En défense de l'utilitarisme

Par David Olivier Whittier

Ce texte a été publié dans le n°2 (1992) des Cahiers antispécistes, et peut aussi se lire sur le site de la revue.

Animal Liberation, le livre qui en 1975 a déclenché la remise en question moderne du spécisme, est l'œuvre de l'utilitariste Peter Singer. Jeremy Bentham, le philosophe anglais du XVIIIe siècle qui a fondé l'utilitarisme, est un des premiers à avoir défendu l'égalité animale1. Il y a donc un rapport au moins historique entre l'utilitarisme et le mouvement de libération animale. Néanmoins, ce mouvement ne se confond pas avec l'utilitarisme, qui est une théorie morale controversée, à l'intérieur comme à l'extérieur du mouvement.

Mon but ici n'est pas de creuser un fossé entre pro- et anti-utilitaristes; dans ce CAL n°2, nous avons fait avec plaisir une large place à Tom Regan, qui s'oppose à l'utilitarisme et défend au contraire les droits des animaux – alors que l'utilitarisme ne reconnaît pas les droits des individus comme notion fondamentale. J'ai cru pourtant bon de prendre la défense d'une théorie qui, en France plus encore qu'ailleurs, est méconnue et décriée; et ceci d'autant plus volontiers que dans mon histoire personnelle aussi, l'utilitarisme est étroitement lié au désir de considérer que ce qui rassemble les êtres sensibles, à savoir leur capacité à éprouver le bonheur et le malheur, est l'essentiel, et que les qualités qui les distinguent, que ce soit leur statut social, leur beauté, leur intelligence, leur rationalité ou leur espèce, ne prennent d'importance que par le bonheur qu'elles favorisent ou défavorisent. Dans ces conditions, l'égalité d'importance morale des intérêts des êtres sensibles coule de source.

Essai d'énoncé de l'utilitarisme

Je ne suis pas philosophe professionnel, et n'essaierai pas d'argumenter avec rigueur – la place manquerait de toute façon. Voici pourtant un essai personnel d'énoncé des principes de l'utilitarisme:

1. Certains êtres (dits sensibles2) peuvent éprouver du bonheur ou du malheur3; ce sont ces sensations, et elles seules, qui ont une valeur morale, positive pour le bonheur, négative pour le malheur; cette valeur est indépendante de toute autre caractéristique de l'être qui les éprouve.

2. La valeur de l'état du monde qui résulte de nos actes est la valeur des sensations de bonheur/malheur qu'éprouvent les êtres sensibles dans cet état.

3. L'acte juste, du point de vue moral, est celui qui met le monde dans l'état le meilleur possible, c'est-à-dire l'état de plus grande valeur possible4.

 

Une morale calculatrice?

Le point 1. généralise ce que chacun sait dans son propre cas: le bonheur et le malheur sont des sensations bonnes ou mauvaises en elles-mêmes. Dans le point 2. intervient en quelque sorte une addition des valeurs des sensations; et l'idée d'addition – en cette époque où les mathématiques sont liées à la technique et à la comptabilité, avec toutes leurs connotations négatives – évoque le pouvoir, la froideur, la violence – c'est-à-dire tout le contraire de la poésie et de la profondeur humaine que l'on attend d'une éthique. Mais cette addition peut se concevoir elle aussi comme simplement une généralisation de ce que l'on fait quand on pèse le pour et le contre d'une décision impliquant ses propres intérêts. On peut être amené à mettre sur les plateaux d'une même balance le plaisir de voir un film au cinéma, le déplaisir d'avoir froid en s'y rendant, d'avoir sommeil en se levant le lendemain, le prix de l'entrée... Ce sont là des expériences hétérogènes, et on nous a interdit à l'école d'additionner des pommes et des poires; néanmoins, puisqu'il faut bien décider d'aller ou non au cinéma, on additionne quand même: des pommes plus des poires, cela donne des fruits, les plaisirs et les déplaisirs prévus, cela donne une décision.

Plaisirs et déplaisirs possèdent un certain caractère quantitatif, peuvent être plus ou moins intenses, durer plus ou moins longtemps, et cette intensité et cette durée interviennent dans la prise de décision. Le plus simple est donc d'appeler la combinaison que l'on en fait une addition, que l'on possède ou non un «bonheuromètre» gradué.

Une morale réductrice?

De même que ce ne sont pas à proprement parler les pommes et/ou les poires que l'on additionne, mais leur nombre, ce ne sont pas les plaisirs et les déplaisirs qu'il s'agit d'additionner, mais leur valeur. L'utilitarisme ne réduit pas à un nombre la diversité des sensations vécues. Il ne prétend pas qu'un bonheur annihile un malheur de même grandeur comme l'antimatière annihile une même masse de matière; le bonheur et le malheur subsistent, mais c'est la situation qui, en imposant de décider d'aller ou non au cinéma, oblige à fondre une multiplicité d'intérêts – l'intérêt à voir le film, l'intérêt à ne pas avoir froid... – en une décision unique. C'est donc la situation conflictuelle qui, par définition, est réductrice, et l'éthique utilitariste n'en est pas responsable; simplement, comme toute éthique, elle dit quelle réduction elle estime moins mauvaise.

