, c'est juste un truc entre subalternes, on reste toujours les maîtres.» Ceci parce qu'ils sont dessus. C'est donc des chats, qui se croient toujours supérieurs. Dans le fond, ça illustre à la fois cette coincidence entre la position supérieure géométrique et l'idée de supériorité morale essentialiste, et aussi le fait que «antispéciste» est censé vouloir dire «on n'est pas supérieurs, on est tous égaux».

Pour comprendre l'enjeu ici, je pense qu'il faut se rappeler que quand Singer a affirmé que tous les animaux sont égaux, c'est en reprenant l'affirmation beaucoup mise en avant à ce moment-là, à l'époque des années 60, des mouvements pour les droits civiques des noirs, du féminisme, etc., qui est «tous les humains sont égaux». Il a repris cette affirmation, simplement en remplaçant les humains par les animaux. L'origine du slogan est donc l'égalité affirmée entre humains. Mais en même temps, il reconnaît tout de suite que, de fait, les humains ne sont pas égaux. C'est un peu paradoxal. Il parle des personnes racistes ou sexistes qui veulent défendre un modèle de société inégalitaire et qui ont toujours fait remarquer que «quel que soit le critère que nous choisissons il est tout simplement faux de dire que tous les humains sont égaux». Et ça, Singer le reconnaît: il est faux de dire que tous les humains sont égaux. Mais il réinterprète le principe d'égalité en disant que «le principe d'égalité des êtres humains n'est pas la description d'une hypothétique égalité de fait parmi les humains, mais une prescription portant sur la manière dont nous devons traiter ces êtres humains». Cette prescription, il la formule en termes d'égale considération des intérêts.

Sauf que dans cette reformulation, il a abandonné son affirmation de départ. Cette prescription sur l'égale considération des intérêts n'est plus l'affirmation d'égalité entre tous les animaux. Pourtant, il continue à utiliser le slogan «Tous les animaux sont égaux!» Et ce slogan, cette affirmation d'égalité de tous les êtres en question est ce qui prévaut au sein des luttes d'égalité humaine. Les luttes égalitaristes humaines, antiracistes ou antisexistes, disent par exemple que tous les êtres humains «naissent égaux en dignité». On affirme l'égalité de la dignité. La dignité, c'est un autre mot pour dire: égaux en essence. La dignité n'est pas une substance chimique qu'on pourrait analyser, c'est quelque chose qu'on ne trouve nulle part dans les gens, une chose imaginaire, donc l'égalité de dignité me semble être l'affirmation de l'égalité d'essence. Cette idée d'égalité d'essence prévaut au sein des luttes égalitaristes humaines.

Le piège de l'affirmation d'égalité

Je note que l'affirmation d'égalité n'est pas la seule façon de contredire l'idée de supériorité. Si on a une affirmation comme «A est supérieur à B», on peut vouloir la contredire en disant «A et B sont égaux»; mais dans ce cas-là, on est en train d'affirmer quelque chose à propos de leur essence. On est en train de dire «il n'est pas vrai que l'essence de A est au-dessus de l'essence de B»; de dire qu'au contraire l'essence de A est au même niveau que l'essence de B. Cela présuppose qu'on continue à considérer qu'il existe une chose qu'on appelle une essence. Une essence qui aurait un attribut qui serait le fait d'être plus ou moins en haut. Une autre façon de contredire «A est supérieur à B» est de dire que ce n'est pas vrai car l'idée d'essence est une idée vide; qu'il n'existe pas d'essence qui pourrait être supérieure ou inférieure.

