Discussion sur l'utilitarisme des préférences, et sur le mal qu'il y a à tuer

Par Azerty, David Olivier Whittier, Dominic et Estiva Reus

Une discussion s'est engagée en février 2005 sur la «mailing list» vegetarien_fr à propos de l'utilitarisme des préférences et de la question du statut éthique de l'acte de tuer. On trouvera ici quinze mails extraits de cette discussion, de la main de quatre personnes: Estiva Reus, Dominic, Azerty et moi-même. Ils sont pour l'essentiel reproduits tels quels, à part quelques corrections de typographie et de mise en page. On notera en particulier une présentation très claire et fine de l'utilitarisme des préférences dans le mail 4, par Estiva Reus.

Mail 1/15: David Olivier Whittier

(...)

Au-delà de ce cas, Singer estime que l'euthanasie peut être justifiable aussi dans des cas moins graves. Singer est un utilitariste «de la préférence», c'est-à-dire qu'il identifie les intérêts des individus à leurs préférences. C'est sur cette base qu'il considère qu'il est moins grave de tuer une poule adulte qu'un humain adulte, parce que les poules adultes sont moins aptes (suppose-t-on) à concevoir leur vie dans la durée, et donc à avoir une préférence à continuer à vivre (pour réaliser des projets à long terme), que ne le sont les humains. En tuant un humain, même sans le faire souffrir, on le frustre de la réalisation de ses préférences, ce qui n'est pas le cas, ou est moins le cas, pour une poule. Je ne suis pas persuadé de la valeur fondamentale de cette théorie, mais je constate qu'elle correspond bien à nos sentiments habituels face à la mort. On ne considère pas aussi grave de tuer une fourmi que de tuer un humain adulte, parce qu'on a le sentiment que la fourmi, même si elle peut (peut-être) souffrir, n'a pas de projets à long terme, et qu'on n'est donc pas en train de la frustrer de quelque chose de complexe et de durable.

Les humains nouveau-nés ne sont pas eux non plus capables de former des projets à long terme, et il apparaît donc moins grave de tuer un nouveau-né qu'un humain adulte normal. Sur cette base, Singer propose qu'à la naissance, et pendant plusieurs semaines, il soit possible aux parents de prendre une telle décision s'ils ont de bonnes raisons (dans des cas de handicaps moins graves comme la trisomie, par exemple).

Sans être très convaincu à un niveau théorique par l'utilitarisme de la préférence, je me sens assez en accord avec Singer sur ce point. En tout cas, je constate qu'on tue pour des motifs bien plus futiles des millions d'animaux chaque jour, et c'est par pur spécisme que beaucoup de gens se scandalisent des positions de Singer concernant les bébés humains, tout en trouvant normal qu'on exécute chaque jour des millions d'animaux bien plus conscients que ne le sont les bébés humains.

Mail 2/15: Dominic

Coucou nouvelle liste,

David, moi j'ai aussi un peu de mal à adhérer à cet utilitarisme "de la préférence". Dans le cas que tu mentionnes où la préférence est donnée à l'humain en vertu de sa capacité à souffrir de la perte de ses futures années de vie, je n'imagine que ce raisonnement n'est valable que si la victime (humaine ou poule) a une connaissance par anticipation de sa mort. Ca peut être le cas si l'humain est tué au cours d'une lutte, ou s'il est condamné à mort pour un motif X ou Y. Mais si la mort arrive par surprise totale, il me semble que la poule et l'homme en sont au même point : c'est à dire bien incapable de se prononcer ou d'exprimer une préférence au sujet d'un évènement dont ils n'ont pas la moindre connaissance a-priori. Un homme mort ne souffre pas de ne pas être vivant.

Pour ma part, j'aurais aussi tendance à privilégier l'humain (si vraiment on était dans un cas où il fallait choisir) en prenant en considération la souffrance ou le chagrin que pourrait causer sa mort à autrui (proches, amis, famille, ..). Cette souffrance là est à prendre en compte, me semble-t-il, et l'emporte sur l'indifférence générale dans laquelle meurent des centaines de milliers de poulets tous les jours.

Restent 2 cas pour lesquels il est difficile de trancher:

- celui dans lequel une poule vit dans un certain tissu social (avec un compagnon et des petits, par exemple), et là c'est difficile de dire que la souffrance des proches est moindre dans le cas des poules, car il faut bien avouer qu'on n'en sait rien..

- celui de l'humain anonyme dont tout le monde se fout et dont la mort n'affectera personne (un SDF sans famille, un type sur une ile déserte..). Dans ce cas là il me semble que la poule et l'humain sont à égalité devant la mort, et je ne vois pas comment faire le moindre choix, si ce n'est au pile ou face....

Bon, quelqu'un a du Doliprane ?

Mail 3/15: David Olivier Whittier

Dominic.h wrote:

Coucou nouvelle liste,

David, moi j'ai aussi un peu de mal à adhérer à cet utilitarisme «de la préférence». Dans le cas que tu mentionnes où la préférence est donnée à l'humain en vertu de sa capacité à souffrir de la perte de ses futures années de vie, je n'imagine que ce raisonnement n'est valable que si la victime (humaine ou poule) a une connaissance par anticipation de sa mort. Ca peut être le cas si l'humain est tué au cours d'une lutte, ou s'il est condamné à mort pour un motif X ou Y. Mais si la mort arrive par surprise totale, il me semble que la poule et l'homme en sont au même point: c'est à dire bien incapable de se prononcer ou d'exprimer une préférence au sujet d'un évènement dont ils n'ont pas la moindre connaissance a-priori. Un homme mort ne souffre pas de ne pas être vivant.

Non, les préférences que prend en compte Singer ne dépendent pas du fait de savoir qu'on va être tué. Par exemple, moi en ce moment je ne pense pas être sur le point d'être tué, mais j'ai aaaargh couic

 

Non, je plaisantais, j'ai pas été tué. Je disais que, sans penser en ce moment être sur le point d'être tué, j'ai de fait une préférence pour continuer à vivre (sinon je sauterais par la fenêtre (sauf que je suis au rdc, mais supposons pour simplifier que j'habite à l'étage)). C'est de cette sorte de préférence-là que parle Singer. Si on me tuait par surprise totale en ce moment-même, cette préférence-là serait «frustrée», non au sens où j'éprouverais une frustration (une fois mouru, je n'éprouverais rien), mais au sens où la préférence ne se réaliserait pas.

Je crois que le point de vue de Singer sur ce sujet provient de ce qu'il voit l'éthique comme résultant d'une universalisation, c'est-à-dire du fait de prendre en compte les autres comme nous nous prenons en compte nous-mêmes. Si nous ne tenons compte que de nous-mêmes, nous agissons en tenant compte de nos préférences à nous. L'éthique serait alors de tenir compte aussi, au même titre, des préférences des autres. Nous préférons continuer à vivre, c'est pour cela que nous ne sautons pas par la fenêtre (je suppose ici encore pour simplifier que nous habitons à l'étage). De même, le simple fait que les autres préfèrent eux aussi continuer à vivre est, dans cette perspective, une bonne raison de ne pas les tuer (y compris sans souffrances, par surprise).

Cette façon de voir implique de prendre les préférences en question telles quelles, sans se demander si elles sont justifiées, rationnelles, etc. En général, les gens préfèrent ne pas souffrir et éprouver du bonheur, et dans cette mesure l'«utilitarisme de la préférence» de Singer rejoint l'utilitarisme classique, «hédoniste», pour lequel ce qu'on doit prendre en compte, c'est directement le plaisir et la souffrance des êtres (et non leurs préférences en tant que telles). Mais dans certains cas, les gens peuvent préférer souffrir. Singer citait par exemple celui d'un homme amoureux, et qui souffre beaucoup parce que son amour n'est pas réciproque; mais qui pourtant, si on lui proposait une petite pilule (ou un traitement psychanalytique) qui le «guérirait» sans douleur de son amour, refuserait, préférant souffrir qu'oublier. Dans ce cas, Singer considère que l'on doit prendre en compte cette préférence telle qu'elle est, même s'il s'agit d'une préférence pour souffrir.

Ceci dit, cette règle n'est pas absolue. Il faut encore que les préférences en question soient «bien informées». Grosso modo, il s'agit de pouvoir dire que quand une préférence est formée sur la base d'informations erronées, on n'a pas à la respecter telle quelle, mais à respecter la préférence que l'individu *aurait* s'il était bien informé. Par exemple, si Jacques a envie de boire un verre de vin, et donc préfère boire ce verre que de ne pas le boire, et s'apprête à le faire, mais que John, qui ne parle pas la même langue que Jacques, sait que le vin en question est empoisonné (il vient de voir quelqu'un verser un poison dans le verre à la dérobée). Il ne peut expliquer cela à Jacques, et n'a pas d'autre choix que d'enlever le verre des mains de Jacques, frustrant ainsi la préférence que Jacques a de boire le vin, mais respectant par contre la préférence que Jacques a de continuer à vivre (ce qui implique, sans que Jacques le sache, qu'il ne boive pas le vin). J'ai l'impression que les discussions autour de cette question - de la définition de ce qu'est une préférence bien informée - doivent être complexes, et fragilisent la logique simple de Singer, selon laquelle l'éthique devrait se baser sur la simple généralisation de nos préférences individuelles.

Personnellement, je ne crois pas à cette logique, et un peu pour ces mêmes raisons: je ne crois pas que ça ait un sens de dire que nous allons prendre les préférences des autres telles quelles. Car déjà, nous ne prenons pas nos *propres* préférences telles quelles. Dire que nous choisissons d'agir en fonction de nos préférences, c'est une sorte de tautologie. Nos préférences sont, par définition, ce que nous choisissons. Lorsque nous délibérons, nous ne nous demandons pas «qu'est-ce que je préfère», comme si nos préférences préexistaient à la délibération, et qu'il s'agissait seulement pour nous de les découvrir. Au contraire, nos préférences *résultent* de la délibération. Nous *formons* ces préférences en nous demandant justement si elles sont justifiées, si telle option nous fera plaisir, ou si c'est bien de se faire plaisir maintenant plutôt que plus tard, ou de faire plaisir à autrui, si tel plaisir vaut la peine d'encourir telle souffrance, etc. Nous n'agissons donc pas *pour* satisfaire nos préférences, mais formons des préférences et agissons *pour* satisfaire d'autres buts, dont, en particulier, notre plaisir. Il me semble que l'universalisation ne devrait donc pas consister à généraliser le respect des préférences, mais le respect de ces autres buts. Par ailleurs, il me semble qu'en définitive (mais c'est une autre question), ces autres buts sont seulement le plaisir et le fait d'éviter la souffrance. C'est pourquoi je suis utilitariste hédoniste, c'est-à-dire que je ne pense pas que l'éthique consiste fondamentalement à respecter les préférences des autres en elles-mêmes, mais leurs intérêts au plaisir et à ne pas souffrir.

Je pense cependant que l'utilitarisme de la préférence donne une image assez juste d'une grande part de notre fonctionnement quotidien. Peut-être parce que ce que je viens de décrire est un fonctionnement idéalisé; dans la réalité, nous tenons *aussi* compte de nos préférences lorsque nous délibérons: nous tenons comptes de nos préférences *antérieures*. Nous avons peut-être décidé d'aller au cinéma (plutôt que de regarder la télé), et sommes maintenant en train de nous demander si nous allons y aller à pied ou en métro; dans cette seconde délibération, nous intégrons le résultat de la première sans la remettre en cause (sauf si nous avons de bonnes raisons). Nous tendons à prendre beaucoup de décisions ainsi, sans «refaire tous les calculs», sans «repartir de zéro», même si, dans l'idéal, c'est ce que nous devrions faire (si ce n'était pas coûteux en temps et en énergie). Lorsqu'il s'agit de prendre en compte non seulement nous-mêmes, mais aussi autrui, il est assez naturel de faire de même, d'autant plus que faire autrement, c'est-à-dire remettre en cause les préférences d'autrui au nom des intérêts mêmes de cet autrui, est souvent mal vu («paternalisme», atteinte à l'autonomie ou à l'intimité de l'autre, etc.).

