Ce texte est extrait de la brochure collective Nous ne mangeons pas de viande pour ne pas tuer d'animaux (1989).
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J'ai trouvé récemment dans une benne un poulet congelé. Il était froid, encore tout congelé, il avait dû y être jeté moins d'un quart d'heure avant.
Il était tout petit, de la taille un peu d'un chat, je l'ai d'ailleurs bien vu ressembler très précisement à notre chat à qui on aurait arraché la fourrure, les poils de sa peau.
J'ai eu comme réaction, l'envie de le réchauffer, de le serrer contre moi. M'est venu l'idée de le mettre dans une couverture pour protéger sa peau mise à nu de ses plumes, ou de lui passer quelque chose de gras sur le corps, pour atténuer le contraste entre l'air et cette surface très sensible.
Je l'ai pensé comme encore vivant, pouvant vivre, revivre. Ses pattes coupées à ras demandaient un pansement. Il était comme malade ou accidenté.
J'ai aussi eu comme réaction de vite aller l'enterrer, de le prendre et de lui chercher un coin tranquille, de le cacher comme on est habitué à cacher la mort (et la souffrance).
J'ai eu la réaction de le prendre parce que j'étais sûre qu'il n'était pas bien dans cette benne, en pensant que je pouvais lui trouver un endroit où il serait mieux, alors que c'était déjà fini, que s'il y avait quelque chose à faire, c'était trop tard pour lui.
J'ai pensé aussi le laisser dans la benne, le faire tomber au fond, le cacher, et aussi ne pas en parler à David, de ne pas lui infliger de le voir, pour ne pas encore lui rappeler ça auquel on est déjà confronté presque partout dans la rue et dans les magasins, alors qu'on était assez bien tous les deux à fouiller dans les bennes.
J'ai voulu le prendre pour ne pas le gaspiller, en tant que nourriture, en tant que matière ayant une valeur nutritive, pour le donner à quelqu'un qui en aurait fait tuer (par exemple acheté) un autre pour le manger, pour sauver la vie de cet autre dans le futur, un peu en échange de celle de celui que j'avais devant moi.
Je me suis assez surprise à le voir comme un cadavre recroquevillé, ayant été tout mutilé. J'ai vu un animal qui avait été vivant, qui était mort, qui avait été tué.
Je l'ai finalement pris.
J'ai pensé ensuite que j'aurais pu le voir, et que presque tout le monde l'aurait vu comme une nourriture, un truc à faire cuire, qui sera bien craquant en sortant du four, qui sentira une bonne odeur mettant l'eau à la bouche ; un truc qui flattera les yeux, le nez, la bouche et l'estomac.
J'ai cherché, nous avons beaucoup cherché « quoi en faire », nous avons beaucoup hésité. Aucune solution n'était de toute façon maintenant acceptable, maintenant qu'il était mort.
On a choisi de le donner «à manger»; le problème ensuite était de choisir à qui, de trouver/décider ce qui était le «moins» horrible et/ou «le plus utile».
On pouvait le donner à quelqu'un mangeant de la viande, à quelqu'un qui en aurait effectivement acheté un autrement, mais c'était assez difficile de se faire comprendre, et ça me faisait chier d'avoir ainsi à respecter/cautionner un mangeur de viande.
On pouvait le donner au chat avec qui on vit, mais me dégoûtait de m'occuper de le cuire pour qu'il se conserve mieux et pour mieux le découper en morceaux.
Je pouvais le manger, nous aurions pu le manger, certains d'entre nous, pour s'éviter d'avoir à mpanger autre chose, des plantes ; il devait y avoir meuilleure solution et nous n'y avons pas vraiment pensé.
Nous avons pensé le donner pour un chat ou un chien, à quelqu'un habitué à lui donner de la viande fraîche.
À un chien parce qu'il y a moins besoin de lui préparer, ou à un chat parce qu'il peut plus difficilement se passer de viande. Ne me plaisait pas beaucoup d'imaginer ce petit corps se faire violement déchiqueter et goulûment avaler par un chien.
J'ai ressenti un profond dégoût, à ce que ce soyons nous, justement sensibles aux problemes des animaux tués pour la viande, qui nous retrouvions amenés à déchiqueter un poulet pour notre chat, pour éviter quelques boîtes-minou à la viande qu'ils nous fait déjà chier de lui donner, une nouvelle bonne révolte contre l'ordre des choses imposant d'avoir à faire un choix entre le chat et la souris, imposant le choix tout fait du chat aux dépens de la souris ; que nous soyons amenés à nous occuper de ce poulet congelé, que nous ayons à nous torturer pour faire un choix...
Nous l'avons gardé environ deux mois au congélateur, le temps d'en parler entre nous et d'en parler un peu autour de nous. J'étais assez mal à l'aise de l'avoir, comme ça, chez nous, un peu comme si j'avais un mort sur la conscience, un cadavre dans un placard accessible...
Nous l'avons finalement porté dans un terrain vague pas très loin de chez nous, que nous connaissions pour être très habité par des chats, nous l'avons posé pour que ces chats s'en nourrissent, le déchiquettent sans que nous les voyons faire.
Nous sommes retournés sur ce terrain quelques jours plus tard, il ne retait plus rien, même pas un os et même pas le sac de congélation dans lequel il était, qu'on avait juste ouvert pour que les chats le repèrent à l'odeur. Nous avons pensé que des voisins l'avaient peut-être pris pour eux ou que les chats l'avaient traîné et que le sac s'était envolé.
Il n'y avait pas de possibilité de bonne solution, ce poulet était mort.
Tout ça est bien sordide.