Lettre à Isabelle Giordano

Par Antonin Chiswick

Cette lettre a été envoyée le 29 janvier 2008 par Antonin Chiswick à Isabelle Giordano, présentatrice de l'émission «Service public» sur France Inter, suite à l'édition du 21 janvier 2008 intitulée «Quand la morale s'accroche aux caddies», sur le foie gras. Brigitte Gothière de l'association L214 avait été invitée par la présentatrice, mais celle-ci n'a eu de cesse de lui couper la parole; tout en la laissant abondamment aux deux pro-gavage qui lui faisaient face.

Cette attitude partisane a provoqué de nombreuses protestations d'auditeurs. J'ai trouvé particulièrement bien écrite et à propos la lettre d'Antonin Chiswick, que j'ai donc choisi de publier.

Bonjour,

Suite à votre intervention dans le cadre de l'émission du Médiateur, je reviens avec retard sur votre émission sur le thème de la consommation éthique de produits animaux. Aussi j'espère ne pas trop réchauffer les débats auxquels cette émission a pu donner lieu (pardonnez-moi si c'est le cas), et qui m'ont un peu troublés.

À l'écoute de l'émission, j'ai été progressivement perturbé par plusieurs aspects, touchant globalement à l'équité et à la déontologie journalistique (mouais, ce sont des grands mots, mais j'ose espérer qu'ils conservent sur France Inter un certain sens, quand bien même on ne parlerait que de foie gras).

Le lancement du sujet présente le «bien-être animal» comme une nouveauté sur laquelle l'Europe prend des dispositions réglementaires sous l'influence de lobbies radicaux. C'est assez méconnaître le fonctionnement des institutions européennes! Le premier texte européen de protection animale en élevage remonte à 1976, sous la forme d'une Directive précisant les normes de bien-être animal dans le domaine des transports d'animaux vivants.

Typiquement, les textes réglementaires européens constituent des compromis politiques entre les différentes tendances des pays membres. Comme sur de nombreux autres préoccupations éthiques (la place des handicapés – des enfants – des homosexuels – dans la société, par ex...), les sociétés du Nord sont généralement plus progressistes que la France en matière de bien-être animal. Conséquemment, et généralementdans une logique de protectionnisme économique, la France tend à freiner ces évolutions, souvent à l'initiative des filières de production réunies en interprofessions influentes (CIV, Inaporc, CNPO, Interbev, etc.).

Par exemple, l'interprofessionnelle du foie gras (le CIFOG) dispose d'un budget de lobbying et de communication plus de 2 millions d'euros par an. Dans ce contexte, présenter les protecteurs des animaux comme des lobbyistes influents introduits dans le milieu politique européen et disposant de moyens que les producteurs n'ont pas, c'est un peu... le monde à l'envers!

S'agissant de vos invités, le cas de Daniel Guémené – présenté comme un «chercheur à l'INRA» – est particulièrement problématique. Daniel Guémené est un zootechnicien – chercheur formé à accroître le rendement et la productivité des animaux d'élevage. Ce n'est donc pas un vétérinaire (presque au contraire). Je pense qu'il aurait été également juste de préciser que Daniel Guémené mène des travaux dont les recherches sont définies et financées par l'industrie avicole, et que son étude sur le foie gras – qui contredit les conclusions d'un cortège d'une dizaine de chercheurs et vétérinaires internationaux – a été financée par le CIFOG. Rappeler également que le «chercheur» Daniel Guémené est le directeur du SYSAAF, syndicat des sélectionneurs avicoles et aquacoles français, aurait été plus éclairant encore pour les auditeurs.

Enfin, vous avez opposé à plusieurs reprises à la cause des animaux le problème dramatique de la faim dans le monde. Pardonnez-moi si je metrompe à votre sujet, mais étiez-vous bien sérieuse?

Soupçonne-t-on les bénévoles qui aident les sans-papier de ne pas aimer les gens en situation régulière? Accuse-t-on les militants des droits de l'enfant de mépriser les adultes? Reproche-t-on à ceux qui luttent contre le racisme de préférer les Arabes aux Français? (ah oui, il y en a qui le disent...).

Faut-il donc vraiment hiérarchiser la misère? Établir un classement entre les souffrances et les injustices ? Selon cette échelle, faudra-t-il attendre que la souffrance n°1 soit totalement éradiquée pour pouvoir s'occuper de l'injustice n°8 ou de la barbarie n°40 sans recevoir un torrent de critiques et d'accusations d'inhumanité ou de misanthropie? Qui aura le courage de dire à l'enfant qui ne part jamais en vacances, au renard polaire dépecé vivant ou à la femme battue qu'ils ne sont pas prioritaires tant que l'on mourra de faim en Afrique? Qui nous demande de choisir entre la barbarie X et la tragédie Y? Ne peut-on lutter contre les deux, et contre toutes les autres en un seul élan de générosité? Malheureusement, manger du foie gras ne permet pas de sauver des enfants en Afrique... et ne fait qu'ajouter à la quantité de souffrance dans le monde.

En revanche, manger moins de viande peu avoir une influence considérable, tant les céréales utilisées pour alimenter les animaux d'élevage pourraient nourrir 7 à 10 plus de monde que la viande obtenue. Pour info, une baisse de 5% de la consommation de viande au Canada, par exemple, permettrait de résoudre entièrement la question de la faim dans le monde. Le peu d'attention que vous avez portée aux explications – interrompues – de Brigitte Gothière sur ce sujet et le rapport alarmant de la FAO sur les impacts de l'élevage sur la faim dans le monde me laisse songeur quant à votre intérêt réel pour cette cause.

Finalement, n'était-ce pas un argument purement rhétorique, et assez peu honnête? Quelle cause ne paraîtrait pas secondaire face au problème de la faim dans le monde? Même le Téléthon pourrait paraître déplacé. Et je ne parle pas de vos thèmes passés dans Service Public, qui ne résisteraient peut-être pas longtemps à l'utilisation systématique de cet étalon moral? Par exemple, que sommes-nous censés penser des heures d'émissions consacrées à se soucier des avantages des compagnies Low Cost, des cautions immobilières ou de la qualité de produits d'entretien ménagers alors que des enfants meurent de faim en Afrique chaque seconde?

J'ajoute qu'opposer cet argument à Brigitte Gothière était aussi un peu malvenu: sans doute ne vous aura-t-elle pas dit que, parmi ses autres activités militantes, elle gère également une association de mise en réseau et d'aide aux enfants déscolarisés en France: «Les enfants d'abord»... (un bon sujet d'émission pour Service Public, tiens...).

Pour quelqu'un à qui on reproche avec certitude d'être indifférente à la misère humaine, voilà une belle énergie, non?

Pour finir ce (trop) long message, j'aimerais vous prendre à nouveau au mot et vous proposer d'œuvrer à soulager deux souffrances en un seul geste, en cessant d'acheter du foie gras et en reversant l'argent économisé à l'UNICEF, par exemple. Si cela devait vous paraître hors de portée, je vous remercie au moins d'avoir une pensée – à chaque bouchée de foie gras – pour les enfants que vous n'aurez ainsi pas sauvés.

Espérant ne pas vous avoir trop importuné tout de même!

Antonin Chiswick