Cet article est paru initialement dans le numéro 104 (juin 2011) d'Alternatives végétariennes, la revue de l'Association Végétarienne de France.
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Je reviens ici sur un thème que j'avais brièvement abordé dans le numéro précédent d'Alternatives végétariennes dans mon article sur Martin Balluch et son livre sur la continuité de la conscience1, celui du lien fort qui est souvent fait entre la pensée et le langage, lien à mon avis erroné. Souvent, même dans le mouvement animaliste, l'impression domine selon laquelle les animaux non humains, parce qu'ils n'ont pas de langage, pensent, certes, mais d'une manière différente de la nôtre; qu'en l'absence de langage leur pensée est nécessairement d'une autre nature, obtuse, embryonnaire...
Cette idée est un obstacle important à la reconnaissance de la sentience animale. On me dira peut-être, en reprenant la phrase célèbre de Bentham2, que «la question n'est pas: peuvent-ils raisonner? ni: peuvent-ils parler? mais: peuvent-ils souffrir?»; et donc qu'il importe peu de savoir à quel point les animaux peuvent penser, mais seulement qu'ils peuvent souffrir, c'est-à-dire qu'ils sont sentients. Il existe cependant un rapport étroit entre la sentience et la capacité à penser et à raisonner. Lorsque les actions d'un être nous apparaissent comme celles d'un automate, c'est-à-dire comme non pensées, elles ne témoignent ni de désirs ni de souffrances. Ainsi, par exemple, la notion d'animal-machine de Descartes affirme en tant que telle seulement l'absence de pensée chez les animaux - dont le comportement «machinal» s'expliquerait par un automatisme, sans l'intervention d'une pensée - mais est toujours interprétée comme niant aussi leur sentience. De fait, la négation de la pensée des animaux va pratiquement toujours de pair avec celle de leur sentience. Or un des arguments les plus courants contre la présence de pensée chez les animaux est leur absence de langage.
À l'opposé de beaucoup de personnes y compris de bonne volonté, je crois que la pensée, humaine ou non, est fondamentalement indépendante du langage. C'est avec un vif plaisir que j'ai trouvé dans le livre précité de Balluch une défense et illustration vigoureuse de ce même point de vue3. Vif plaisir, parce que le sujet me tient aussi à cœur, me renvoyant à un sentiment de marginalité et de perplexité que j'ai toujours ressenti face à la grande partie de l'humanité qui semble trouver évident, au contraire, que l'on pense en mots. Je crois avoir trouvé récemment la solution, peut-être, de cette division apparente de l'humanité dans un ouvrage du neurobiologiste Antonio Damasio. Mais tout d'abord, je me permets cependant de «raconter ma vie» - juste un peu - pour dire l'expérience personnelle que j'ai du sujet.
Deux façons radicalement différentes de penser?
Je suis né dans une famille bilingue anglais/français. L'anglais fut ma langue la plus «maternelle», celle apprise en premier et la langue dominante dans ma famille, dans laquelle on parlait français seulement avec mon père. Nous vivions à Londres, mais je fréquentais une école française; de fait, j'ai fait toute ma scolarité en français.
Lorsque j'avais 11 ans, ma famille a déménagé pour s'installer en France, à Chambéry. Dans cette petite ville de province, un bilingue passait pour un animal curieux; comment donc peut-on avoir deux langues? La perplexité de mes camarades égalait la mienne quand ils me demandaient les uns après les autres: «Mais en quelle langue penses-tu?»; et même: «En quelle langue rêves-tu?».
Ces questions n'avaient pour moi aucun sens; il me semblait que je ne pensais en aucune langue. Je parlais, bien sûr, en une langue, et donc en anglais ou en français; et quand je pensais, il m'arrivait aussi de m'imaginer parler, ou que me viennent des mots, des bribes de phrase ou des phrases entières d'une langue ou de l'autre. Mais cela n'était pas penser en une langue, pas plus que je ne pensais en soleil si d'aventure en pensant me venait l'image du soleil. Je n'arrivais même pas à imaginer ce que penser en une langue pouvait être. Pourtant, mes camarades semblaient au contraire ne pas imaginer qu'on puisse penser autrement qu'en une langue. Voire, qu'on puisse rêver autrement qu'en une langue...
Cette question s'est reposée de façon répétée dans ma vie. Il y a quelques années, j'eus une discussion animée autour de l'idée selon laquelle les animaux ne peuvent penser, puisqu'ils ne peuvent parler. À un moment j'ai demandé à mon interlocutrice si, quand elle décidait de se lever pour aller au frigo prendre un fruit, cela revenait au fait d'avoir à l'esprit la phrase: « Je vais me lever pour aller au frigo prendre un fruit ». Contre toute attente, elle m'a répondu que oui, que c'était exactement ainsi. Que pouvais-je en conclure? Que cette personne mentait? C'était peu probable. Qu'elle se trompait? Mais chacun n'est-il pas la seule autorité concernant ce qui se passe dans sa propre tête?