Dès lors, il me semble que l'utilitarisme de la préférence représente une bonne solution pratique, au moins en notre époque. Tuer un humain adulte normal c'est le frustrer de la réalisation de beaucoup de projets, si ce n'est que les prochaines vacances, etc. Tuer un chat ou un cochon, c'est aussi le frustrer de pas mal de préférences, sans doute moins que pour l'humain. Et ainsi de suite, quand on va vers des animaux dont la vision temporelle est plus restreinte. Il reste que fondamentalement, à un niveau théorique, je pense que tuer un chat, un cochon ou un humain sans souffrances, «par surprise», ce n'est pas un mal en soi, si cet être est remplacé par un autre tout aussi heureux. Mais comme je préfère ne pas mettre ce point de vue en application concernant moi-même ou d'autres humains (et aurais même horreur qu'on le fasse), et que je pense que la plupart des gens ressentent cela comme moi, je pense qu'il faut étendre cette protection aussi aux animaux, au moins à ceux qui, comme les cochons et les poules, ont un minimum de conscience d'eux-mêmes dans la durée, et donc s'abstenir de les tuer.

Je dirais que je suis assez loin d'être satisfait de cette réponse à ce problème, mais même si elle me satisfait beaucoup plus que toute autre.

Tout ceci sans tenir compte des «effets secondaires» d'une mort, et en particulier du chagrin des autres, qui doit, bien sûr, compter aussi, comme tu le dis. Mais ce n'est pas pour moi le déterminant principal.

Mail 4/15: Estiva Reus

Avertissement 1. Ce mail sera jugé casse-pied par ceux qui n'aiment pas les trucs genre philomachin. Ceux-là, passez tranquillement au mail suivant après avoir effacé celui-là.

Avertissement 2. Comme je n'ai pas le temps de participer au échanges sur la liste , ce qui est ci-dessous n'est que le recyclages de notes que j'avais prises pour mon propre usage une fois où j'avais essayé de m'instruire sur l'utilitarisme des préférences.

Je préviens, au cas improbable où il y aurait des réponses, que je ne peux pas suivre l'activité de la liste, donc ne pas s'étonner si je ne réponds pas aux éventuelles réponses.

LA DIFFÉRENCE ENTRE UTILITARISME HÉDONISTE ET UTILITARISME DES PREFERENCES

Utilitarisme hédoniste. Le but assigné à l'action morale est de maximiser le bonheur de tous les sujets concernés. Le but est défini en termes d'un état mental, difficile à définir mais reconnaissable quand on l'éprouve. Les expériences plaisantes sont appréciées en raison de la sensation qu'elles procurent. Elles sont appréciées en elles-mêmes et non comme moyen d'obtenir autre chose.

Utilitarisme des préférences. Le but assigné à l'action morale est de maximiser la satisfaction des préférences de tous les sujets concernés.Les utilitaristes classiques (18e et 19e siècle) étaient de la variante «hédoniste». Au XXe siècle, émerge l'utilitarisme des préférences, qui va être adopté par une partie des philosophes utilitaristes, dont Singer. Cela a probablement un lien avec le fait qu'il a eu pour maître Richard Hare qui en fut l'un des défenseurs.

Cependant, le passage du «bonheur» à la «satisfaction des préférences» soulève de nombreux problèmes. J'en évoquerai quelques uns.

ARGUMENTS EN FAVEUR DE L'UTILITARISME DES PREFERENCES

1) Il existe un lien entre «désir» et «bonheur»

Les notions de plaisir et souffrance sont problématiques: définition? diversité des expériences associées? commensurabilité?Il est très difficile de définir les sensations de plaisir et de douleur. Certains objectent qu'il n'y rien de commun entre le plaisir procuré par un gâteau et par une conversation avec un ami, qu'il s'agit de sensations différentes et incommensurables entre lesquelles aucune addition n'est possible.

En cherchant à unifier les «plaisirs» et «souffrances», on est naturellement conduit vers la notion de désir

Mais, fait observer Richard Hare (Essays in Ethical Theory), il est impossible de souffrir sans vouloir en même temps que cela cesse, toutes choses égales par ailleurs. La souffrance, c'est ce dont on voudrait qu'elle cesse, le plaisir c'est ce dont on voudrait qu'il continue. La notion de plaisir ou de souffrance conduit spontanément à la notion de désir de réalisation ou d'évitement de quelque chose.

Commensurabilité des désirs

Cela ne choque personne quand on affirme que l'on désire (ou qu'on a de l'aversion) pour des choses très différentes. Et on ne voit pas d'objection non plus à dire que les désirs sont commensurables, du moins à l'intérieur d'un même individu. Vous savez que vous désirez plus intensément une promenade qu'une sortie au cinéma.

2) L'approche par les préférences évite des débats tortueux sur les motivations psychologiques.

Ayer (1954) remarque que l'on reproche souvent à Bentham d'avoir construit son système sur une psychologie erronée. Il n'est pas vrai dit-on que le seul but de l'homme soit la recherche du bonheur pour lui ou pour les autres. (Ayer plus précisément attribue à Bentham l'idée que la motivation de chacun est la recherche de son propre bonheur, ce qui est une interprétation de Bentham que l'on peut contester, mais passons...). Le but conscient des individus est en général plus immédiat: satisfaire un besoin physique, remplir des obligations sociales, être plus malin que ses voisins, rendre service à un ami. On peut bien sûr tenter d'argumenter en disant que la motivation cachée est la recherche du plaisir. Mais tous ne l'admettront pas. Si on tente de soutenir que «la preuve que cela faisait plaisir à la personne c'est qu'elle l'a fait», l'affirmation selon laquelle la recherche du bonheur est le but ultime devient une tautologie: à savoir que les individus font ce qu'ils font.

Aussi Ayer propose-t-il de s'éviter ces difficultés, en parlant de ce que les individus désirent (directement) sans faire d'hypothèse sur les raisons psychologiques de cela.

3) L'approche par les préférences aplanit les conflits avec d'autres courants éthiques

• En introduisant la notion de «volonté» on facilite la communication avec les philosophes kantiens.

• En parlant de «ce qui est désirable» et en évitant de l'assimiler au «bonheur», on laisse place à l'idée que d'autres valeurs peuvent être également désirables (la perfection, la justice, la vérité...)

En conséquence de quoi, Ayer propose en 1954, de reformuler l'utilitarisme de la façon indiquée dans la citation ci-dessous: au lieu de chercher la maximisation du bonheur, on doit chercher la maximisation de la satisfaction des préférences.

Citation: "Il suit que le principe d'utilité de Bentham devient ce principe selon lequel nous devons toujours agir de manière à donner au plus grand nombre possible la plus grande quantité possible de quoi que ce soit qu'ils se trouvent désirer. Je pense que cette interprétation préserve l'essence de la doctrine de Bentham, et elle a l'avantage de rendre cette dernière indépendante de toute théorie psychologique particulière".

LES DIFFICULTÉS SOULEVÉES PAR L'UTILITARISME DES PRÉFÉRENCES

Elles ont été exposées par de nombreux philosophes (Brandt, Griffin, Parfit, Sen...):

1) Conflit avec la perception commune. Lorsque nous nous soucions par bienveillance du bien-être des autres, nous pensons à leur bonheur et pas à leurs désirs, et nous n'hésitons pas à aller contre leurs désirs si cela nous paraît préférable pour leur bonheur. Ex des parents avec leurs enfants (Brandt).

2) A quelle date ou période doivent se rapporter les désirs à prendre en compte? S'agit-il:

- des désirs de l'individu à l'instant t concernant sa vie à l'instant t?

- des désirs de l'individu à l'instant t concernant toute sa vie?

- de la somme des désirs effectifs de l'individu au cours de toute sa vie? Dans ce cas, sachant que ces désirs ont varié, comment pondérer chacun? En fonction de leur durée et de leur intensité?

Ces questions donnent lieu à des interrogations du type:

- Faut-il accorder du poids au désir d'un enfant d'aller à Dysneyland le jour de ses 50 ans?

- Que faire du cas d'une personne qui a été athée toute sa vie et qui a répété mille fois qu'elle ne voulait pas avoir l'extrême onction ni de funérailles religieuses, mais qui le jour de sa mort réclame qu'on appelle un prêtre?

- Que faire du cas d'un jeune homme très pieux qui voulait entrer dans une faculté de théologie, mais qui en a été empêché par les circonstances. Il fait une école de commerce, fréquente de nouvelles personnes, finit par réussir dans la vie comme propriétaire de boîte de nuit et s'en trouve très content. Doit-on dire que son bien-être a été réduit par le fait qu'il n'a pas pu satisfaire son désir de jeunesse?

Ces difficultés n'existent pas dans l'utilitarisme hédoniste fait observer Sen (dans un article de 1980). Elles surgissent dans l'utilitarisme des préférences à cause de la dualité entre (i) le désir (ii) la satisfaction du désir, et le fait qu'ils sont séparés dans le temps.

3) Quelques paradoxes issus de l'assimilation entre bien-être et satisfaction des désirs

- Faut-il prendre en compte la réalisation des désirs lorsqu'elle ne fait pas partie de l'expérience? Exemple: Léonard de Vinci souhaitait que les hommes volent. Doit-on dire que le fait que son désir se soit accompli, bien qu'il ne l'ai jamais su, a été un bien pour lui? Ou bien doit-on affiner la notion de satisfaction des désirs de façon à inclure l'exigence supplémentaire que cette réalisation affecte la vie du sujet du désir? (Griffin)

- L'exemple de la drogue de Parfit. Supposons que je vous propose une drogue qui vous rendra dépendant à vie, et que je vous garantisse que je vous en fournirai à volonté gratuitement. Cette drogue n'a aucun effet euphorisant. Simplement, chaque matin vous vous réveillez avec un désir intense d'avoir une dose de drogue, vous prenez cette dose, et juste après vous vous sentez comme si vous n'étiez pas drogué. Si on admet que notre bien-être est d'autant plus grand qu'on satisfait une grande quantité de désirs, on doit conclure que cette opération est très souhaitable puisqu'elle accroît énormément vos désirs et que tous ces nouveaux désirs vont être satisfaits.

- L'exemple des « pauvres » de Sen. Les personnes qui vivent dans des conditions difficiles depuis leur jeunesse apprennent à modérer leurs désirs, à espérer très peu de choses de la vie, parce que sinon ils seraient désespérés. Une politique qui définirait le bien-être comme la maximisation de la satisfaction des désirs ferait très peu de cas de ces gens dont les désirs se sont réduits et concentrerait ses efforts sur ceux à qu'une vie plus aisée a conduit à développer une masse de désirs et d'espérances.

LES PREFERENCES CORRIGEES

Plusieurs auteurs ont cherché à échapper à certaines de ces difficultés, en remplaçant les désirs (ou les satisfactions) effectifs par des désirs corrigés. Le degré de «correction» est variable et ces désirs corrigés prennent des dénominations diverses: désirs informés, rationnels, véritables.

- La correction minimale consiste à demander qu'on considère les préférences d'une personne lorsqu'elle est dans son « état normal », pas sous le coup d'une violente émotion (colère, dépression) ou sous l'effet d'une drogue...

- La seconde correction consiste à remplacer les désirs de la personne par ce que ces désirs seraient si elle était parfaitement informée, à la fois de ses états d'esprits futurs et des conséquences de ses choix. Ce seraient les choix qu'elles feraient pour elle-même sans commettre ni d'erreur de logique ni d'erreur sur les faits.

- Une forme encore plus forte consiste à dire qu'en plus on ne doit pas prendre en compte les préférences antisociales des agents (Harsanyi dans Audard), par exemple les désirs sadiques, parce que si les personnes adoptaient un point de vue universel, elles renonceraient à ce type de désirs.

