Alors, on pourra les manger?

Par David Olivier Whittier

Ce texte a été publié dans le n°15-16 des Cahiers antispécistes (1998), et peut se lire aussi sur le site de la revue.

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Je ne suis pas pour le clonage1. Certes, s'il s'agit seulement de produire du tissu foetal pour sauver la vie de malades, la technique pourrait avoir un intérêt médical – encore que dans le monde où nous sommes, la technique médicale la plus importante à mettre en oeuvre serait bien plus simple: une nourriture suffisante et des soins élémentaires pour toutes. Mais si le but du clonage est de produire un enfant, copie génétique de son parent (la personne clonée), qui risque d'être élevé avec comme «mission» vitale d'en être la copie tout court, la motivation me paraît a priori douteuse, peu favorable en elle-même au bonheur de cet enfant.

Ce serait là un malheur banal. Banales sont les motivations douteuses pour faire un enfant – qu'il s'agisse d'obtenir les allocations familiales, d'avoir des bras pour les travaux des champs, d'assurer ses vieux jours, de se perpétuer soi-même ou de cimenter une union; souvent aussi l'enfant n'est pas désiré du tout. Il est très fréquent que les conditions ne soient pas bonnes pour l'individuE à naître. Personne ne crie au scandale. Peut-être devrait-on; mais pas plus pour les clones que pour les autres.

Pour l'humanisme, la réalité vécue est un détail

On a pourtant beaucoup crié au scandale à propos des projets de clonage humain annoncés par le biologiste américain Richard Seed. Le Conseil de l'Europe (19 pays) s'est avec une rapidité et une unanimité exceptionnelles mis d'accord sur un texte d'interdiction totale. Le clonage humain, c'est bien plus grave que la Bosnie! Et que lui reproche-t-on d'aussi grave? Que l'enfant pourrait être malheureux?

De cela on a peu parlé. Non, ce qu'on reproche vraiment au clonage humain – et qu'on ne reproche pas au clonage d'animaux non humains, déjà pratiqué – c'est qu'il touche justement à l'«humain». Non à l'individuE précisE en question, mais à l'Humanité. Donc, «l'ONU doit se saisir du problème du clonage humain en le déclarant "crime contre l'humanité"», nous dit le Pr. J.-F. Mattei, membre de notre Comité consultatif national d'éthique2.

On reproche souvent aux antispécistes de «banaliser» ou de «relativiser» les camps de la mort nazis ou tel autre grand massacre d'humainEs en les comparant aux élevages et aux abattoirs d'animaux non humains. Nous comparons pourtant massacres et massacres, horreurs et horreurs. Le Pr. Mattei met, lui, sur le même plan – celui du «crime contre l'humanité» – le meurtre hitlérien de six millions de Juifs/ves et la conception, dans des conditions techniquement particulières, d'un enfant, heureux ou non d'ailleurs. Qui banalise? Qui se fiche des souffrances réelles, du sort réel des individuEs? Les humanistes ou les antispécistes?

L'obsession génétique humaniste

Il y a une symétrie entre le désir de certaines personnes de se cloner et les motivations qui portent les humanistes à pousser ces hauts cris: l'importance ontologique3 accordée d'un côté comme de l'autre à nos gènes.

Les humanistes tiennent sur ce sujet un double discours. D'un côté, chez l'être humain les gènes sont censés ne compter pour rien. La Nature, en nous faisant humainEs, ne créerait qu'une page blanche, sur laquelle viendrait s'inscrire l'éducation, le social. Cette thèse a été et reste très en vogue dans bien des cercles marxistes ou héritiers du marxisme, qui croient qu'elle leur est propre, alors qu'elle fut systématisée par Kant et remonte en fait au moins aux mythes de la Genèse et aux interprétations religieuses qui en furent faites: l'être humain aurait reçu de Dieu, ou de Nature, une liberté totale, ne serait en rien déterminé par sa biologie. Ce discours tend à être supplanté par un autre, sous la pression des connaissances scientifiques. On ne peut plus nier tout à fait l'influence de nos gènes. Faisons-en donc, se disent nos humanistes, des alliés de notre cause. Transposons sur le plan génétique le discours humaniste sur cette liberté intrinsèque de chaque humainE qui en fait l'individualité – opposée à l'espécéité des non-humains, qui n'existent qu'en tant que représentants de leur espèce. Du fait de la sexualité, le génome de chaque humaine est une recombinaison aléatoire des gènes de ses parents. Affirmons haut et fort que par ce hasard, qui fait de chacune de nous (oublions les vrais jumeaux!) des êtres génétiquement uniques, Nature offre et confirme notre individualité humaine. Tel est le discours dont se font les championNEs bien des humanistes modernes comme le biologiste Albert Jacquard.

Le discours est bien faible, et ne tient que parce que tout le monde est d'avance convaincu de la conclusion – la noblesse de «l'homme». Il a le désavantage de fonder notre «dignité spécifiquement humaine» sur un caractère qui, on ne peut le nier mais seulement oublier de le mentionner, est banalement partagé par la quasi-totalité des animaux et même des plantes. Il a d'un autre côté l'avantage de s'allier en catimini à notre proto-racisme intuitif, à cette obsession quasi universelle parmi les humainEs de la filiation, de la lignée.

