Le texte ci-dessous est la présentation que j'avais faite de mon intervention aux Estivales de la question animale 2006 (mardi 8 août), de même titre.
Cette présentation est présente aussi sur le site des Estivales, accompagnée d'un accès à l'enregistrement audio de la conférence.
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L'antispécisme est certainement révolutionnaire, si on entend par là le fait d'impliquer un changement profond dans la pensée et l'action humaines et dans les perspectives d'avenir du monde. À mon avis, l'antispécisme implique aussi, en un certain sens, une attitude progressiste. Enfin, un des thèmes centraux de l'antispécisme est l'égalité, et ainsi les antispécistes revendiquent une parenté, ou un convergence, avec l'antiracisme, l'antisexisme et d'autres luttes pour l'égalité et la justice. Ces raisons, et d'autres, semblent suffisantes pour placer l'antispécisme parmi ce qu'on peut appeler, globalement, les idées de gauche.
Je pense cependant que la constellation conceptuelle des idées de gauche – qui comprend celles de révolution, de progressisme et d'égalité, mais aussi la notion de radicalité, l'anticapitalisme, le socialisme, le communisme et/ou l'anarchisme... – représente un carcan pour l'antispécisme, un carcan historiquement marqué, discutable, et que nous devons, en tant que tel, rejeter.
Je tenterai de décortiquer le «paquet cadeau» de cette constellation conceptuelle et d'y repérer ce qu'il y a à prendre ou à laisser. En particulier:
— L'idée de révolution, opposée au «réformisme», implique un changement non seulement profond, mais aussi brusque. Associée à celle de radicalité, elle correspond à la croyance en la possibilité d'extirper le mal à la racine, pour aboutir à la «fin de l'Histoire». Il semble cependant a priori plus plausible qu'un changement profond exige un temps long et des processus complexes. Un effet pervers de la perspective révolutionnaire est donc paradoxalement d'exclure les changements profonds, en refusant de reconnaître comme problème toute question non susceptible de se régler en l'espace de quelques décennies; c'est le cas par exemple de la prédation. Un autre effet pervers est la tentation de provoquer le «Grand Soir» par la démagogie et le coup de force. La perspective antispéciste, parce qu'elle ne peut espérer aboutir de notre vivant, implique au contraire de vouloir faire progresser l'intelligence, la responsabilité et la liberté des humains.
— La gauche aujourd'hui est socialiste, en ce sens qu'elle perpétue une certaine notion du partage du monde entre matière et humanité; l'accent est mis de manière prioritaire, voire exclusive, sur l'origine sociale, c'est-à-dire interne à l'humanité, des problèmes. Cela aboutit paradoxalement à la tendance très actuelle de nier l'existence même des déterminismes matériels – toute vérité serait «socialement construite», tout problème serait d'origine sociale. L'antispécisme ne peut accepter ce partage du monde, et voit au contraire les problèmes du monde comme fondamentalement des problèmes de la matière en général. Cela n'implique pas de nier l'importance des contradictions internes à l'humanité, mais de les voir comme des cas particuliers des difficultés qui affectent l'animalité; pour leur résolution, le paradigme central ne peut être l'affrontement, mais la coopération, même si l'affrontement peut aussi être nécessaire. Enfin, la perspective antispéciste implique de bien distinguer l'«antinaturalisme» traditionnel de la gauche, qui est une forme de naturalisme, de l'antinaturalisme antispéciste.
Les perspectives de la gauche révolutionnaire – marxiste ou anarchiste – sont à critiquer non seulement parce qu'elles représentent des carcans pour l'antispécisme, mais aussi tout simplement parce que leurs promesses sont de moins en moins crédibles. Le Grand Soir commence à tarder. Ce retard, et cette perte de crédibilité, sont sans doute des causes de bien des travers actuels de la pensée révolutionnaire, de son exaspération dogmatique et de sa stérilité. Aujourd'hui, face à la fin de l'Histoire que nous promettent chacun à sa manière les fondamentalismes religieux, les révolutionnaires et le modèle démocratique «libéral» consumériste, l'antispécisme doit pouvoir ouvrir une perspective plus large, plus fondée rationnellement, une perspective de progrès ouvert, une aventure sans point final annoncé. Je pense que l'ensemble des aspirations positives qui fondent l'action de gauche peuvent s'y retrouver, peut-être en perdant quelques illusions, mais certainement sans désenchantement. Cette perspective doit être fondée sur l'altruisme, le rejet du naturalisme et la pleine inscription des humains dans le monde matériel.
Nous n'en sommes malheureusement pas encore là. Le mouvement antispéciste jusqu'à présent a hésité entre l'indifférence de fait envers les luttes et problématiques d'oppression humaine, et l'ajout de la question animale à une panoplie préexistante de luttes. Je pense au contraire que l'antispécisme doit s'engager y compris sur les oppressions concernant les animaux humains; mais doit le faire en traitant systématiquement et explicitement celles-ci selon sa propre perspective. Cela n'implique pas de faire table rase de l'expérience et de l'intelligence inscrites dans ces luttes; l'antispécisme a jusqu'à présent fait preuve d'une grande naïveté et a beaucoup à apprendre et à développer dans le domaine. Il s'agit seulement de ne rien prendre pour argent comptant de ce qui a été bâti dans une perspective de gauche humaniste.
La nécessaire intervention des voix antispécistes contre les oppressions dont sont victimes les animaux humains n'implique pas l'uniformité de nos positions sur ces questions; ce qui importe est que nous ayons et exprimions de telles positions; que l'antispécisme soit préoccupé par les souffrances des animaux humains comme des animaux non humains, et le fasse savoir.