REFLEXIONS EN VRAC

1) Mon sentiment, est que plus on corrige de la sorte les désirs et plus l'utilitarisme des préférences se rapproche de l'utilitarisme hédoniste. Sidgwick écrivait déjà que ce qui est bon pour une personne, c'est ce que cette personne désirerait si ses désirs étaient en accord avec la raison.

Ce qui indiquerait que la bonne doctrine utilitariste est l'utilitarisme hédoniste.

On pourrait voir l'utilitarisme des préférences comme le résultat d'une hybridation entre le critère ultime du bien (celui de l'utilitarisme hédoniste) avec des considérations pragmatiques tenant compte des faiblesses des individus (gaffe au paternalisme ravageur mal informé ou mal intentionné), pour arriver à l'idée qu'en pratique on obtient de meilleurs résultats en donnant du poids à ce que chacun juge bien donc à ses préférences.

Mais c'est peut-être une interprétation fausse. Hare ne défend pas l'utilitarisme des préférences pour raisons pragmatiques, il le défend en tant que tel, il tient beaucoup à se définir comme utilitariste kantien et g paltan de me replonger dans ses bouquins pour me remémorer pourquoi.

2) David a raison de noter qu'on passe à côté de ce qui fait l'activité de décision si on prend les préférences comme des données. Le plus difficile dans une décision est souvent de déterminer ce qui est préférable (et non pas de trouver le meilleur moyen de le réaliser). Le problème le plus difficile de l'éthique est aussi celui-là.

3) L'usage que Singer fait des deux utilitarisme (dans Practical Ethics que j'ai pas le temps d'aller repotasser non plus) me semble ne pas tenir la route. Il fait la distinction entre deux sortes d'êtres sensibles: ceux qui ont conscience de leur permanence dans le temps(1) (qui ont des projets de vie) et ceux n'ont pas cette conscience (2). Il propose d'appliquer l'utilitarisme hédoniste pour les individus (1) et l'utilitarisme des préférences pour les individus (2). Ce qui le conduit en particulier à la conclusion qu'il n'est pas mal de tuer un individu (1) si on le remplace (fait naître) par un autre individu (1) tandis qu'il est mal de tuer un individu (2) même avec remplacement, parce qu'on a frustré ses préférences.

Ce à quoi chaipuki a objecté à juste titre que si l'argument du remplacement marche pour les individus (1), il marche aussi pour les individu (2).

Si un individu a de type (1) peut être remplacé par un aussi bon réceptacle à sensations plaisantes que a l'était, alors un individu b de type (2) peut être remplacé par un aussi bon porteur de préférences que b l'était.

Je suppose que les rares qui sont arrivés au bout de ce mail didactique et chiant lui trouvent surtout des vertus soporifiques.

Pourtant ces andouilles de philosophes qui racontent des histoires de remplacement et de Dysneyland à 50 ans, quelqu'un de plus doué que moi réussirait à vous faire sentir que là-dessous, il y a la question énorme de savoir ce qui est bien. Nous on veut le bien des êtres sensibles, mais on discute rarement de savoir ce qui est bien, sauf tantôt comme si c'était évident, et tantôt en sarcasmes et polémiques récurrentes sur Untel ou telle asso qui méfiez-vous est à la solde de l'ennemi, payé par lui etc. ce qui oblige à dépenser une énergie folle rien que pour dissiper ces perturbations qui risquent de déstabiliser le mouvement pour des raisons futiles.

Et la question de fond, la plus importante, personne n' a le temps de s'en occuper. On ne sait pas ce qui est bien pour nous tous, les animaux. On n'est pas fichus de décrire les traits caractéristiques d'un monde où l'on s'efforcerait de faire pour le mieux pour les êtres sensibles. Moi je ne le sais pas.

Mail 5/15: Azerty

Je suis assez choqué d'entendre David dire :

Il reste que fondamentalement, à un niveau théorique, je pense que tuer un chat, un cochon ou un humain sans souffrances, «par surprise», ce n'est pas un mal en soi, si cet être est remplacé par un autre tout aussi heureux.

Tuer un chat..un cochon, un humain sans souffrance ", c'est lui causer un dommage: lui enlever toutes ses perspectives, ses projets etc. Mais demandera-t-on, comme on enlève ses projets futurs, possibles, à un amas de cellule, parfois appelé "embryon"?

Non c'est plus que ca. C'est enlever un monde, c'est enlever une unité pensante qui unifie une pluralité de sensations, d'émotions... C'est enlever un pôle de représentations. C'est enlever à un être sensible ce qu'il est. Du verbe être. C'est prendre fondamentalement ce qui ne relève pas de l'"avoir", ce qui ne vous appartient pas: la vie sensible d'autrui. Tout ce qui est composé d'atomes, de molécules, peut vous appartenir dans la vie, au moins potentiellement. Vous pouvez faire des contrats faire reconnaître tel ou tel droit à la propriété privée. Travailler pour vous payer telle ou telle chose. Mais une vie sensible, constituée d'un monde de représentations qui lui est propre, cela ne s'achète pas, cela ne se possède pas. On n'a pas une vie. On est une vie. Ou du moins on a et on est une vie, en insistant bien sur le verbe être. Et fondamentalement on n'achète pas de l'être, mais de l'avoir.

C'est pour cette raison qu'on ne peut pas remplacer un être. On remplace bien une mobylette par une autre mobylette, une machine par une machine, un objet par un autre, mais pas un être bien heureux par un autre être bien heureux.. Tous ceux qui ont eu un chat savent que leur chat a une personnalité bien particulière, et qu'aucun chat ne ressemble au leur. Il y a toujours quelque chose qui diffère fondamentalement, en profondeur. Quelque chose qui n'est pas physique. Que la science, recherchant des lois de la nature, de découvrira jamais. Quelque chose d'inexplicable. Et c'est cela qui les rend si fascinants, si intéressants. Comme les autres animaux. Ceux du moins dont nous sommes capables d'observer les différences...

Bref, faire souffrir c'est causer dommage, nous sommes tous d'accord. Mais perdre la vie en tant qu'être sensible est aussi un dommage. Plus précisément, je soutiens que tous ceux qui ne suicident pas continuent de préférer la vie à la mort. Vivre avec la capacité à la sensibilité, c'est persévérer dans la vie. Oter la vie sensible c'est détruire cet effort, que cet effort soit conscient ou non. Et cela est dommageable. Au même titre qu'empécher quelqu'un qui s'efforce d'étudier. Qu'on entrave vos efforts ou qu'on supprime vos représentations, avec ou sans douleur, par surprise ou en vous ayant prévenu, c'est toujours dommageable.

Nos vies d'être sensibles sont irremplaçables. On peut remplacer un corps, greffer une main, on pourra bientôt cloner un être qui nous était cher. Mais il est évident qu'on ne le remplacera jamais, sinon par des illusions. Et c'est parce que nous sommes irremplaçables, nous autres êtres sensibles, qu'il est mal* de nous tuer, que nous soyons humains ou non.

*non pas mal dans l'absolu, mais relativement aux animaux sensibles en question.

Mail 6/15: Estiva Reus

Bonsoir Azerty (et liste),

Je ne fais que passer... paltan tout ça...

Ce que tu dis correspond à un fait troublant.

De façon spontanée, il me semble que tous, nous aurions du mal à considérer comme indifférent le fait de tuer quelqu'un pour le remplacer par quelqu'un d'autre.

En même temps, personne n'est fichu de sortir un argument qui se tienne pour justifier une telle position. (hormis les arguments sur les effets annexes: les mauvais penchants qu'on risque de développer si on prend l'habitude de disposer de la vie d'autrui, la douleur précédent la mort de l'occis, les effets négatifs sur ses proches).

Il s'agit bien du cas où le meurtre de A est la condition qui permet la venue au monde (ou la poursuite de la vie) de B.

Je pense que les arguments que tu dis ne sont pas convaincants c'est pas une critique méchante, je n'en connais pas de meilleurs non plus):

- Tu dis: A perd son monde, l'essentiel, ce qu'il est. Vrai. Mais c'est la condition pour que B gagne son monde, l'essentiel, ce qu'il est. Et B ne vaut pas moins que A.

- Tu dis : chaque animal est irremplaçable au sens ou "il n'a pas de pareil", il n'est pas remplaçable à l'identique. Vrai, mais il en va de même de B, dont l'irremplaçable unicité ne peut exister que grâce au meurtre de A.

Bien sûr tout ceci n'aurait aucune importance, si on ne rencontrait que des problèmes du type: faut-il tuer A pour permettre la vie de B? Tant qu'à faire, un pour un, autant suivre l'instinct qui nous dit qu'éviter le meurtre est préférable (sauf considérations supplémentaires pouvant intervenir sur les caractéristiques de A et B).

Là où ça se complique c'est dans les cas où tuer un A est la condition pour permettre l'existence de beaucoup de B. C'est le problème qui se pose dans un tas de cas où faire quelques victimes innocentes paraît un moyen efficace pour protéger davantage d'individus.

Plus précisément, je soutiens que tous ceux qui ne suicident pas continuent de préférer la vie à la mort.

Parfois j'ai l'impression qu'il y a un paquet de monde qui ne se suicide pas par pure inertie, ou à cause de devoirs envers des proches, et non parce qu'ils jugent que leur vie vaut la peine d'être vécue. Rien à voir avec ce qui précède, c'est juste une remarque qui me passe par la tête, il très possible que je me trompe, et en tout cas la conclusion n'est pas qu'il faut repérer les non-suicidés par inertie et les éliminer manu militari.

E

PS. Regrets de ne pas participer plus aux échanges sur cette liste qui sont fort intéressants depuis sa "rénovation".

Mail 7/15: Azerty

je pense que la critique est toujours constructive. Critiquer c'est estimer l'autre. Et par ailleurs je sais bien qu'«Estiva n'est pas une personne mal intentionnée»!

J'ai voulu dire dans mon mail précédent qu'on ne remplace pas un être irremplaçable. Même par un autre être irremplaçable qui aura lui-même une valeur infinie. On ne remplace pas l'infini par l'infini.

Autrement dit on ne fait pas des opérations sur l'infini. Dans la calculette utilitariste de la préférence, on mesure les préférences et les frustrations de préférences de tous ceux concernés par le résultat, et on en déduit quelle est la meilleure action à faire. Pour chaque préférence on tape leur intensité, par exemple +3, +5 et de même pour chaque frustration, -6, -1, on fait le solde, et on voit si ça en vaut la peine. Mais précisément il n'y a pas d'addition avec les valeurs infinies :

Je ne peux pas dire voilà j'ajoute un être infini plus un autre et encore un autre, et j'en soustrais un : infini + inifni + infini – infini= Error. Cela n'a pas de sens. La calculette utilitariste se bloque. Alors que pour le calcul des mobylettes, elle était relativement performante. Je démonte 3 vieilles mobylettes et j'en construits 1 nouvelles avec. Est-ce que ca en vaut la peine (économiquement) ? La calculette peut me le dire.

Une autre façon de dire les choses, c'est que je refuse d'entrée de rentrer dans la logique du « si A, alors B ». Cette règle est une règle de causalité, elle ne s'applique qu'aux phénomènes, aux lois de la nature, à ce qui répond à des lois donc. Pas aux êtres sensibles qui sont eux-mêmes, dans leur persévérance à vivre, leur propre cause. Ils ne dépendent pas uniquement de stimuli. Dès lors (oui on en revient sans cesse aux mêmes antinomies) on ne peut pas s'en servir comme de simples moyens. Ils valent en eux-mêmes, pour eux-mêmes, et non pas comme moyen pour les autres. Et j'ai envie de m'appuyer sur votre intuition réfléchie (ou pré-réfléchie ?), David et Estiva, car vous êtes presque d'accord, en reconnaissant respectivement :

- David : «Mais comme je préfère ne pas mettre ce point de vue en application concernant moi-même ou d'autres humains (et aurais même horreur qu'on le fasse), et que je pense que la plupart des gens ressentent cela comme moi, je pense qu'il faut étendre cette protection aussi aux animaux, au moins à ceux qui, comme les cochons et les poules, ont un minimum de conscience d'eux-mêmes dans la durée, et donc s'abstenir de les tuer»

- Estiva : «- Tant qu'à faire, un pour un, autant suivre l'instinct qui nous dit qu'éviter le meurtre est préférable (sauf considérations supplémentaires pouvant intervenir sur les caractéristiques de A et B).»