C'est comme si on me dit «mon karma est meilleur que le tien», je peux répondre «non, ton karma et le mien sont aussi bons l'un que l'autre»; mais si je dis cela, je suis en train de valider l'idée qu'il existe un karma. Je peux au contraire répondre «non, il n'existe pas de karma, donc dire que ton karma est supérieur ou meilleur que le mien, c'est une chose qui n'a pas de sens». On a donc là deux façons différentes de répondre: la première valide l'existence du karma, la seconde met les choses à plat et dit «ce que tu dis n'a pas de sens». C'est la même chose pour la notion de supériorité: on peut dire que tous les humains sont sur un même niveau sur l'échelle inférieur-supérieur, ce qui implique d'admettre l'idée de l'infériorité et de la supériorité, simplement en ajoutant que, par coincidence, on est tous au même niveau; l'autre façon étant de dire – vous avez compris, c'est celle que je défends – que l'idée de supériorité, la notion de supériorité est essentialiste et vide de sens.

La fragilité de l'«égalité humaine»

Cette distinction n'est pas une sorte de nuance sans importance pratique; je pense qu'elle est centrale et qu'en particulier elle se traduit par ce que j'appelle «la fragilité de l'idée d'égalité humaine». Les antiracistes et antisexistes tels qu'ils sont aujourd'hui veulent constamment affirmer l'égalité humaine, tout en conservant le cadre conceptuel de la supériorité d'essence. Mais l'idée de supériorité d'essence de A par rapport à B se traduit par des signes, des symptômes. Et ces symptômes sont des supériorités factuelles, c'est-à-dire que tout comme les nazis disaient que la supériorité de la race aryenne se traduit par le fait qu'ils courent plus vite, l'idée d'égalité devrait aussi se traduire par quelque chose de factuel. Quels sont les signes de l'égalité d'essence? Les signes sont censés être l'absence de supériorités factuelles. Donc si on veut affirmer l'égalité humaine on est amenés presque automatiquement à affirmer qu'il n'y a pas de supériorités factuelles. D'où une sorte de négation panique de toute supériorité factuelle. Ça va jusqu'à la thèse qui est sortie récemment d'une personne qui affirme qu'il n'y a pas vraiment de différence de taille entre les hommes et les femmes, et que la différence de taille qu'on voit résulterait de quelque chose de culturel qu'on imposerait aux femmes mais que, de manière essentielle, les femmes ne sont pas plus petites que les hommes. L'idée que les hommes seraient plus grands en taille, simplement en nombre de centimètres, est ressentie comme mettant en cause l'égalité d'essence entre les hommes et les femmes.

Donc toute différence factuelle entre humains est vécue comme une menace pour l'égalité d'essence. Si je dis une chose même aussi simple que le fait que c'est bien d'avoir l'usage de ses jambes, de ne pas être paralysé, les gens vont dire «Ah non! Tu es en train de dire que tu es supérieur aux handicapés moteurs qui sont en chaise roulante et n'ont pas l'usage de leurs jambes!» Je pense qu'on doit pouvoir dire que c'est une bonne chose d'avoir l'usage de ses jambes! Ceci, sans considérer que cela constitue une supériorité d'essence des personnes non paralysées relativement aux personnes paralysées.

Dire «les A sont plus intelligents que les B» – c'est là l'exemple les plus classique, qui fait réagir le plus aujourd'hui. Une telle affirmation est ressentie comme celle de la supériorité des A par rapport aux B. Ce qui a pour effet secondaire très néfaste qu'on est en train de dire, grosso modo, que les personnes qui réellement et clairement sont moins intelligentes que d'autres, je pense aux handicapés mentaux, seraient inférieures; ou alors, il faut faire des acrobaties pour arriver à dire que ces personnes ont une intelligence mais différente, etc. On est donc toujours obligés d'essayer de nier l'existence de différences factuelles et d'avantages des uns par rapport aux autres.

Alors, il y a une façon d'essayer de les nier, qui est d'affirmer que ces différences factuelles proviennent forcément de l'environnement. L'environnement est censé être une sorte de triche, qui annule le fait que les différences factuelles traduisent une différence d'essence. On affirme donc que toute différence est «acquise». C'est la querelle classiquement appelée «de l'inné et de l'acquis». C'est la thèse de la page blanche, qui dit que les humains n'auraient rien d'inné, parce que ce qui est inné serait censé constituer une supériorité ou une infériorité d'essence.