Un témoin de la discussion suggéra que je devais peut-être tout simplement admettre que des personnes différentes puissent penser de manières différentes. Cela m'apparut impossible; car admettre des nuances, oui, mais comment pouvait-il exister une différence radicale dans la nature même du processus? Cela semblait impliquer deux sortes d'univers mentaux radicalement différents. La perplexité, là encore, était réciproque; car ce qu'affirmait mon interlocutrice n'était pas simplement que sa pensée était accompagnée de phrases, mais qu'elle était constituée de phrases. C'était bien cela l'enjeu de la discussion de départ: elle n'affirmait pas seulement que l'absence de langage empêchait de quelque manière les animaux de penser, ou encore prouvait qu'ils ne pensaient pas; elle affirmait que l'absence de langage était en soi une absence de pensée.
L'illusion de penser avec des mots
Antonio Damasio, dans Le sentiment même de soi4, fonde son analyse de la sentience, qu'il appelle «conscience-noyau»5, sur une successions de couches de «descriptions» et de «récits» générés au sein du cerveau et concernant l'état du corps d'une part, et les objets qui retiennent l'attention du cerveau d'autre part. Ces descriptions et récits ont un caractère non verbal, comme il le précise de manière répétée. Il insiste particulièrement sur ce point dans une section intitulée «Le caractère non verbal de la conscience-noyau»6:
Qu'on me permette de préciser ce que je veux dire quand je parle de récit ou d'histoire. (...) Il ne s'agit pas de récits au sens d'un assemblage de mots ou de signes en propositions et en phrases. Il s'agit de récits au sens de la création d'une correspondance non linguistique entre événement logiquement liés. (...)
Dans le cas des êtres humains, le récit non verbal de second ordre qui constitue la conscience est disponible pour être converti en langage immédiatement. (…) En plus du récit qui marque l'acte de savoir et qui crée le moi-noyau comme sujet de cet acte, le cerveau humain génère automatiquement une version verbale du même récit. Je ne possède aucun moyen pour faire cesser cette traduction verbale, et vous non plus. Tout ce qui se déroule dans les canaux non verbaux de notre esprit est rapidement traduit en mots et en phrases. Telle est la nature de l'humain, animal linguistique. Cette traduction verbale impossible à inhiber, ajoutée au fait que la connaissance et le moi-noyau ont généralement eux aussi déjà été traduits verbalement dans notre esprit au moment où nous portons notre attention sur eux, est sans doute à l'origine de l'idée selon laquelle il serait possible d'expliquer la conscience par le seul langage. On a soutenu que la conscience apparaissait quand, et seulement quand, le langage nous fournissait un commentaire sur la situation mentale. Comme déjà indiqué, la manière de concevoir la conscience qu'implique ce point de vue suggère que seuls les humains possédant une compétence linguistique substantielle auraient des états conscients. Les animaux dépourvus de langage ainsi que les jeunes enfants seraient, désolés pour eux, éternellement inconscients.
L'explication de la conscience par le langage est peu plausible (...). Bizarrement, la nature même du langage va complètement à l'encontre de l'idée qu'il pourrait avoir un rôle premier dans la conscience. Les mots et les phrases traduisent des concepts, et les concepts consistent dans l'idée non linguistique de ce que sont les choses, les actions, les événements et les relations. Inévitablement, les concepts précèdent les mots et les phrases dans l'évolution comme en chacun de nous. (...)
Exiger de la conscience qu'elle dépende de la présence du langage, c'est ne laisser aucune place à la conscience-noyau, comme je l'ai souligné ici. (...) Quand des penseurs aussi divers que Daniel Dennett, Humberto Maturana et Francisco Varela parlent de la conscience, [ils] pensent à la conscience comme à un phénomène postlinguistique. Ils parlent des régions supérieures de la conscience-étendue (...). Leurs propositions ne font pas problème pour moi, mais qu'il soit bien clair que, dans la proposition qui est la mienne, la conscience-étendue se trouve au sommet de la conscience-noyau fondamentale que nous et d'autres espèces possédons depuis longtemps et continuons de posséder.