D'où vient cette préférence de David et cet instinct d'Estiva? On ne remplace pas des êtres irremplaçables par d'autres êtres irremplaçables. Le verbe «remplacer» ne convient pas, et ca n'est pas un jeu sur les mots.

Pour ce qui est de ce qu'Estiva désigne « cas où faire quelques victimes innocentes paraît un moyen efficace pour protéger davantage d'individus », peut être s'agit il des cas de « boucliers humains », et je dois dire que ces cas font, en général, peu de difficultés aux théories morales. Utilitariste, déontologique, ou autre.. Entre 2 innocents et 5 innocents, peu hésitent. (Thoreau hésite...). Il ne s'agit pas tant de se servir des uns comme de moyens au profit des autres. Ca n'est pas tant « Si A, alors B » mais plutôt « soit A soit B ». Il y a nécessité d'agir sinon tout le monde meurt. Dans ce cas spécial, le "nombre compte" comme dirait l'autre. Je ne pense donc pas que « cela se complique ».

Si par contre les « cas où faire quelques victimes innocentes paraît un moyen efficace pour protéger davantage d'individus » veut dire autre chose, je suis prêt à l'entendre...

Enfin pour terminer sur une digression, je voudrais dire que oui, c'est assez fascinant, cette possibilité que nous avons de rester en vie par devoir, parce que nous estimons devoir rester là pour d'autres personnes, etc. Mais je dirais que ce devoir est tout sauf une inertie, il est bel et bien encore affirmation de sa volonté, affirmation de la valeur, du devoir-être...

Mail 8/15: David Olivier Whittier

Bonsoir Azerty (www.dudroitanimal.fr.st) et les autres,

Je vais essayer de répondre à tes arguments.

Je rappelle d'abord la question de départ. Il s'agit (encore une fois) du mal qu'il y a (ou non) à tuer (sans souffrances) un être sensible. Nous sommes d'accord sur le fait qu'il est mal de faire souffrir un être. Mais il y a des circonstances où il est possible (physiquement) de tuer sans faire souffrir. Ce n'est pas ce qu'on fait dans les abattoirs actuels, mais c'est souvent le cas lors des euthanasies ou même lorsque l'on tue les chiens et chats trop nombreux dans les refuges (cela ne fait pas plus souffrir un chat d'être anesthésié, puis tué, que d'être anesthésié, puis opéré, par exemple). Dans ces conditions, avant de mourir, l'être sensible ne ressent pas de souffrance; après sa mort non plus. Nous avons tous le sentiment que tuer est un acte grave, que c'est faire un tort à l'être que l'on tue. Il est cependant difficile de dire en quoi c'est un mal. Il est donc difficile aussi de dire jusqu'à quel point c'est un mal.

Il ne s'agit pas que d'un problème philosophique abstrait. En effet, le discours officiel au sujet de la viande est de dire qu'il ne faut pas faire souffrir les animaux d'élevage, mais que les tuer (sans souffrances) est en soi «normal», et ne représente pas un dommage infligé à l'animal; discours qui contraste avec celui tenu à propos des humains, qui dit que tuer un humain est un très grand mal, le plus grand mal qu'on puisse lui faire (peine de mort = «châtiment suprême»), plus grand encore que de le faire souffrir beaucoup. Il me semble que cette attitude radicalement différente envers la mort humaine et non-humaine est un élément central du spécisme et de la justification de la consommation de la viande, bien qu'il ne soit pas tout à fait clair de quelle manière. Et surtout, on ne voit pas clairement quelle attitude nous devons avoir face à cette question. Devons-nous déclarer que la mort est un grand dommage tant pour les non-humains que pour les animaux ? Ou devons-nous au contraire considérer qu'elle n'est un dommage ni pour les uns ni pour les autres (quand elle est infligée sans souffrances)? Ou enfin, pouvons-nous chercher une voie «moyenne», plus complexe, comme le fait Singer, qui considère la mort comme un dommage lorsqu'il s'agit d'un être ayant une conscience de lui-même dans la durée, avec des projets, etc., ce qui inclut la plupart des humains, et exclut un peu ou complètement beaucoup de non-humains, sans pour autant être spéciste (en principe)?

Quelle que soit la solution que l'on proposera, il faut qu'elle soit argumentée (il ne suffit pas de dire «je décide que»), et doit aussi se confronter à nos intuitions et à nos pratiques. Choisir la première solution, et dire comme toi que le mal que l'on fait en tuant un être sensible est infini tient difficilement la route face à nos intuitions et à nos pratiques. Tuer une mouche est-ce aussi grave que de tuer un être humain comme toi et moi? Je veux dire, si on suppose que la mouche est sensible. Tuer un embryon humain (avortement) lorsqu'il vient tout juste de commencer à ressentir vaguement quelque chose, est-ce aussi grave - un dommage infini - que de tuer toi ou moi? Combien de fourmis écrasons-nous chaque jour? Et même si c'est une seule fourmi par mois, est-ce aussi grave (infini) que si nous écrasions un enfant humain chaque mois? Ceci n'est pas un argument absolu contre ta thèse, car nos intuitions peuvent se tromper, et le fait que tu ne mettes pas réellement en application tes propres idées (tu sors certainement de chez toi, et tues des insectes sans t'en rendre compte) n'implique pas non plus qu'elles soient fausses. Simplement, tu ne peux pas t'appuyer sur notre intuition à nous (à Estiva et à moi), en proposant comme tu l'as fait de nous convertir à ton propre point de vue censé réconcilier harmonieusement nos idées, nos intuitions et nos actes:

Et j'ai envie de m'appuyer sur votre intuition réfléchie (ou pré-réfléchie?), David et Estiva, car vous êtes presque d'accord, en reconnaissant respectivement:

- David: Mais comme je préfère ne pas mettre ce point de vue en application concernant moi-même ou d'autres humains (et aurais même horreur qu'on le fasse), et que je pense que la plupart des gens ressentent cela comme moi, je pense qu'il faut étendre cette protection aussi aux animaux, au moins à ceux qui, comme les cochons et les poules, ont un minimum de conscience d'eux-mêmes dans la durée, et donc s'abstenir de les tuer

- Estiva: «- Tant qu'à faire, un pour un, autant suivre l'instinct qui nous dit qu'éviter le meurtre est préférable (sauf considérations supplémentaires pouvant intervenir sur les caractéristiques de A et B).»

D'où vient cette préférence de David et cet instinct d'Estiva? On ne remplace pas des êtres irremplaçables par d'autres êtres irremplaçables. Le verbe «remplacer» ne convient pas, et ca n'est pas un jeu sur les mots.

Si la thèse du mal infini qu'il y aurait à tuer un être sensible était juste, alors nous aurions vraiment un problème pratique grave. Nous ne pourrions rien faire qui risque de tuer un être sensible quel qu'il soit. Toutes les choses qui nous font plaisir risquent de tuer un être sensible (y compris des humains - aller à la plage en voiture, par exemple). Si le mal de tuer est infini, incommensurable avec ces petits plaisirs, alors nous allons devoir bannir les plaisirs de notre vie, et en définitive... elle ne vaudra pas tellement d'être vécue!

Une réponse que j'ai entendue consiste à distinguer le mal que l'on fait intentionnellement de celui que l'on fait par accident. Quand on marche sur l'herbe, on n'a pas l'intention de tuer des fourmis, même si on sait qu'on en tuera. Mais cela ne me semble pas une réponse sérieuse. On ne l'accepterait pas de la part de quelqu'un qui justifierait de conduire à 150 km/h en ville, y compris devant les écoles à l'heure de la sortie, en tuant chaque jour un ou deux gamins sans faire exprès. Son but est le plaisir de la conduite, pas de tuer les gamins. Mais on considère quand même que ce qu'il fait est grave. La même logique implique que tuer les fourmis est tout aussi grave (infiniment grave selon toi), y compris quand c'est sans faire exprès. Par ailleurs, je ne vois vraiment pas de justification à cette distinction entre conséquences voulues et conséquences prévues mais non voulues. Je sais qu'elle est faite par les morales traditionnelles (cf. débats actuels sur l'euthanasie des humains - on a le droit de donner une dose de morphine qui abrègera la vie du patient, si le but est de soulager sa douleur, mais le faire *pour* abréger sa vie serait un meurtre). Mais elle me semble tout simplement dépourvue de toute justification.

Je disais qu'il est difficile de voir en quoi tuer un être (sans le faire souffrir) est un mal. En fait, on peut facilement dire que c'est un mal par un aspect: si on tue un être qui, laissé en vie, aurait vécu des années heureuses, alors on annihile ce bonheur qu'il aurait vécu. Mais ce mal n'est pas vraiment spécifique de l'acte de tuer: car on commet ce même mal par exemple en s'abstenant de faire naître un être heureux - un mal encore plus grand, même, car on annihile alors tout le bonheur correspondant à sa vie entière. Ne pas faire naître un poulet, qui, s'il était né, vivrait 16 années de bonheur, serait deux fois plus grave que de tuer un poulet heureux à l'âge de 8 ans, le privant de 8 ans de bonheur! C'est pour ça que j'avais parlé de remplacement: si tuer Aglaé est la condition nécessaire au fait de faire naître Sidonie (parce qu'on n'a qu'une quantité limitée de nourriture, par exemple), alors on et obligé de faire un mal dans les deux cas: soit le mal de tuer Aglaé (= annihiler ses années de bonheur futures), soit le mal de ne pas faire naître Sidonie (= annihiler ses années de bonheur à elle).

Je reconnais, évidemment, le mal qu'il y a à tuer un être quand ça signifie le priver de son bonheur futur. Mais c'est parce que je ne pense pas qu'il y ait *d'autre* mal dans le fait de tuer que ça que j'avais écrit:

Il reste que fondamentalement, à un niveau théorique, je pense que tuer un chat, un cochon ou un humain sans souffrances, «par surprise», ce n'est pas un mal en soi, si cet être est remplacé par un autre tout aussi heureux.

Toi tu réponds que le mal de tuer est infini, et qu'on ne peut pas faire des additions sur l'infini: «infini + inifni + infini - infini= Error». Tu dis donc que tu es contre le fait de remplacer Aglaé par Sidonie, en tuant Aglaé (quand c'est la condition pour faire naître Sidonie). Mais si le calcul donne «Error» dans un sens, il le donne aussi dans l'autre. Laisser vivre Aglaé, et donc ne pas faire naître Sidonie, c'est aussi préférer qu'existe le monde (futur) d'Aglaé, plutôt que le monde de Sidonie. C'est, en un sens, remplacer Sidonie par Aglaé. Dans les deux cas, il y a «remplacement».

Tu dis que tu refuses la logique de «si A, alors B». Si je comprends bien, ça revient à refuser la situation elle-même. Mais l'éthique, à mon avis, ça consiste, non à faire des discours sur l'incommensurabilité des mondes individuels, mais à chercher à déterminer la manière dont on doit agir dans une situation donnée. On ne peut pas refuser la situation dans laquelle on se trouve; on doit choisir, dans cette situation, notre manière d'agir. Si réellement on est dans une situation où on n'a qu'une quantité limitée de ressources, alors on doit choisir. Doit-on laisser vivre Aglaé ou faire naître Sidonie? Ce genre de situation ne se pose pas forcément concrètement aujourd'hui, parce que dans notre société massivement spéciste il y a d'autres priorités, mais un jour cela se posera. Et les gens posent déjà la question, sous d'autres formes: n'est-il pas préférable, nous dit-on, de faire naître les poulets (dans un environnement qui les rende heureux) puis de les tuer (sans souffrances), plutôt que de ne pas les faire naître? N'est-ce pas grâce aux mangeurs d'animaux que les animaux vivent?

