Ce texte a été publié dans le n°18 des Cahiers antispécistes (2000), et peut se lire aussi sur le site de la revue.
«Le fait, sans nécessité, publiquement ou non, d'exercer des sévices graves ou de commettre un acte de cruauté envers un animal domestique, ou apprivoisé, ou tenu en captivité, est puni de six mois d'emprisonnement et de 50 000F d'amende.» Mais les dispositions de cet article du Code pénal1 «ne sont pas applicables aux courses de taureaux lorsqu'une tradition ininterrompue peut être invoquée2.» Ainsi, la loi autorise les corridas au nom des traditions dans le même mouvement où elle les désigne implicitement comme constituant, selon ses propres termes, des sévices graves et/ou des actes de cruauté commis sans nécessité.
Est apparue depuis quelques années en France et a fait une percée remarquée aux dernières élections européennes une liste nommée «Chasse, Pêche, Nature, Traditions3»: liste de chasseurs et de pêcheurs, donc, qui défendent leur activité au nom de la nature et des traditions. CPNT est très marquée à droite, mais c'est dans un même élan traditionaliste que la «gauche» s'en est prise récemment aux restaurants McDonald, coupables de diffuser la nourriture frelatée, américaine, à la place du bon roquefort et du bon foie gras français4.
Souvent il m'est arrivé de voir les spécistes à court d'arguments défendre la consommation de la viande au nom des traditions... des autres. On évoque les Inuits, les peuplades exotiques qui «chassent en respectant l'animal», ou encore «le peuple» qui tient à manger la viande; ceci pour défendre sa propre consommation de viande, mais sans oser mettre en avant pour cela ses propres traditions. Ce pas est peut-être en train d'être franchi. On verra peut-être de plus en plus les spécistes défendre leurs pratiques au nom de leurs propres traditions. Je pense qu'il y a lieu de s'en réjouir; c'est ce que je vais expliquer.
Traditions vraies et fausses
Si les traditions sont souvent en tant que telles connotées positivement, c'est à condition bien sûr qu'il s'agisse de «vraies traditions», dites aussi «traditions authentiques». Le mot «tradition» aurait même quelque chose de consubstantiel avec l'«authenticité»: par opposition aux choses nouvelles, vaines, vides, fausses, qui n'ont pas l'épaisseur, la profondeur que donne le temps aux traditions (vraies).
Mais c'est donc qu'il existe aussi des «fausses traditions». De quoi s'agit-il, en quoi diffèrent-elles des vraies? En voici un exemple à peine imaginaire. Les Indiens Dakatins pratiquent depuis la nuit des temps5 la danse pour faire venir la pluie. Jusqu'à ces dernières décennies, ils la pratiquaient sincèrement, dans le but effectif de faire venir la pluie. C'était alors une vraie tradition. Aujourd'hui, ils la pratiquent plutôt pour faire pleuvoir les billets de dix dollars, sans plus croire à son efficacité météorologique, dont ils ne voudraient de toute façon pas vu l'influence négative de l'humidité sur le tourisme. Leur pratique de la danse pour la pluie n'est plus authentique. Elle est devenue une fausse danse pour la pluie, bien que tous les mouvements soient les mêmes; les Dakatins ne sont pas plus en train de réellement danser pour la pluie que Fernandel n'était réellement en train de traquer un espion soviétique quand il a joué dans Les Oiseaux de Spielberg.
Comment un objet peut-il être un «faux» quelque chose? Il ne suffit pas qu'il ne soit pas ce quelque chose; d'un couteau, on ne dit pas qu'il s'agit d'une fausse fourchette. Il ne suffit pas non plus qu'il ne soit pas tout à fait ce quelque chose: face à une petite branche fourchue taillée pour servir de fourchette, on ne parle pas d'une fausse fourchette, mais d'une sorte de fourchette. Pour qu'il y ait l'idée de «faux», il faut qu'il y ait celle d'imitation, de copie. La danse des Dakatins est fausse parce qu'ils dansent pour copier leurs ancêtres, plutôt que de danser, comme ces derniers, réellement pour faire venir la pluie.