C'est une chose que Pierre Sigler, dans un article récent dans L'Amorce*, a bien démonté. La thèse de la page blanche est fausse; mais, plus que fausse, elle est évidemment fausse. C'est-à-dire que si on réfléchit même deux minutes, on constatera, avec un minimum de connaissances de biologie, qu'il est bien clair que les gènes ont une influence sur l'intelligence – le cerveau se développe à travers des mécanismes qui ont une composante génétique évidente. On n'est pas des êtres désincarnés et il n'y a aucune raison non plus pour qu'entre différents groupes humains, séparés parfois par de nombreux siècles d'évolution, il n'y ait pas des différences génétiques qui se traduisent par des différences d'intelligence. Les antiracistes et les antisexistes se sentent obligés de nier ces choses qui, d'un point de vue scientifique, sont des évidences, et donc, niant cette évidence scientifique et rationnelle, laissent la raison aux racistes et aux sexistes.

Et c'est une chose extrêmement grave. La raison de cette situation est que les antiracistes et antisexistes aujourd'hui sont de façon massive essentialistes. Les racistes et les sexistes, eux, se revendiquent généralement de l'essentialisme, ce qui est en cohérence avec leur vision du monde; le problème est que les antiracistes et les antisexistes eux aussi restent essentialistes et se placent donc sur le terrain des racistes et des sexistes, c'est-à-dire en une position de faiblesse énorme.

La vision essentialiste est source de mépris. Le mépris des moins intelligents, comme je l'ai dit: à partir du moment où des êtres sont moins intelligents, sont moins capables de se débrouiller eux-mêmes, puisqu'on insiste que tous les humains sont factuellement égaux, ceux qui de fait de façon évidente ne sont pas égaux, on les méprise. L'insistance qu'on a sur l'égale intelligence des groupes humains me semble vraiment grave envers les handicapés mentaux qui, implicitement, sont considérés comme essentiellement inférieurs.

Le mépris des faibles en général, la faiblesse étant un signe d'infériorité. Ça vient de l'origine géométrique de la notion de supériorité. La faiblesse est un signe d'infériorité. Donc on considère aussi que l'idée que tel groupe ait besoin de tel autre groupe pour se libérer, non! Il faut que ce soit à la force de ses poignets, en montrant qu'on est les plus forts qu'on se montre dignes d'être des humains à égalité des autres, et c'est là quelque chose de très grave, parce qu'il y a des humains qui de fait ne sont pas capables de se libérer eux-mêmes, sans parler des non-humains; donc c'est vraiment une source de mépris.

L'impasse de l'égalité animale

C'est une impasse pour l'égalité animale. L'idée d'égalité animale est un décalque de celle d'égalité humaine. Quand on considère les animaux non humains, leur infériorité factuelle est surabondante dans le monde d'aujourd'hui. Ils sont moins intelligents, au moins par l'intelligence qui permet de communiquer à distance, de parler de manière complexe et articulée; moins capables de réflexion éthique, moins puissants, et donc si on doit considérer ces infériorités factuelles comme des signes d'infériorité, ils sont forcément massivement inférieurs aux êtres humains.

Et cet argument est constamment mis en avant en défense du spécisme. Ariane Nicolas, citée dans l'article récent de Valéry Giroux dans L'Amorce*, dit: «Les antispécistes veulent avoir le beurre et l'argent du beurre, c’est-à-dire la moralité la plus irréprochable sans la position de surplomb que cette faculté présuppose. Il faudrait dominer les animaux mais à égalité avec eux». C'est-à-dire qu'il nous faut avoir une moralité qui est supérieure, mais pour Ariane Nicolas cela prouve la supériorité des humains et donc contredit l'idée d'égalité. Dans la perspective d'une égalité essentialiste, elle a raison; c'est pourquoi il faut sortir de cette idée d'égalité essentialiste.