Une morale sans barrières

Mais comment généraliser à plusieurs êtres l'addition des valeurs des sensations d'un seul? Comment peut-on mesurer avec la même baguette l'intensité de sensations affectant deux individus? Je ne prétends pas avoir la réponse technique exacte; mais je remarquerai que le problème est exactement le même quand il s'agit d'un seul être: comment peut-on mesurer avec la même baguette l'intensité de sensations affectant un être en des moments différents? La mémoire lui permet d'une certaine façon de translater une sensation dans le temps, mais elle peut être trompeuse, comme peut l'être la sympathie, qui permet de faire la même translation d'un être à un autre. Et même à un même instant, des sensations qualitativement différentes – le plaisir du film et l'inconfort du fauteuil – sont difficiles à comparer. La difficulté de la comparaison – peut-être plus grande entre deux individus, mais ce n'est même pas toujours évident – ne peut donc être une objection de principe à l'idée que cette comparaison doive être faite.

Il n'y a aucune justification rationnelle à faire de la frontière interindividuelle une barrière «objectivement» absolue, qualitativement différente des frontières qui traversent un individu. Et je crois que l'éthique sert justement à abolir les barrières - c'est en tout cas cela que je retiens de l'idée d'aimer les autres comme on s'aime soi-même, si elle signifie de peser les intérêts sur une même balance, sans distinction individuelle.

Une morale sans vengeance

L'utilitarisme ne laisse aucune place à l'idée selon laquelle le malheur imposé à un être qui l'aurait «mérité» serait une bonne chose en soi5. La souffrance, c'est de la souffrance, qu'on soit saint ou criminel; j'ai du mal à concevoir la transmutation qui ferait que, si j'avais accompli un crime affreux, ma souffrance deviendrait subitement une bonne chose6. Il s'ensuit que l'utilitarisme n'entre pas dans les débats stériles entre ceux pour qui les animaux non humains sont à respecter parce qu'innocents (n'étant pas agents moraux, ils ne peuvent être coupables), et ceux pour qui ils méritent la mort qui leur est imposée car ils sont coupables (n'étant pas agents moraux, ils ne peuvent être innocents).

Une morale conséquentialiste

Le point 3. dit que l'acte à choisir est celui dont les conséquences sont les meilleures; l'utilitarisme ne cherche pas à juger l'acte en tant que tel, mais selon ses conséquences. Ce point, qui me paraît trivial, est particulièrement controversé.

La moralité courante distingue par exemple radicalement entre actes et non-actes. Ainsi, elle répugne à tuer une personne pour en sauver dix autres. Cette question, qui en pratique se pose rarement, n'en constitue pas moins un des reproches majeurs à l'utilitarisme, qu'on accuse de cynisme ou de traiter les êtres «comme des moyens». En effet, au niveau des conséquences, l'acte – tuer – fait un mort, et le non-acte - qui est aussi un acte - en fait dix; et l'utilitariste choisit l'acte selon ses conséquences. Il est terrible de tuer, mais laissons de côté notre répugnance, et voyons les choses du point de vue des premiers concernés: l'acte ne leur importe pas, leur importe le résultat. Et si nous nous soucions d'abord d'eux, et non de nous, si nous écoutons d'abord notre sympathie, c'est bien le résultat qui décidera de notre choix.

J'ai maintes fois entendu dire que manger de la viande est juste, si on a le courage de tuer soi-même son lapin. Et la défense animale condamne la corrida, mais non la viande, parce que son propos est l'acte – la cruauté – et non la conséquence – la souffrance. Je crois qu'il manque à ces morales-là de prendre en compte l'autre.

La morale a trop souvent été détournée de son but, est devenue un moyen de se glorifier soi-même. Le propos de la morale est le bien – et non la gloire ou la tranquillité de conscience. Le spectateur de corrida est peut–être monstrueux, mais c'est quand il mange son bifteck comme tout le monde qu'il fait le plus de mal. Et c'est cela qui importe.

 

1. Cela n'a pas empêché Bentham de continuer à manger ses égaux non humains; cf. Animal Liberation, pp. 210 et suiv.

2. En toute rigueur, il faudrait préciser: sensibles au bonheur et au malheur; car on peut imaginer qu'un être soit sensible, mais ne puisse éprouver que des sensations «neutres», ni agréables ni désagréables, comme la perception d'un son ou d'une couleur.

3. Pour moi, il n'y a pas à distinguer ici entre le bonheur et le malheur, sensations «nobles», et le plaisir et le déplaisir, plus «vulgaires».

4. On a rarement la certitude quant aux possibles conséquences d'un acte, et il faut donc faire intervenir les probabilités. Par ailleurs, il faut considérer en fait non pas l'état du monde à un seul instant, mais la continuité d'états dans le temps. Je laisse de côté ces questions, pour garder une formulation simple.

5. Néanmoins, l'utilitarisme n'est pas nécessairement hostile à toute punition, puisqu'il prend aussi en compte l'effet dissuasif éventuel de la peine. Mais même alors, la souffrance du puni a une valeur négative, et ce ne sont que ses conséquences qui sont positives.

6. En raison du caractère non vindicatif de sa morale, l'utilitariste ressent sans doute moins que d'autres la nécessité psychologique de se distancer absolument du «criminel», de se croire totalement «différent». Et je crois que ce besoin est justement un obstacle puissant à ce que chacun reconnaisse le caractère criminel – dans la mesure où ce terme a un sens – de ce que presque tous nous avons fait aux animaux, en pleine connaissance de cause et en toute possession de nos moyens.