On ne peut pas dire «je refuse la situation». Soit on tue Aglaé et on fait naître Sidonie, soit on laisse vivre Aglaé et on ne fait pas naître Sidonie. J'ai parlé de la quantité de bonheur qu'on annihile dans un cas ou dans l'autre. Mais toi, tu refuses de t'en tenir à cette simple quantité de bonheur, ou même aux «préférences» à la mode Singer:

Tuer un chat..un cochon, un humain sans souffrance, c'est lui causer un dommage: lui enlever toutes ses perspectives, ses projets etc. Mais demandera-t-on, comme on enlève ses projets futurs, possibles, à un amas de cellule, parfois appelé «embryon»?

Non c'est plus que ça. C'est enlever un monde, c'est enlever une unité pensante qui unifie une pluralité de sensations, d'émotions... C'est enlever un pôle de représentations. C'est enlever à un être sensible ce qu'il est. Du verbe être.

D'accord, tuer Aglaé, c'est supprimer «un monde», un «pôle de représentations». C'est cela qui, pour toi, compte encore plus que le bonheur ou les préférences. D'une part je me demande pourquoi. Pourquoi est-ce que ce monde aurait une importance en soi? Mais admettons que ce soit le cas. Admettons même que ce monde ait une importance infinie (je ne vois pas bien ce que ça veut dire, mais mettons). Il n'empêche qu'en décidant de ne faire naître Sidonie, tu décides, là aussi, de supprimer un monde. Tu supprimes un monde qui aurait existé si tu avais fait naître Sidonie. Exactement de la même manière que tu supprimes le monde futur d'Aglaé si tu la tues. Cela est vrai si Sidonie est seulement un embryon, un amas de cellules, mais c'est vrai même si Sidonie n'est aujourd'hui rien du tout. Tu supprimes la Sidonie future, la Sidonie qui existera si tu la fais naître.

Tu diras que ce n'est pas symétrique, parce que le monde d'Aglaé existe déjà. Et alors? Ce n'est pas le monde d'Aglaé qui existe déjà que l'on va supprimer si on la tue, c'est son monde futur. Tout comme c'est le monde futur de Sidonie qu'on supprimera si on ne la fait pas naître.

Je pense qu'il y a à la base de ta réaction aussi la question de l'identité personnelle. Tu vois le monde futur d'Aglae et son monde présent comme, d'une certaine manière «le même monde», comme une unité. Je ne vais pas entrer dans une discussion à ce sujet, mais c'est là une chose à laquelle je ne crois pas. Je crois que cette fixation que nous faisons sur l'idée que «c'est *moi*» ou «ce n'est pas *moi* qui vivrai ceci ou cela» vient d'une hypertrophie de notre attachement à ce «moi», comme entité immuable à laquelle nous attribuons une existence indépendante de nos instants de conscience successifs. Dès lors, nous nous identifions à ce que nous vivrons dans l'avenir, et ce monde-là nous semble plus réel, plus important, donc, que le monde futur de quelqu'un d'autre. Et parce qu'Aglaé est vivante aujourd'hui, nous nous identifions à travers elle à son monde futur, qui nous semble plus réel que le monde futur d'une «hypothétique» Sidonie (hypothétique parce qu'elle n'existe pas aujourd'hui - mais le monde futur d'Aglaé est lui aussi hypothétique, puisqu'il n'existera que si nous ne la tuons pas).

Voilà à mon avis l'origine de cette intuition qui nous fait trouver plus grave de supprimer le monde futur d'Aglaé qu'il ne l'est de supprimer le monde futur de Sidonie. Une histoire de proximité, en somme. Nous nous sentons plus proches du monde futur d'Aglaé que du monde futur de Sidonie.

J'admets donc tout à fait que ma position, selon laquelle le mal qu'il y a à tuer correspond seulement au fait de supprimer des instants de bonheur futur, et peut donc être «compensé» par la création d'autres instants de bonheur futur, est contraire à l'intuition. Elle est même, je l'ai dit, contraire à ma propre intuition.

Toi, tu nous conseilles, à moi et à Estiva, de nous «rendre» à notre intuition. Mais comme je l'ai dit, toi-même as une position qui, dans ses conséquences logiques, est elle aussi gravement contraire à l'intuition de pratiquement tout le monde, y compris (certainement) à la tienne. Elle est aussi (certainement) contraire à ta propre pratique. Pourtant, tu choisis de la maintenir.

Je ne dis pas qu'il n'y a pas de problème à avoir une position contraire à nos intuitions. Je dis seulement que ce n'est pas une raison absolue pour rejeter cette position. Et cela d'autant moins que la position alternative est elle-même, par d'autres aspects, tout aussi contraire à nos intuitions. C'est le cas de figure où nous sommes aujourd'hui. Intuition contre intuition. Match nul.

Ma position théorique est contraire à mon intuition, mais c'est pire que cela. Elle est contraire aussi à ma pratique, et même à la pratique que je préconise; j'aurais même horreur qu'on la «mette en application», comme je le disais:

je préfère ne pas mettre ce point de vue en application concernant moi-même ou d'autres humains (et aurais même horreur qu'on le fasse), et que je pense que la plupart des gens ressentent cela comme moi,

C'est un gros problème. Mais j'ai déjà noté que toi aussi tu as aussi ce problème: ta propre théorie implique, logiquement, que tu devrais accorder une valeur infinie à la vie d'une fourmi, et ne jamais sortir de chez toi, alors que tu es (je suppose) loin d'appliquer cela ou même de le préconiser.

Mais surtout, je vois une analogie assez directe avec d'autres intuitions que j'ai. Je parle spécifiquement des intuitions concernant la proximité. Je pense que la souffrance c'est de la souffrance, et que c'est aussi grave de vivisecter un lapin que de le faire à un chat. Mais mon intuition me dit que c'est bien plus grave de le faire à un chat qu'à un lapin! C'est que les chats me sont proches, alors que je n'ai jamais fréquenté de lapin. J'aurais bien du mal à me défaire de cette intuition. Dois-je donc accepter ce qu'elle me dit comme vrai, et considérer qu'il est plus grave de vivisecter les chats que les lapins?

Et j'en ai bien d'autres, comme ça. Le tsunami du 26 décembre m'a touché, mais à vrai dire bien moins que si j'avais appris ce jour-là que moi ou une personne proche avait un cancer. Dois-je donc considérer que le sort d'une personne proche de moi est réellement plus important que celui des centaines de milliers d'humains et autres animaux tués par le tsunami? C'est bien là ce que me dit mon intuition!

Troisième exemple. Une amie a un vieux chat qui ne supporte pas la nourriture végétarienne. Elle lui donne donc des boîtes viandistes. Combien d'autres animaux ce chat va-t-il donc manger dans sa vie? Plutôt que de payer pour qu'on tue des animaux pour nourrir ce chat, cette amie ne devrait-elle pas payer un vétérinaire pour tuer le chat? Logiquement, oui. Mais je ne lui ai pas conseillé de le faire. Intuitivement, j'aurais même horreur qu'elle le fasse. Est-ce que ça veut dire que je dois abandonner ce que me dit ma raison - que tous les animaux sont égaux, et que les intérêts des lapins qui vont dans les boîtes pour chats ont autant d'importance que les intérêts des chats? Eh bien non. Je crois que la souffrance c'est de la souffrance, que ce soit celle d'un chat ou d'un lapin. Pourtant, exactement comme pour la question théorique de la gravité de la mort, j'ai un conflit avec mon intuition. Et, exactement comme pour la question de la mort, j'aurais horreur qu'on mette en application ce que pourtant je crois sincèrement vrai! Et même, j'aurais beaucoup d'antipathie pour quelqu'un qui le mettrait en application, et ferait tuer son chat pour ne pas avoir à acheter des boîtes de viande pour le nourrir.

Je crois ce dernier cas très proche de celui qui nous occupe. Et je pense que concernant ce dernier cas, tu es «dans le même bain» que moi. C'est-à-dire, j'imagine facilement que tu éprouverais, toi aussi, de l'horreur pour le fait de tuer son chat parce qu'on n'arrive pas à le rendre végétarien. Et en même temps, je pense que tu ne pourras pas le justifier, en tout cas pas au nom de principes moraux fondamentaux. Exactement comme moi pour le problème de la mort.

Il y a pourtant des tentatives de justification sur ce sujet. Du genre que nous aurions de plus grandes obligations envers nos proches qu'envers les gens qui nous sont étrangers. Mary Midgley et d'autres ont argumenté en ce sens. Pour moi, ce genre de vision de l'éthique est une absurdité. Le chat que je ne connais pas souffre autant que le chat que je connais. Ce n'est pas *ma* relation avec un chat qui va rendre sa souffrance plus grave. La plus grande importance de la souffrance du chat que je connais est une illusion.

Alors, comment vais-je justifier le fait de ne pas vouloir mettre en application mes propres idées? Ce n'est pas très clair pour moi, mais un minimum quand même. Ça a un rapport avec l'importance de nos sentiments. J'ai peur du nivellement par le bas. La personne qui ferait tuer son chat, plutôt que de lui donner des boîtes de viande, je vais avoir le sentiment qu'elle accorde, en définitive, peu d'importance au sort de son chat. En principe, je pourrais penser au contraire que c'est parce qu'elle accorde, à juste titre, beaucoup d'importance au sort des poulets et lapins élevés pour la viande. Mais en réalité, je ne pense pas qu'il soit psychologiquement possible d'accorder à tous les êtres la même importance, sauf en leur en accordant à chacun très peu. Quelqu'un qui serait aussi affecté par chacun des morts du tsunami qu'il l'est par la mort d'un ami exploserait de chagrin - sauf s'il est, en fait, très peu sensible à la mort des uns comme des autres. C'est d'ailleurs un problème pour les antispécistes, pour toutes les personnes qui se confrontent à l'immensité du massacre des animaux: par la force des choses, nous devenons très peu sensibles. Nous risquons aussi de le devenir pour nous-mêmes et pour nos proches.

Notre intuition selon laquelle nos proches comptent plus que les lointains est une erreur. Mais ce qui est erroné, dans cette intuition, ce n'est pas le sentiment que nos proches comptent beaucoup, mais le sentiment que les lointains comptent peu. Ce serait une erreur que de vouloir rétablir l'égalité en nivellant par le bas.

Je parle là de nos sentiments, mais cela concerne aussi nos actes. En principe, une personne pourrait agir non en fonction de ses sentiments, mais de sa froide raison. Accorder sentimentalement beaucoup d'importance à son chat, et très peu aux lapins et poulets, et malgré cela porter son chat à tuer, en vertu de sa simple raison. Mais en réalité, les actes influent aussi sur les sentiments. Il est certainement difficile d'agir ainsi, sans se sentir poussé à se détacher aussi de son chat. De même, il est difficile, très difficile, d'imaginer que nous puissions tuer Aglaé, condition nécessaire pour faire naître Sidonie, tout en ressentant réellement une sympathie pour Aglaé. Nous deviendrons indifférents à Aglaé comme nous le sommes envers la Sidonie qui n'est même pas encore née. Et cela sera vrai au niveau individuel, et aussi pour ce qui concerne le message qu'un tel acte aurait envers le public. Une société aujourd'hui qui tuerait sans souffrance les non humains serait forcément une société qui les mépriserait. Elle ne ferait d'ailleurs pas de même pour les humains, sauf éventuellement pour certains qu'elle mépriserait aussi. Dans l'idéal, il serait possible de remplacer Aglaé par Sidonie. Dans les faits, il n'est pas possible de mettre cela en application sans que cela n'ait un effet extrêmement perncieux sur nous-même comme sur la société en général, dont le spécisme s'en trouverait renforcé.