«On le forcera à être moche»

Axel Kahn, autre bioéthicien d'autorité, a écrit un livre contre le clonage4. L'hebdomadaire catholique La Vie l'a interviewé5:

Quelles sont les raisons éthiques qui vous font condamner l'expérimentation du clonage chez l'homme?

Il représente un risque immense pour l'humain, une attaque frontale contre l'un des principes de base des droits de l'homme: le droit à l'autonomie, celui de ne dépendre dans notre aspect de personne d'autre que du Créateur pour le croyant; de la nature pour les autres. Que l'on s'aime ou que l'on se déteste, personne ne nous a voulus comme on est.

Que nos parents vivent dans tel ou tel pays, choisissant ainsi la langue que nous parlerons et la culture que nous connaîtrons; qu'ils nous envoient ou non à telle ou telle école; qu'ils nous aiment ou soient indifférents; qu'ils nous nourrissent bien ou mal; tout cela, et les innombrables autres choix qu'ils font dans notre enfance et qui seront déterminants pour notre vie, notre structure émotionnelle, nos moyens et notre liberté, ne représente pas, pour Axel Kahn, une atteinte à notre autonomie. C'est accessoire. Par contre, nos gènes, c'est l'essentiel!

Ce discours voit la liberté humaine, base de notre si grande dignité, dans le hasard qui détermine notre génome. Curieuse «liberté»! Car si nos parents n'ont pas choisi notre génome, nous non plus. On trouve ici en fait un énoncé explicite de la conception humaniste de la liberté6: non pas la possibilité, forcément relative, de satisfaire nos besoins et nos désirs, mais la soumission à un ordre supra-humain. Rousseau disait, de l'individu contraint par la société à accepter ses règles au nom de la loi universelle, «On le forcera à être libre».

Dieu, Nature, Hasard

Le hasard qui selon Axel Kahn nous fait libre n'est aucunement, il le sait, intégral. Dieu ou Nature se limitent à trier les gènes déjà présents chez nos parents. Mais pour lui il s'agit d'une sorte de revalidation obligatoire à chaque génération; chaque nouvelle humaine doit se faire «ressourcer», tamponner, auprès de Dieu ou Nature.

On notera comment dans cette citation Nature apparaît explicitement comme la traduction laïque de Dieu. Dieu ou Nature, la structure du discours reste la même. La référence à la nature a l'avantage de paraître plus en phase avec la rationalité scientifique. «Dieu, vous ne le voyez pas? Mais au moins vous voyez la nature; vous voyez sa main, Hasard, dont vous ne pouvez nier l'existence.» Le hasard joue le rôle de dernier retranchement (en date) de la pensée déiste. Il permet de réintroduire Dieu par la fenêtre: il n'a pas l'air d'un dieu, ce n'est qu'un courant d'air, que du hasard; mais on le sait puissant, et libre à chacune de croire, au fond de son coeur, que ce hasard a été la main de... de Dieu?... disons, si vous préférez, de Nature. D'où une déification jamais explicite mais omniprésente du hasard, depuis les tirages au sort des épreuves sportives et électorales jusqu'aux discours des bioéthiciennes. Toujours il apparaît comme une force légitimatrice, à laquelle on confie les décisions que nous ne voulons porter nous-mêmes. Dieu, Nature, Hasard: trois mots pour une même chose, notre refus de faire face à nos responsabilités.

Bifteck de clone

Le clone serait, dans ces discours, une simple copie – en témoigne déjà le titre du livre d'Axel Kahn (Copies conformes). De fait, ce n'est que génétiquement qu'il serait identique à son parent. Sa personnalité, et même bien des caractères physiques, peuvent être fort différents, suivant son histoire propre. C'est là une évidence, mais qui semble échapper à beaucoup. Mais surtout, cette «copie» serait, copie ou pas, unE individuE en tant que telLE, bien réelle, vivant sa propre vie; avec ses projets, ses peines et ses joies; alors qu'à écouter nos humanistes anti-clonage, on a le sentiment que le clone, n'étant «qu'une» copie, deviendrait comme un fantôme, se perdrait dans le néant.

C'est que l'individuE en question serait mal néE. Aurait tous les organes en place, un génome banal – autant que celui de son parent –, la tête sur les épaules, des pensées et des émotions dedans, mais serait mal néE. Mal conçuEe, plus exactement. Il lui manquerait le visa du Créateur ou de la nature.

«Un homme qui est la copie d'un homme n'est plus un homme», nous dit encore le Pr. J.-F. Mattei. Mais c'est quoi alors? Une femme? Non, «n'est plus un être humain», veut-il dire. Alors c'est une vache? Du poulet? Ça a quel goût?

1. Le clonage est une technique permettant de produire un nouvel individu porteur des mêmes gènes (ou presque) qu'un autre individu déjà existant, alors que dans la reproduction habituelle, sexuée, les gènes de l'enfant sont le mélange d'une moitié aléatoire de ceux de chaque parent.

2. Cité dans Le Progrès, 13 janvier 1998.

3. Ontologique: qui concerne l'être, sa nature, son essence. Si vous ne comprenez pas vraiment le sens de ce mot, ce n'est pas forcément très grave, si, comme je le pense, il ne signifie en fait rien.

4. Copies conformes: le clonage en question, éd. NiL, 1998.

5. La Vie, 5 février 1998.

6. Voir à ce propos la brochure d'Yves Bonnardel, Une Liberté qui subjugue, 1994, disponible à l'adresse des Cahiers pour 15F port compris.