Ce texte a été publié dans le n°0 (1991) des Cahiers antispécistes.
En 2021, Yves Bonnardel a signalé ce texte sur les réseaux sociaux, en ajoutant le commentaire:
Cet articulet ne se trouve pas reproduit sur le site des Cahiers antispécistes, pour une raison que j'ignore; c'est dommage, car les conditions qu'a dû affronter la naissance du mouvement pour l'égalité animale valent d'être connues, et sont significatives – et éclairent le présent. N'ai-je pas publié hier un post où l'on voit l'Académie française des Vétérinaires s'opposer à l'usage du mot «sentience», parce qu'il risquerait de nous faciliter la tâche? J'ai des échos fréquents que de nombreuses bibliothèques continuent de refuser d'acheter des livres antispécistes; il est important de continuer à les démarcher, à leur montrer qu'il y a un intérêt du public pour ce thème.
Éclairant, je trouve, le parallèle fait par le convervateur de la Bibliothèque Municipale d'alors, entre Le mouvement de libération animale (republié aujourd'hui par les éditions tahin party sous le titre L'Égalité animale expliquée aux humains) et Mein Kampf et Suicide mode d'emploi: ces ouvrages sont mis au silo et ne sont consultables que sur demande écrite, et leur seul point commun me paraît être qu'ils heurtent l'humanisme de plein fouet, bien que ce soit pour des raisons très différentes, voire radicalement opposées. L'humanisme est bien l'idéologie sacralisée des temps modernes.
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Le 1er août dernier, M. Martin, conservateur de la BM de Lyon, m'a aimablement reçu pendant une heure, mais pour m'expliquer, sur tous les tons, que le livre de Peter Singer, Le mouvement de libération animale*, ne serait pas, en raison de son contenu trop sulfureux, mis à la disposition du public sur les rayons de sa bibliothèque ; qu'au plus il serait accessible sur demande écrite et ainsi réservé aux personnes déjà averties.
Le cas, dit-il, était déjà arrivé; et de citer Mein Kampf et Suicide mode d'emploi. Le problème de ce livre-ci était que «tout de même quelque chose me gêne là-dedans». Il reconnut que sa réaction était la même que celle des bibliothèques qui, il y à vingt ans, refusaient les livres féministes.
Le livre de Singer n'est pas le premier sur ce thème à être censuré par la BM de Lyon. Déjà notre Nous ne mangeons pas de viande pour ne pas tuer d'animaux était tombé dans une trappe. Normalement, semble-t-il, toute production régionale intéresse la BM, et c'est pourquoi ils nous l'avaient acheté; mais il semble que sa lecture ait tellement scandalisé le personnel que lorsque je m'enquis quelques mois plus tard de pourquoi il n'était toujours pas en rayon, une employée me répondit qu'on n'allait tout de même pas prendre n'importe quelle production de secte et que c'était une question de dignité.
Nous avons publié Le mouvement de libération animale de Singer fin mai et j'ai fini par prendre mon courage à deux mains et par oser renouveler l'expérience. Je suis donc allé proposer notre producion à une (autre) employée, qui a immédiatement fait le rapport avec Nous ne..., et s'est mise à m'invectiver, à nous accuser de délirer, à nous traiter de terroristes de vouloir empêcher les gens de manger ce qu'ils veulent, à nous reprocher d'insulter le public en les appelant «viandistes», et d'être des racistes puisqu'ainsi nous excluons une partie de l'humanité. Et puis, «les animaux se mangent entre eux», et enfin, argument décisif à l'encontre de nos thèses, qu'elle me lança en me regardant droit dans les yeux: «Moi, j'aime la viande!»
J'avais rarement eu l'occasion d'assister à une manifestation aussi spontanée et naïve du profond malaise et de la violence que déclenche l'évocation de ce que les humains font subir aux autres animaux. Pourtant une telle violence est tout-à-fait logique, la violence étant au cœur du débat, celle que subissent les non humains de boucherie n'étant pas que verbale.
Si les ouvrages sur la libération animale ne sont pas en rayon à la BM de Lyon, ce n'est pas qu'ils n'intéressent pas le public. M. Martin n'a pas un instant suggéré cela, et le fait qu'ils soient en vente, et se vendent bien, dans des librairies tout-à-fait comme-il-faut tels Flammarion ou Decitre à Lyon, n'a rien changé à sa décision de ne pas les présenter au public. Son intention avouée est d'éviter de permettre au public d'êrre informé de leur existence.
Et que contiennent-ils donc de si sulfureux et pornographique, ces ouvrages, pour se retrouver parmi les rares à être explicitement censurés en notre époque libérale, tolérante et ouverte? M. Martin trouve tout-à-fait acceptables les chapitres du Mouvement de libération animale qui dénoncent, par exemple, ce que l'on fait aux veaux en batterie. M. Martin aime la viande, il me l'a dit (lui aussi), mais il n'est pas méchant homme, et il trouverait probablement très bien qu'on la lui vende au même prix avec un goût identique sans faire souffrir les bêtes. Ce sont, il l'a dit, les premiers chapitres qui le gènent, ceux qui défendent la thèse de l'égalité animale.
L'idée de l'égalité de prise en compte des intérêts des animaux indépendemment de leur espèce est un tabou. Le roi est nu, mais il ne faut pas le dire.
Il est amusant de remarquer que cette même bibliothèque propose, au même moment, dans son programme de films vidéo, une quarantaine de titres sur «les animaux»; et que, ce sujet scabreux que représentent, faut-il le croire, les animaux, puisqu'il nous vaut l'honneur de la censure, eh bien, dans quelle rubrique croyez-vous qu'il soit classé? Dans la rubrique «pour enfants». Notons toutefois que parmi ces films il y en a fort peu qui parlent des animaux que presque tous découpent et mâchent chaque midi, là encore, non pas parce que cela n'intéresserait pas les enfants, mais parce que, justement, c'est un sujet qui les intéresse souvent trop. Parce que les enfants n'ont souvent pas tout compris et font des remarques quant à la nudité du roi.
Il est important pour la lutte de libération animale que sa littérature soit visible du public. Je ne saurais donc trop encourager toutes les bonnes volontés à visiter les diverses bibliothèques de leur contrée, et de leur demander (par exemple) les livres el revues que nous indiquons en dos de couverture. Rien ne prouve que toutes les bibliothèques auront la même réaction.
* Nous avions édité ce petit livret aux éditions Françoise Blanchon; il a depuuis été réédité plusieurs fois aux éditions tahin-party, dernièrement sous le titre L’égalité animale expliquée aux humain-es.