Ce passage me semble très éclairant sur le rapport pensée-langage: la pensée, dit Damasio, n'est pas constituée par le langage et ne dépend pas de son existence, mais est simplement accompagnée, chez les humains, d'une traduction verbale. Cela explique que l'on puisse se tromper, et croire que nous pensons en mots et en phrases. Cela explique aussi la division apparente de l'humanité en personnes qui croient penser en mots et celles qui ne le croient pas, mais à condition d'admettre que Damasio se trompe sur un point: quand il affirme que la traduction en mots de la pensée est un processus automatique et constant chez tous les humains (sauf les jeunes enfants). Je crois pouvoir dire que ce n'est pas le cas chez moi; et que ce n'est pas le cas non plus chez bien des personnes que je connais et avec qui j'ai parlé de la question. Martin Balluch indique lui aussi en substance dans son livre que ce n'est pas le cas chez lui. La réalité est sans doute celle-ci: la traduction «automatique» de la pensée en mots est plus fréquente chez certaines personnes que chez d'autres, et varie probablement aussi chez chacun selon les moments, selon les circonstances, selon l'objet auquel nous pensons et selon bien d'autres paramètres encore. La division de l'humanité sur ce sujet est ainsi probablement réelle, mais superficielle, ne concernant pas la pensée elle-même, mais une simple variabilité dans la fréquence de traduction verbale automatique de la pensée, entre individus et entre moments chez un individu donné.
Je pense aussi que chez personne cette traduction n'est aussi constante que le dit Damasio. Il arrive en particulier, à tous les humains je crois, d'être «à court de mots» pour exprimer ce que nous avons à l'esprit. Une telle situation serait tout simplement impossible si la pensée s'identifiait aux mots et aux phrases. Mais elle serait impossible aussi si la pensée était toujours traduite automatiquement en mots dans notre cerveau. Elle implique même que nous prenons souvent conscience de ce manque, et donc sommes conscients d'une pensée sans en avoir à l'esprit aucune traduction verbale.
Mais si cela arrive à tout le monde, comment se fait-il que beaucoup de personnes identifient, souvent avec passion, la pensée au langage? Il y a là un aveuglement par rapport à ses propres processus mentaux. La conscience est un flux d'instants en succession rapide, dont beaucoup sont tout simplement oubliés. Des pressions culturelles et idéologiques en particulier peuvent nous amener à escamoter une part importante de ce flux.
De fait, une part importante de la philosophie et de la réflexion sur la conscience tend, depuis plus d'un siècle, à identifier la pensée au langage. Un élément caractérise, je pense, ce courant: un spécisme au moins implicite et souvent explicite, affirmant farouchement l'exceptionnalité de l'humain, seul à posséder la conscience, affirmation faite au prix d'une réduction de la conscience, de la sentience, à un jeu formel de signes, de règles de combinaison et de génération de phrases.
Une vision faussée de nous-mêmes
Que la volonté de notre culture de nous éloigner le plus possible des autres animaux puisse avoir provoqué une modification aussi drastique de la conception que nous avons de nous-mêmes, au point d'amener bon nombre de penseurs à croire sérieusement que, par exemple, la douleur et la souffrance puissent se réduire à leur expressions verbales ou à d'autres entités formelles du même type - et donc, en particulier, que les non-humains ne peuvent souffrir - est un fait assez remarquable. Il en résulte un escamotage de la réalité de notre propre sentience, de notre propre pensée, identifiées à ces choses insensibles et insignifiantes en elles-mêmes que sont les mots et les phrases. Le spécisme, en définitive, en niant que nous soyons des animaux, fait de nous des choses.
1. «L'autre visage du Docteur Balluch», Alternatives végétariennes n°103 (mars 2011), p. 19, sur l'ouvrage de Martin Balluch, Die Kontinuität von Bewusstsein.
2. Jeremy Bentham, An Introduction to Principles of Morals and Legislation (1789), ch. 17, sect. 1.
3. Le chapitre 11 tout entier y est consacré.
4. Antonio Damasio, The Feeling of What Happens, éd. Harcourt, 1999 (trad. Le Sentiment même de soi, éd. Odile Jacob, 1999), chapitre 6, section «The Nonverbal Nature of Core Consciousness».
5. Damasio parle de «conscience-noyau» à propos du fait de ressentir les choses, instant après instant, en l'opposant à la «conscience-étendue», niveau supérieur qui serait propre aux humains. La «conscience-noyau» correspond donc simplement à la sentience. Pour une critique de cette division, et du livre de Damasio en général, voir l'article de Sébastien Arsac, «Le cerveau, l'antispécisme et le neurobiologiste», dans les Cahiers antispécistes n° 23 (décembre 2003).
6. À partir de la page 184 dans l'édition en anglais. Ne possédant pas l'édition en français, la traduction que je présente est la mienne, sauf la fin du passage, que l'on trouve sur le Web.