Voilà, désolé si j'ai été un peu long, et de ne pas avoir réussi à être plus clair, mais il est 2h38 du matin et il va falloir dodo.

Mail 9/15: Dominic

Comme le rappelle David, le propos de la discussion qui s'est engagée autour de la question de l'acte de tuer est central: il prête à conséquence de manière directe sur l'essentiel de ce qui nous réunit sur cette liste: le fait que des animaux soient tués pour être mangés.

«Il ne s'agit pas que d'un problème philosophique abstrait. En effet, le discours officiel au sujet de la viande est de dire qu'il ne faut pas faire souffrir les animaux d'élevage, mais que les tuer (sans souffrances) est en soi «normal», et ne représente pas un dommage infligé à l'animal; discours qui contraste avec celui tenu à propos des humains, qui dit que tuer un humain est un très grand mal, le plus grand mal qu'on puisse lui faire (peine de mort = «châtiment suprême»), plus grand encore que de le faire souffrir beaucoup. Il me semble que cette attitude radicalement différente envers la mort humaine et non-humaine est un élément central du spécisme et de la justification de la consommation de la viande, bien qu'il ne soit pas tout à fait clair de quelle manière».

Je ne partage pas la position d'Azerty sur la valeur infinie des individus: j'y retrouve les prémisses d'un mysticisme de la «vie» auquel je n'adhère pas. Je ne suis même pas certain que ce que l'on entend habituellement par «la vie» existe réellement, si ce n'est un type particulier d'organisation de la matière, point barre.

Mais l'une des idées exprimées par David me pose aussi un problème. C'est l'hypothèse de la valeur des intérêts d'êtres qui n'existent pas encore, illustrée par l'exemple d'Aglaé et Sidonie, l'une étant tuée afin de permettre à l'autre de naître.

Mais où en est Sidonie au moment de la prise de décision? Sur le point de naître et de sortir de l'œuf? À l'état d'embryon? À l'état de pur projet?

Si Sidonie est sur le point de naître: le «remplacement» me paraît neutre en effet, voire positif sur la balance bonheur/malheur, au vu du plus grand potentiel de Sidonie en terme d'années de vie restantes. Cela reste quand même très hypothétique, et rien ne dit que Sidonie ne sera pas écrasée par une bagnole au bout de 15 jours, auquel cas on aura privé Aglaé des années qui lui restaient à vivre au nom d'un pari sur le futur...

Considérer comme tangible la quantité de bonheur futur d'un individu, et mettre ce bonheur hypothétique en parallèle avec la mort de l'individu en question me paraît une position bien fragile. Il existe des moyens pour favoriser tant que possible ce bonheur, mais aucun pour le GARANTIR. Sur cette base, on pourrait tout aussi considérer la quantité de malheur dont on pourrait sauver l'individu en le tuant...

Très hypothétique aussi est l'intérêt que portent Aglaé ou Sidonie à leur propre avenir. En les tuant par surprise et sans douleur, ou en tuant un être humain (même porteur des plus riches projets) de la même manière n'engendre aucune souffrance de l'individu concerné, ni la moindre frustration.

On sent bien ici que l'on est entraîné dans ces raisonnements un peu par la force, ou du moins de manière biaisée, c'est-à-dire avec la volonté a-priori de trouver des arguments solides pour condamner en soi l'acte de tuer, ce qui est l'objectif de départ. Dans cette perspective, je trouve que la théorie de Singer de la perte des années de vie est assez fragile. Il est bien difficile de se prononcer sur l'avenir, et de faire ainsi des aller-retours temporels sur la question des intérêtes d'individus qui n'existent parfois plus, parfois pas encore.

J'ai l'impression qu'une autre piste, peut-être plus objective et plus mesurable, pourrait être celle de la souffrance provoquée par la mort de l'individu chez ceux qui lui survivent. Il s'agirait alors de prendre en considération ce que l'on pourrait qualifier de «souffrance collatérale» ou bien, pour employer une expression plus utilitariste, «d'intérêts associés». Lorsque X meurt, il y a une perte considérable pour tous les membres du réseau d'affection dont X faisait l'objet (sa mère, son père, ses frères et ses sœurs, ho ho, ce serait le malheur…). Je ne suis plus très sûr, mais il me semble que, lorsque Singer parle de la question de l'euthanasie des nouveaux nés très handicapés, il ne fait jamais mention du point de vue des parents? Je me trompe peut-être, là, il faudrait que je relise ces passages..

J'ai l'impression qu'il y a là un truc à creuser, mais ça a peut-être été déjà fait?

Mail 10/15: Estiva Reus

Bonjour,

Chuis désespérée de ne pouvoir participer au débat initié par Azerty (Vous le referez une autre fois dites?)

Je vais me limiter à répondre sur des points factuels en rapport avec le message de Dominic.

Mais où en est Sidonie au moment de la prise de décision? Sur le point de naître et de sortir de l'œuf? À l'état d'embryon? À l'état de pur projet?

Oui on a envie d'évacuer le problème comme ça (à un moment je trouvais assez convaincant de dire que le bonheur c'est forcément bonheur-de-quelqu'un, dont ne nous cassons pas la tête avec ceux qui sont morts ou pas encore nés).

Mais en fait ça ne marche pas très bien. Il y a un chapitre de Hare sur ce sujet (je chercherai quel chapitre de quel livre une autre fois), qui sans être très concluant fait vaciller la certitude que les êtres potentiels qui n'existeront pas si nous décidons de ne pas les faire naître ne comptent pas.

Il y a aussi une remarque de Singer où il dit sa propre perplexité par rapport à ce problème à travers un exemple:

- Nous estimons qu'il est mal de faire naître un être destiné à souffrir (par exemple parce que les parents ont des caractères génétiques tels qu'en les réunissant, l'individu à naître sera affecté d'une maladie très hadicapante et douloureuse).

- Mais si nous admettons cela, alors comment pouvons-nous ne pas admettre qu'il est mal de ne pas faire naître un être dont les perspectives de vie sont heureuses?

On peut essayer de s'en tirer en disant qu'on ne sait jamais à l'avance si quelqu'un sera heureux ou malheureux, mais ça ne me paraît pas une sortie acceptable. On sait bien quelque chose à l'avance (même si ce n'est qu'une probabilité subjective) sur les chances de bonheur de quelqu'un qui n'est pas encore né.

Je ne suis plus très sûr, mais il me semble que, lorsque Singer parle de la question de l'euthanasie des nouveaux nés très handicapés, il ne fait jamais mention du point de vue des parents? Je me trompe peut-être, là, il faudrait que je relise ces passages..

Au contraire.

Dans les dispositions qu'il préconise en pratique comme les moins mauvaises, pour les enfants nés avec des handicaps graves et douloureux, c'est que la décision finale revienne aux parents après qu'ils aient été informés par les médecins du pronostic sur l'évolution de l'état de santé de l'enfant.

Ce n'est pas dans un livre, mais un article, que j'ai paltan de chercher.

Le vendredi, 11 fév 2005, à 13:45 Europe/Paris, Dominic.h a écrit:

J'ai l'impression qu'une autre piste, peut-être plus objective et plus mesurable, pourrait être celle de la souffrance provoquée par la mort de l'individu chez ceux qui lui survivent. Il s'agirait alors de prendre en considération ce que l'on pourrait qualifier de «souffrance collatérale» ou bien, pour employer une expression plus utilitariste, «d'intérêts associés». Lorsque X meurt, il y a une perte considérable pour tous les membres du réseau d'affection dont X faisait l'objet (sa mère, son père, ses frères et ses sœurs, ho ho, ce serait le malheur...).

J'ai l'impression qu'il y a là un truc à creuser, mais ça a peut-être été déjà fait?

Ca a été fait, mais il reste du pain sur la planche si tu veux te lancer là-dedans coin-coin.

Il n'a pas été fait grand chose somme toute sinon que ceci est un exemple standard de de position défendable et qui est néanmoins intuitivement déplaisante.

Déplaisante parce qu'elle conduit à conclure que l'individu mal-aimé doit périr au bénéfice du très doué pour se faire apprécier dans les relations sociales.

C'est à partir de cette intuition, entre autres, que Regan attaque les positions utilitaristes, en remarquant si je me souviens bien que l'acceptation de cela peut être très défavorable aux animaux (parce que les humains ont le record des liens sociaux étendus, peut-être une mémoire plus longue de la perte d'être chers...)

___

Je ne voudrais pas que cette minuscule intervention à but strictement informatif ait l'un des deux effets secondaires fâcheux suivants:

- Faire dériver les échanges sur des jugements de valeur sur la personne de Singer (ça va, on connaît par coeur ce qui va être dit sur ce registre)

- Faire dériver vers la casuistique. Chaque fois qu'on s'engage sur ce terrain (y compris dans les bouquins qui en traitent), on fabrique un exemple pour illustrer son propos. Normal, c'est comme ça qu'on explique. (Vous avez le choix entre écraser un enfant ou trois poules, etc.)

Mais en même temps, il arrive à tout les coups qu'on se polarise sur l'exemple (toujours farfelu), sans parvenir à une issue très claire, et le résultat est qu'on repart sans avoir avancé, d'autant plus tranquillement que hein, on s'en fout, c'est pas tout les jours qu'on doit choisir entre écraser un enfant ou trois poules.

Donc il faudrait trouver une façon qui évite cette impasse:

- en comprenant pourquoi le choix est difficile, pas clair, pourquoi on peut avoir un écart entre ce que dit l'intuition et le raisonnement etc.

- en commençant par mesurer que le problème n'est pas anecdotique (pas réservé aux situations rares).

Bon ben je vous souhaite de riches discussions:-) sans moi:-(

Mail 11/15: Dominic

Mais où en est Sidonie au moment de la prise de décision? Sur le point de naître et de sortir de l'œuf? À l'état d'embryon? À l'état de pur projet?

Oui on a envie d'évacuer le problème comme ça (à un moment je trouvais assez convaincant de dire que le bonheur c'est forcément bonheur-de-quelqu'un, dont ne nous cassons pas la tête avec ceux qui sont morts ou pas encore nés).

Coucou Estiva,

OK, j'ai retrouvé un passage de Singer dans «writings on an ethical life» sur la prise en compte du point de vue des parents.

Ce n'est pas vraiment pour évacuer le problème, mais plutôt pour tâcher de le comprendre. Pour ma part, je ne comprends pas bien l'expression «faire naître». C'est quoi au juste ce truc? On appuie sur un bouton? Un embryon apparaît alors dans le ventre de quelqu'un?

Il me semble que les individus se reproduisent spontanément sans que l'on ait à en «faire naître»... C'est pourquoi je posais la question de savoir si, dans l'exemple de David, Sidonie était déjà conçue (auquel cas l'exemple me paraît valable dans le cas où Sidonie va apparaître aux côtés d'Aglaé alors qu'il n'y pas assez de bouffe pour 2, par exemple).

En revanche, si Sidonie n'est qu'une hypothèse, une probabilité, je ne vois pas comment l'intégrer dans l'énoncé, à moins d'aller encore plus loin que Stephan (Iowha) et prétendre qu'il n'y a pas seulement une vie après la mort mais aussi avant. Je me dis pourtant que ce n'est pas ton genre.

Si cet argument des vies possibles devient valable, alors ne sommes nous pas coupables de ne pas nous reproduire autant que possible avec autant de partenaires que possible pour donner vie à tous ces individus potentiels qui attendent d'être libérés du néant et dont les intérêts à vivre comptent donc autant que ceux des individus vivant réellement ici et maintenant? Non non non c'est trop absurde, je ne parviens pas à adhérer à ce truc... pour le moment.