Cependant, toute tradition est, par définition, une copie. Une tradition est la reproduction d'une activité ancestrale. Elle est tradition dans la mesure même où elle est copie; dans la mesure où elle est «vraie», c'est-à-dire est motivée par autre chose que la simple volonté de copier, elle n'est en fait pas une tradition, mais une technique.
Les ancêtres des Dakatins pratiquaient la danse pour la pluie en croyant réellement à son efficacité. Ils étaient alors comme moi, si une amie m'a montré comment extraire les vis sans efforts avec du chewing gum. Dès lors, je ferai comme elle, parce que j'ai été convaincu de l'efficacité de la procédure. Je n'agirai pas par tradition, même si depuis des générations les gens agissent ainsi. Bien sûr, la cause de mon geste est la démonstration faite par mon amie; mais son but est l'extraction de la vis. Je n'attache aucun impératif à l'imitation du geste qu'on m'a montré. Si on me montre plus tard une autre technique, plus efficace encore, pour faire la même chose, je l'adopterai sans sentiment de déroger à une tradition.
De l'extérieur on dira peut-être que j'agis selon une tradition. Des extraterrestres pourront s'exclamer «Encore un qui pratique cette tradition ancestrale pour extraire sa vis!»; alors qu'elles, elles connaissent des techniques bien plus efficaces pour que la force soit avec elles et que la vis sorte toute seule. Et même, elles nous ont déjà expliqué cent fois comment faire, par des messages qui leur semblent explicites, mais que nous, humaines, n'avons même pas remarqués. Nous leur apparaissons bizarrement conservateurs, butées, irrationnelles, incompréhensibles. Traditionalistes, en un mot.
Ainsi, nous nommons «sociétés traditionnelles» les sociétés autres que la nôtre, parce qu'on y croit des choses que nous estimons fausses, parce qu'on y fait des choses que nous pensons injustifiables (marier sa fille de force, par exemple). Mais ces sociétés ne se ressentent pas elles-mêmes comme traditionnelles; ou alors seulement depuis peu, depuis que le contact avec d'autres a ébranlé les bases de leurs pratiques et les a amenées à porter sur celles-ci un regard extérieur, et donc à moins y croire, à pratiquer moins «authentiquement» ce qu'elles commencent à voir elles-mêmes comme des traditions. Une tradition n'est jamais une «vraie» tradition que perçue de l'extérieur, tant que les personnes qui la pratiquent ne la ressentent pas elles-mêmes comme une tradition.
Les justifications apportées en défense de l'excision, aussi, s'appuient sur divers arguments qui ne font pas référence à la tradition: sur l'autorité de Dieu6 – et donc sur la peur des punitions qui découleraient de la non-observance de cette pratique; sur de nombreux mythes concernant les conséquences néfastes de la non-excision, sur la santé, et ainsi de suite (par exemple, les grandes lèvres d'une femme non excisée continueraient à croître indéfiniment); sur, aussi, de nombreuses motivations non avouées et non avouables. Les motivations (affichées ou non) conduisant à cette pratique dépendent de ses conséquences (réelles ou imaginaires) et non de son caractère traditionnel. Par contre, vue de l'extérieur, par des personnes qui ne la pratiquent pas, l'excision peut bien apparaître comme une tradition; comme une «vraie» tradition, justement parce qu'elle n'est pas, pour qui la pratique, une tradition. Si nous-mêmes ne classons pas notre société dans les sociétés traditionnelles, n'est-ce pas simplement parce que la plus grande part de nos pratiques reste incontestée? Mais cela ne doit pas nécessairement durer toujours.