Pour une autre convergence

Les luttes antispécistes se sont dites héritières des luttes pour l'égalité humaine, mais elles doivent aussi, aujourd'hui, faire leur mue et accepter qu'il y a un certain héritage de ces luttes pour l'égalité humaine que nous devons remettre en question, que nous avons un droit d'inventaire sur cet héritage et que cette remise en question peut être un avantage y compris pour les luttes antiracistes et antisexistes, en mieux les fondant. Je parle donc d'une autre convergence des luttes.

«Les exigences des mouvements de libération sont fondamentalement négatives»: c'est l'idée que les mouvements de libération humaine ne devraient pas être accrochées à l'affirmation d'une égalité essentialiste; car au départ, leurs exigences sont des exigences négatives. Il s'agissait d'affirmer qu'un certain nombre de caractéristiques ne doivent pas compter; la naissance noble/roturier ne doit pas importer, c'était le thème de la Révolution française; l'antiracisme ne devrait pas être l'affirmation essentialiste d'égalité mais l'affirmation négative selon laquelle la couleur de la peau n'est pas une caractéristique qui doit importer. Nous devons lutter contre les injustices économiques parce que le hasard de la situation économique n'est pas une chose qui doit importer. Et l'antispécisme doit être basé non sur l'idée d'égalité animale conçue de façon essentialiste mais sur l'idée que l'espèce n'est pas un critère éthique.

Pourquoi ces rejets d'idées discriminatoires se sont-ils transformés en une affirmation d'égalité d'essence? Je pense qu'historiquement ce n'est pas innocent, c'est-à-dire que les idées d'égalité humaine ont voulu conserver l'idée de supériorité essentialiste, pour la garder en réserve, parce qu'on veut considérer que les humains sont égaux au-dessus des non-humains. C'est une chose qu'on retrouve de manière très générale dans l'histoire humaine: l'idée d'égalité humaine est souvent une idée essentialiste de supériorité par rapport à un autre groupe. Les nobles sont égaux – les pairs du royaume, les chevaliers de la Table Ronde – sont tous égaux, mais au-dessus des autres. Les hommes sont égaux, au-dessus des femmes – c'était l'idée à la Révolution française. Les humains sont égaux, au-dessus des non-humains.

L'idée d'égalité d'essence permet aussi de faire l'économie de l'éthique. On fait une éthique basée sur une notion d'égalité essentialiste, au lieu de devoir se poser la question «Qu'est-ce qui compte, qui importe?» Le plaisir ou la souffrance, ou autre chose?

L'antispécisme n'est pas une éthique, mais une contrainte sur l'éthique; l'idée que l'espèce ne compte pas et que nous devons construire une éthique compatible avec cette contrainte.

L'antispécisme est très caustique par rapport aux luttes égalitaristes humaines telle qu'elles sont aujourd'hui; celles-ci ont un problème structurel avec l'antispécisme. On parle souvent comme si les antiracistes et antisexistes devraient simplement faire un pas de plus et inclure les animaux. Mais si ces militant-e-s n'incluent pas les animaux non humains, c'est en raison d'un problème structurel. C'est que leur vision de leur lutte est profondément essentialiste, et elle est essentialiste pour pouvoir continuer à s'affirmer comme supérieurs aux animaux. Nous devons critiquer ça. Nous ne devons plus accepter les discours sur l'égale dignité des humains, sur l'égale capacité des noirs et des blancs, des femmes et des hommes et ainsi de suite, nous devons au contraire affirmer que les idées de supériorité et d'infériorité n'existent pas.

Conclusion

Nous devons affirmer que l'éthique doit être fondée sur la sentience, sur l'égale prise en compte des intérêts de tous les sentients; à ce moment-là ce sera possible d'avoir un mouvement antiraciste, et antisexiste, et antispéciste qui soit en accord avec la vérité, avec la raison, avec la science, en affirmant que la supériorité n'existe pas, que l'égalité non plus, et que la seule chose à mettre en avant est l'éthique, et que cette éthique doit dégager les raisons justes du comportement juste.