Mail 12/15: Estiva Reus

Le vendredi, 11 fév 2005, à 18:34 Europe/Paris, Dominic.h a écrit:

Ce n'est pas vraiment pour évacuer le problème, mais plutôt pour tâcher de le comprendre. Pour ma part, je ne comprends pas bien l'expression «faire naître». C'est quoi au juste ce truc? On appuie sur un bouton? Un embryon apparaît alors dans le ventre de quelqu'un?

Aucune action d'un individu isolé ne fait naître personne. On raisonne à la marge. Du point de vue d'un décideur qui, selon ce qu'il fait, amènera ou non l'existence d'un individu de plus, toutes choses égales par ailleurs.

Ce peut être le futur papa si la future maman est consentante.Mais aussi celui qui décide de donner ou pas une maison, des allocs, un don, à un couple qui est prêt à procréer si conditions de niveau de vie sont réunies.

Celui qui décide ou non de présenter un toutou affriolant à sa poutoune en chaleur, de faire ou non des choses dans son jardin qui facilitent la nidification etc.

Si cet argument des vies possibles devient valable, alors ne sommes nous pas coupables de ne pas nous reproduire autant que possible avec autant de partenaires que possible pour donner vie à tous ces individus potentiels qui attendent d'être libérés du néant et dont les intérêts à vivre comptent donc autant que ceux des individus vivant réellement ici et maintenant? Non non non c'est trop absurde, je ne parviens pas à adhérer à ce truc... pour le moment.

Oui, ça donne ce genre de trucs. Pas la peine de te mettre à culpabiliser de suite sur le fait de ne pas avoir 15 enfants, peut-être que du point de vue de l'ensemble des animaux et en l'état actuel des choses, il vaut mieux ne pas accélérer la reproduction humaine.

Mais oui, la question est: faut-il partager avec ceux qui n'existent pas encore? Avec ceux qui n'existeront que si on décide de partager? Spontanément, on répond: bien sûr que non. Faut être givré pour sortir du néant les piques-assiettes qui abaisseront la qualité de vie des vrais vivants qui existent.

Il se trouve que, vu de plus près, la solidité des arguments en faveur du «non» devient moins évidente. Je connais un tout petit petit peu de littérature là-dessus (le peu suffit pour savoir qu'il n'y a pas que des dérangés qui se posent la question de nos devoirs envers les pique-assiettes venus du néant) mais j'ai pas encore assez cherché, et j'ai pas encore réfléchi pour avoir ma propre hop y gnon.

Si la chose a de l'importance c'est parce que, selon la réponse, les mondes qu'on jugera souhaitables (donc pour lesquels on s'efforcera d'oeuvrer) sont très différents. En simplifiant (beaucoup trop parce qu'il manque des attendus sur «mais qui donc est en train de concevoir ces mondes et de quoi est-il capable?», et d'autres attendus sur la répartition) ça donne:

- un monde à habitants très rares mais jouissant de la vie la meilleure possible, en toute sécurité, et mourant de vieillesse (en attendant la suppression de la mort et le la vieillesse...)

- un monde à habitants nombreux qui se dégradent mutuellement l'existence, mais dont la vie reste acceptable.

Mail 13/15: David Olivier Whittier

Bonsoir Dominic.

Dominic.h wrote:

Mais où en est Sidonie au moment de la prise de décision? Sur le point de naître et de sortir de l'œuf? À l'état d'embryon? À l'état de pur projet?

Oui on a envie d'évacuer le problème comme ça (à un moment je trouvais assez convaincant de dire que le bonheur c'est forcément bonheur-de-quelqu'un, dont ne nous cassons pas la tête avec ceux qui sont morts ou pas encore nés).

Coucou Estiva,

OK, j'ai retrouvé un passage de Singer dans «writings on an ethical life» sur la prise en compte du point de vue des parents.

Ce n'est pas vraiment pour évacuer le problème, mais plutôt pour tâcher de le comprendre. Pour ma part, je ne comprends pas bien l'expression «faire naître». C'est quoi au juste ce truc? On appuie sur un bouton? Un embryon apparaît alors dans le ventre de quelqu'un?

Pour faire naître quelqu'un, oui, on appuie sur un bouton. On clique sur une souris. Par exemple, on achète sur le Web un poulet mort, et en validant la commande on fait naître un autre poulet derrière.

Plus généralement, tous les animaux d'élevage, on les a fait naître. Le plus souvent par insémination artificielle. C'est très mécanique, récolte du sperme, introduction dans le vagin de la femelle. Un être sensible en résulte.

Mais pour les humains aussi, même si le procédé lui-même est plus poétique. Aujourd'hui, en tout cas dans les pays occidentaux, c'est moins l'acte d'amour qui fait naître les enfants que la décision prise par les parents de les faire naître.

Il me semble que les individus se reproduisent spontanément sans que l'on ait à en «faire naître»... C'est pourquoi je posais la question de savoir si, dans l'exemple de David, Sidonie était déjà conçue (auquel cas l'exemple me paraît valable dans le cas où Sidonie va apparaître aux côtés d'Aglaé alors qu'il n'y pas assez de bouffe pour 2, par exemple).

En revanche, si Sidonie n'est qu'une hypothèse, une probabilité, je ne vois pas comment l'intégrer dans l'énoncé, à moins d'aller encore plus loin que Stephan (Iowha) et prétendre qu'il n'y a pas seulement une vie après la mort mais aussi avant. Je me dis pourtant que ce n'est pas ton genre.

Il me semble que l'existence de Sidonie comme amas de cellules plutôt que comme «pure hypothèse» ne change strictement rien au problème. Dans les deux cas, la Sidonie future - l'être sensible Sidonie qui existera ou non dans un mois - est aujourd'hui une «pure hypothèse». Elle existera, ou non, suivant la décision que nous allons prendre aspro peau.

Mais il en va de même pour Aglaé, malgré le fait que celle-ci existe aujourd'hui bel et bien comme être sensible. Dès lors qu'il est question de la tuer - c'est là l'hypothèse du problème - alors son existence en tant qu'être sensible dans un mois est elle aussi une «pure hypothèse». Elle existera, ou non, suivant la décision que nous allons prendre aspre au pot.

Une «pure hypothèse», ça ne veut pas dire quelque chose parfaitement abstrait. Ça veut dire quelque chose qui sera peut-être concret.

Si cet argument des vies possibles devient valable, alors ne sommes nous pas coupables de ne pas nous reproduire autant que possible avec autant de partenaires que possible pour donner vie à tous ces individus potentiels qui attendent d'être libérés du néant et dont les intérêts à vivre comptent donc autant que ceux des individus vivant réellement ici et maintenant? Non non non c'est trop absurde, je ne parviens pas à adhérer à ce truc... pour le moment.

Personnellement, ça ne me semble pas absurde. Dans la situation du monde d'aujourd'hui, je ne suis pas nataliste (je trouve qu'avant de faire naître plus d'humains ou de non-humains, ça serait bien de rendre le monde un peu plus agréable). Mais comme principe, non seulement ça ne me semble pas absurde, mais je pense que ça correspond à l'intuition de beaucoup de gens.

Classiquement, en effet, «donner la vie» est vu comme une bonne chose, comme même un devoir. Les enfants sont, en retour, censés être reconnaissants envers ceux à qui ils «doivent la vie». Ne pas faire d'enfants est encore souvent décrit comme égoïste; pas seulement envers la collectivité («faites plus d'enfants pour la patrie»), mais aussi simplement parce qu'on y voit le fait de «vivre pour soi» au lieu de se sacrifier pour donner la vie à d'autres. Personnellement, je mettrais comme je l'ai dit beaucoup de bémols à ces jugements, surtout dans les circonstances actuelles, mais je les vois bien comme des intuitions qui vont dans le sens de ce que je dis.

Un autre point. Les parents sont, littéralement, des assassins. Ils sont la seule et unique cause du décès futur de leurs enfants. L'assassin avec un poignard ne fait que déplacer l'instant de la mort de sa victime; la cause de cette mort, qui arrivera tôt ou tard, c'est, toujours, ses parents.

Comment les parents peuvent-ils justifier de faire une chose pareille? De créer des êtres, sachant que ça implique leur mort? Il me semble que la seule justification possible, c'est les années de bonheur que ces êtres vivront. Si la mort est un mal infini, et incommensurable avec un an, ou dix ans, ou quatre vingt ans de vie agréable, alors il faut vite, et définitivement, arrêter toute procréation (humaine ou autre)! Je pense au contraire que la vie est une bonne chose, quand elle est bonne, et que la mort n'est un mal que par les jours de vie (heureuse, agréable, plaisante...) qu'elle supprime.

Les parents humains font naître des êtres qui, au bout de x années mourront. Les éleveurs de poulet font naître des êtres qui au bout de y années (ou semaines) mourront. Foncièrement, c'est la même chose, à moins d'invoquer le caractère «naturel» de la mort dans le premier cas (mais on s'en fiche de ce que soit «naturel»). La seule différence vraiment de fond, déterminante, me semble-t-il, c'est que dans le cas des poulets, les y semaines de vie seront très désagréables, alors que dans le cas des parents humains, on peut espérer que la vie de l'enfant soit agréable.

Il n'empêche que je ne mange pas de poulets, et que je milite pour qu'on n'en mange pas, même si ces poulets avaient une vie agréable (ça doit être bien rare dans la réalité actuelle, en fait, sans parler des souffrances de l'abattage, mais même dans ce cas). C'est là la difficulté dont il était question dans mon mail précédent sur le sujet. Difficulté que je ne prétends pas avoir résolu à 100%, mais en tout cas je ne connais pas d'autre solution plus satisfaisante.

Mail 14/15: Azerty

Bonjour à David et ceux qui liront ce mail,

Je ne crois pas avoir dit que le mal a tuer un être sensible innocent (pour un intérêt particulier) était infini, ni qu'il était absolu. Je laisse ce genre de considérations aux théologiens. Je dis que c'est un mal relativement à la personne, au sujet d'une vie, à l'individu sensible* et qu'il était irréparable. Pourquoi est ce un mal? Parce que cela revient à se servir de nous comme de simples moyens(a). Nous n'avons pas de fins, pas de buts, qui nous soient imposés de l'extérieur. Le problème étant alors de définir ce «nous». J'ai dit trop rapidement «individu sensible*». A vrai dire c'est incorrect, puisque je ne tiens pas compte des vers de terre ni des mouches par exemple. Pourquoi est ce que je n'en tiens pas compte? Parce que trop peu de personne en tient compte(b)... Mauvaise réponse, d'accord. Je devrais en tenir/rendre compte ou expliquer pourquoi il ne faut pas en tenir compte. Et peut être que, comme les moines jaïn, nous devrions tous en venir à filtrer l'eau, se couvrir la bouche d'un linge pour ne pas risquer d'absorber quelque insecte, balayer soigneusement la place où l'on va s'asseoir pour ne pas écraser le moindre être vivant, etc. Je n'exclus pas tout ca, et c'est un devoir moral que de prendre la chose au sérieux. Néanmoins, mes efforts vont en priorité à la consolidation d'une théorie morale forte libérant tous les animaux exploités systématiquement et rationnellement dans notre civilisation, et à la réflexion autour des problèmes de prédation des animaux supérieurs...

Il reste évident que le problème de la limite à partir de laquelle les êtres sont dits compter moralement pose toujours problème.

Et les gens posent déjà la question, sous d'autres formes:

n'est-il pas préférable, nous dit-on, de faire naître les poulets (dans un environnement qui les rende heureux) puis de les tuer (sans souffrances), plutôt que de ne pas les faire naître? N'est-ce pas grâce aux mangeurs d'animaux que les animaux vivent?

je pense que:

1) nous n'avons pas de devoir à faire naître qui que se soit (absurdité dérivée de la «total existence view»)

2) nous n'avons pas de devoir à rendre heureux qui que se soit

3) nous n'avons pas le Droit de nous servir d'individus sensibles* comme de simples moyens. Et ce droit ne résulte d'aucun contrat. Il n'est pas acquis.