L'argument «traditions» est un bon signe
Il me semble logiquement contradictoire de dire «je le fais par tradition», tout comme «je crois à ce mythe». Ce sont là des phrases cohérentes à la seconde ou troisième personne, mais pas à la première7. Cependant, dans les faits, on l'a vu, les traditions sont invoquées en défense de certaines pratiques, et en particulier des pratiques spécistes. Je pense que cela implique d'emblée chez les personnes qui disent ainsi «je le fais par tradition» une conscience divisée, une mauvaise foi. Elles veulent continuer leurs pratiques, mais se savent dépourvues d'arguments, autres que celui des traditions. Et ce dernier est en réalité un argument ad hominem: il ne traduit pas le fait que les chasseurs chasseraient pour respecter une tradition – il est évident qu'ils chassent pour le plaisir – mais le fait qu'ils demandent aux autres d'y voir une tradition, et de respecter leur pratique pour cela.
C'est que les traditions des autres se respectent, même si on y croit pas (puisque justement on y voit des traditions). On respectera la danse dakatine, non parce qu'on la croit efficace pour faire pleuvoir, mais parce qu'on la trouve jolie, émouvante, ou autre chose. Au mieux, peut-être, on s'en servira pour explorer plus profondément notre psychologie et notre sociologie; mais ce sera aussi forcément comme un objet de musée. Car il faudra conserver, donc isoler, les personnes qui la pratiquent; éviter qu'elles apprennent les sciences, par exemple, de peur qu'elles ne se mettent à douter de leur danse; de peur que celle-ci ne devienne «fausse». De peur peut-être aussi de voir sa propre culture déstabilisée au contact de l'autre, et commencer à être perçue comme traditionnelle? Les chasseurs ne disent-ils pas implicitement à l'ensemble de notre société spéciste, «laissez-nous chasser, au nom des traditions, car n'est-ce pas aussi au nom des traditions que vous, vous mangez de la viande?»
En tout cas, il me semble, cet appel aux traditions traduit une fissure dans le spécisme; et il n'est alors pas étonnant que celle-ci apparaisse du côté d'une des pratiques spécistes les plus contestées, la chasse. Peut-être que bientôt notre société nous apparaîtra à nouveau comme percluse de traditions, les pratiques spécistes n'étant pas des moindres.
1. Art. 521-1, paragraphe 1 (chapitre «Des sévices graves ou actes de cruauté envers les animaux»).
2. Paragraphe 3.
3. La liste CPNT a recueilli 6,8% des voix, dépassant parfois les 50% dans les zones rurales.
4. Un tract recueilli lors d'une manifestation anti-McDo à Paris en octobre 1999 dénonce le «caca-pipi-talisme» américain et annonce: «La prochaine fois, pas de ketchup, du sang». La Confédération paysanne, qui a attaqué le chantier d'un McDonald à Millau, est classée à gauche dans le monde agricole; elle entendait protester contre les taxes douanières américaines à l'encontre principalement du foie gras et du roquefort.
5. La nuit des temps, souvent, ne remonte pas si loin que cela. L'important est que l'origine de la tradition soit projetée hors du temps par son oubli ou par sa transfiguration (mythification).
6. L'Islam «officiel», dit-on, ne commande aucunement l'excision. Mais ce qui est pertinent est que les personnes qui pratiquent l'excision croient que la religion l'impose.
7. Une habitude n'est pas la même chose qu'une tradition. Quand je vais dans un restaurant chinois, j'ai le choix d'utiliser la fourchette ou les baguettes. J'ai l'habitude de la fourchette, mais pas des baguettes, et cette habitude rend rationnel et efficace mon choix d'utiliser la fourchette. Je l'utilise parce que je sais la manier. On pourra noter que ce dernier fait résulte de ma culture; mais cela n'en fait pas une tradition. Je n'utilise pas la fourchette au nom de cette culture, au nom d'une tradition.
Le texte de loi invoqué en note 1 est maintenant l'article 522-1 du Code Pénal.