4) Ni la préférence ni le plaisir ne sont le bien moral.

Mais était ce vraiment utile de ma part d'énoncer ces 4 points? Tout cela ne fait que renvoyer à un conflit enlisé: une théorie déontologique des individus comme valeur absolue, qu'on ne peut traiter comme de simples moyens, VERSUS une théorie utilitariste qui accepterait la négation de 1) 2) 3) et 4);

Ce conflit n'évolue pas. Mais pire encore, peut-il évoluer par nos contributions?

Pourquoi alors avoir lancé cette discussion? notamment pour relever le caractère extrêmement contre-intuitif, et à mon sens mauvais moralement parlant, du remplacement d'un être par un autre lorsqu'il s'agit d'en tuer un pour en faire advenir un autre. Je ne voulais pas laisser passer ce type de thèse comme une lettre à la poste. Ceci était par ailleurs l'occasion de signaler qu'une théorie comme celle de Thomas Regan évite ce problème précis. Tout comme une théorie utilitariste de la «prior existence view» pourrait le faire.

(a) à la thèse selon laquelle il est mal de se servir d'un «individu sensible», d'un sujet d'une vie, ou d'une fin en soi, comme d'un simple moyen, on pourrait objecter qu'il est impossible de vivre sans se servir des autres comme de simples moyens. Est ce que je ne me sers pas de mon boulanger, et mon chauffeur de bus, des constructeurs de routes, comme de simples moyens? Objection à laquelle on peut répondre que mon boulanger est consentant, qu'il y a une sorte de contrat implicite entre lui et moi, etc.

(b) certes il y a bien les utilitaristes qui tiennent compte de l'intérêts des fourmis, etc., dans leurs calculs d'intérêts de tous ceux concernés par l'action, mais c'est pour mieux affirmer aussitôt après les avoir comptabilisés qu'ils ne valent rien, ou si peu, qu'ils sont outrepassables par n'importe quel autre intérêt humain trivial. Ex. aller à la plage.

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Ce qui suit est une tentative laborieuse et pénible de répondre à l'exemple du chat qui mange des lapins en boite de conserve et qui semble-t-il ne peut pas devenir végétarien. J'aurais l'air de me dérober si je n'y répondais pas. J'invite néanmoins toute personne qui aurait lu ce mail jusqu'ici à ne pas perdre son temps, à cesser la lecture dès maintenant.

je dirais qu'

- En mettant de coté le problème de la prédation, et en supposant que le chat mourrait de faim si on le laissait subvenir lui même à ses propres besoin,

- En supposant (à tort) que l'offre économique de «lapin en conserve» corresponde à la demande économique

je dirais qu'il est plus juste de sauver les lapins, ou pour le moins d'épargner de nouvelles naissances de lapins destinés à lui servir de repas. Les lapins n'existe pas pour mon chat, ca n'est pas leurs fins, leurs buts. Ils sont à eux mêmes leur propre but. Que faire donc, s'il faut choisir? Qui dois je assister? Je dirais, les lapins. Entre 50 morts ou 1 mort, je choisis la deuxième solution. Maintenant est ce que j'aurais le courage de mettre en application une telle décision? Non.

Dans le droit français je crois qu'on tolère à la famille d'un criminel de ne pas le dénoncer. Comme si le législateur avait compris qu'on ne pouvait pas demander à des êtres liés par une relation extrêmement forte d'outrepasser les devoirs qu'ils avaient contractés les uns envers les autres au fur et à mesure que leur amour, amitié, s'était développé. On ne pourrait pas me traîner en justice parce que mon chat est encore carnivore, mais on pourrait me le saisir. Il serait juste de tuer mon chat.

On pourrait dire que ma position ressemble à celle de David quand il exprime l'horreur qu'il aurait à tuer un être humain, par ex., pour en faire advenir un autre. Je pointais chez David cette contradiction entre horreur et jugement d'amoralité (il est indifférent de le tuer, si on le remplace), ou jugement de moralité (si l'être qui advient est plus heureux). On pourrait de même me reprocher une contradiction entre mon horreur à tuer mon chat non végétarien, et pourtant le devoir de justice qui s'impose à moi. Sauf que dans mon cas ce sont les relations personnelles avec mon chat qui me font envisager son meurtre avec horreur. Si c'est le chat du voisin ou 50 lapins, je ne ressens plus du tout la même horreur. En bref mon horreur est accidentelle, elle est contingente à ma relation avec le chat.

Mais là encore on pourrait dire que David avançait une explication semblable «ma situation est contingente, je suis baigné dans un monde où j'accorde plus d'importance aux êtres que j'ai sous les yeux, qu'à ceux qui pourraient exister», mais je crois qu'il ne s'agit pas du tout de la même contingence. David exige, pour lever son horreur, un autre monde, où les relations entre les individus sont différentes, un monde par exemple où notre affectivité ne dépend pas de la connaissance ni de la relation aux individus. Le problème c'est que nous ne vivions pas dans un autre monde et que c'est dans ce monde là que nous devons agir et prendre des décisions. La contingence de David est en réalité nécessité. La contingence qui affectait ma situation est bel et bien opérante dans ce monde. D'où le fait que nos horreurs ne sont pas assimilables. Et que la mienne, je l'espère, évite la contradiction entre «intuition» et «ce qui doit être fait si on veut agir justement».

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Pour me faire excuser de ce mail vraiment nauséabond qui n'a nullement fait avancer le schmilblik, je vous copie un extrait de l'Encyclopédie Universalis sur la notion d'ahimsa

AHIMSA

Le mot sanskrit ahimsa, qui désigne, dans les religions de l'Inde, la non-violence (ou la non-nuisance) et même l'absence de toute intention de nuire, est composé du préfixe privatif a et de HIMS, forme désidérative abrégée de la racine HAN («frapper», «blesser», «tuer»).

Ce terme est ancien; il apparaît dans l'une des plus anciennes Upanisad - la Chandogya upanisad (III, 17, 4), qui date du VIe siècle avant J.-C. -, ainsi que dans les Nirukta de Yaska (entre le VIe et le IVe s.), mais ce sont le bouddhisme et le jaïnisme - systèmes réformateurs à peu près contemporains de la Chandogya - qui ont mis l'accent sur cette attitude spirituelle et morale.

Dans le contexte brahmanique, l'ahimsa figure en première place dans la liste des quatre prescriptions contraignantes des Yogasutra (IIe s. apr. J.-C.?), ainsi que dans bien d'autres ouvrages traditionnels, devant le non-vol, la pureté et le non-mensonge. Elle entraîne le végétarisme et aussi l'abstention de sacrifices sanglants; elle a, de ce fait, contribué à la disparition du rituel sacrificiel tel qu'il était pratiqué à la période védique.

Sur le plan naturel, la violence est une loi générale, liée à la lutte pour l'existence; la pensée indienne lui oppose une doctrine qui prend sa source dans une vision cosmique et spiritualiste du monde: au-dessus de cette compétition vitale règne une Énergie universelle et conciliatrice. En pratiquant l'ahimsa, l'homme dépasse sa condition humaine pour se fondre dans le Soi universel. Le grand philosophe Sankara (VIIIe-IXe s.), parlant de l'Énergie suprême, souligne qu'elle agit de l'intérieur et donc de façon non violente.

La compassion à l'égard de tous les êtres explique l'importance prise par la non-violence dans les milieux bouddhiques, mais ce sont les jaïn qui en ont fait l'application la plus stricte. Soucieux d'éviter toute atteinte à la vie, même sous ses formes les plus élémentaires, les moines jaïn en sont venus à des précautions extrêmement minutieuses: filtrer l'eau, se couvrir la bouche d'un linge pour ne pas risquer d'absorber quelque insecte, balayer soigneusement la place où l'on va s'asseoir pour ne point écraser le moindre être vivant, etc.

À l'époque contemporaine, Gandhi a donné une nouvelle impulsion aux doctrines de l'ahimsa; il en a fait une des pièces maîtresses de sa position spirituelle et politique. Le jeûne lui-même, moyen de pression sur l'adversaire, ne peut être assimilé à une méthode de violence, puisque c'est sur soi qu'opère le jeûneur, s'offrant en quelque sorte en sacrifice.

Anne-Marie ESNOUL

Mail 15/15: Estiva Reus

Le mercredi, 16 fév 2005, à 20:39 Europe/Paris, www.dudroitanimal.fr.st a écrit:

Pour me faire excuser de ce mail vraiment nauséabond qui n'a nullement fait avancer le schmilblik

Bonsoir Azerty,

Je ne trouve pas du tout ton mail nauséabond, au contraire, et j'ai énormément apprécié les messages que David a postés avant toi. Comme déjà dit, il ne m'est pas possible d'entrer dans le débat actuellement. Mais j'ai le sentiment que pour une fois, les choses peuvent s'engager de la meilleure façon possible pour que nous puissions espérer avancer. Cette fois, on voit qu'il ne s'agit pas de vendre sa lessive (Regan lave plus blanc que Singer, ou l'inverse). Cette fois (malgré la diversion speakeasy), le débat ne s'est pas embourbé dans la dénonciation des turpitudes supposées de tel ou tel.

On commence à mesurer que les points sur lesquels il y a incertitude ou débat ne sont pas des cas marginaux, mais concernent des actes et décisions affectant énormément d'individus. Personne ne joue au mec très fort qui a la théorie en béton qui répond à tout. Et maintenant, c'est dit, des deux côtés, qu'on a des pratiques qui ne sont pas conformes à ce qu'on dit devoir être juste, avec des débuts d'explications ou justifications à l'appui, mais qui demanderaient nettement plus d'approfondissements pour être convaincantes (mais une fois qu'on admet que l'écart est le signal d'un problème, on a le bon état d'esprit pour chercher à approfondir).

Tu dis ça aussi:

Le mercredi, 16 fév 2005, à 20:39 Europe/Paris, www.dudroitanimal.fr.st a écrit:

je pense que:

1) nous n'avons pas de devoir à faire naître qui que se soit (absurdité dérivée de la «total existence view»)

2) nous n'avons pas de devoir à rendre heureux qui que se soit

3) nous n'avons pas le Droit de nous servir d'individus sensibles* comme de simples moyens. Et ce droit ne résulte d'aucun contrat. Il n'est pas acquis.

4) Ni la préférence ni le plaisir ne sont le bien moral.

Mais était ce vraiment utile de ma part d'énoncer ces 4 points? Tout cela ne fait que renvoyer à un conflit enlisé: une théorie déontologique des individus comme valeur absolue, qu'on ne peut traiter comme de simples moyens, VERSUS une théorie utilitariste qui accepterait la négation de 1) 2) 3) et 4);

Ce conflit n'évolue pas. Mais pire encore, peut-il évoluer par nos contributions?

Je trouve également positif que tu aies conscience de ce risque de renvoyer à un conflit enlisé. Effectivement, on peut rejouer les yeux fermés la partie de ping pong où chacun connaît sa partition par coeur et celle du camp d'en face.

Mais peut-être (peut-être?) y a-t-il moyen de faire mieux. Je pense qu'il y a moyen de faire mieux justement en partant du constat que nous avons dans la pratique des raisonnements utilitaristes et déontologistes à la fois ( et d'autres qu'on ne sait pas où caser), que nous avons des «intuitions» et des «principes explicites» qui se contredisent.

Si partant de ce constat, au lieu de nous empresser de trouver l'emplâtre pour expliquer que non-non, y'a pas de problème, on peut rafistoler de façon à ce que ça reste cohérent avec la position de notre camp (et c'est sûr qu'on peut trouver l'emplâtre), on prenait au sérieux la contradiction, on cherchait de quoi elle est le symptôme, pourquoi elle existe, est-ce qu'elle désigne quelque chose de contingent à notre culture ou de plus structurel... ptet qu'on avancerait un peu. J'en sais rien, j'ai pas encore essayé.

Moi, moi, j'ai gagné le pompon de «par faire avancer le Schmilblic».