L'égoïsme désintéressé de Richard Dawkins

Par David Olivier Whittier

Cet article est paru initialement en 2001 dans le livre Espèces et éthique. Darwin: une (r)évolution à venir.

Temps de lecture: 52 min.

Résumé: En défense de sa thèse du gène égoïste, Richard Dawkins en donne deux versions parallèles: celle de la redéfinition du terme «égoïsme» et celle de son emploi comme métaphore. Aucune des deux ne résiste à l'examen. En particulier, elle ne peuvent ni aider à comprendre l'existence d'ADN non codant, ni valider la vision des organismes comme «machines à survie» des gènes.

La thèse du gène égoïste pèche donc par l'attribution qu'il fait d'une finalité, ou pseudo-finalité, aux gènes. Il s'avère qu'est cependant cachée dans cet échec une vérité importante qu'il ne dégage lui-même pas assez: si les gènes ne sont pas égoïstes dans le sens de «ne penser qu'à eux-mêmes», ils le sont bien dans le sens de «ne pas penser aux autres». La thèse de Dawkins s'oppose en fait, non à d'autres biologistes qui auraient bien intégré, suite à Darwin, l'absence de finalisme dans l'évolution naturelle, mais au contraire à cette grande masse de biologistes qui persistent, malgré Darwin, à interpréter les processus naturels dans l'optique d'une finalité d'ordre supérieur et veulent que les gènes existent pour le bien de l'organisme, de l'espèce voire de l'écosystème entier. Ce qui a fait scandale chez Dawkins n'est pas son finalisme, mais la pauvreté de son finalisme fragmenté presque à l'infini. En ce sens, Dawkins a fait œuvre salutaire, même s'il s'est arrêté en chemin.

Parmi les courants contemporains qui se réclament du darwinisme, il y a ce qu'on appelle la «sociobiologie». L'approche est controversée, dans certains pays plus que dans d'autres; en France, en particulier, elle traîne un parfum de soufre – c'est qu'elle serait d'extrême droite.

Il peut cependant être utile de ne pas s'arrêter aux odeurs. Par un réflexe de soupçon systématique, on a trop tendance à chercher l'intention cachée derrière toute thèse, au détriment de l'examen de la thèse elle-même. Indépendamment de la question des intérêts idéologiques éventuels que la sociobiologie peut servir ou desservir, il me semble utile de nous demander: ce que dit la sociobiologie est-il vrai ou faux? Et avant tout: que dit donc la sociobiologie?

Je ne prétendrai pas répondre à une question si vaste, mais seulement m'attacher à examiner la signification que l'on peut donner – ou non – à cette expression-clé des thèses de Richard Dawkins, une des deux figures les plus en vue de la sociobiologie1, que constitue le titre de l'ouvrage qui le fit connaître, Le gène égoïste2, et à réfléchir plus généralement au rôle du finalisme chez Dawkins, et chez ses collègues – sociobiologistes ou non.

 

Pour éviter tout malentendu, précisons avant tout un point de vocabulaire concernant l'identité de l'objet «gène» tel qu'il en est question chez Dawkins. Ce terme peut souffrir de la même ambiguïté que, par exemple, le mot «livre»: ce n'est pas du même livre que nous disons qu'il est sur la table, et qu'il a du succès. Le livre sur la table est un objet concret, aussi appelé «exemplaire» du livre qui a du succès; ce dernier est au contraire un objet abstrait, défini (en simplifiant) par son texte, par une certaine séquence de caractères.

Il est souvent question chez Dawkins de gènes qui «survivent» ou «se perpétuent»; ils ne le font cependant pas en tant qu'objets concrets; les atomes qui les constituent sont dispersés d'une génération à l'autre. C'est en tant que copies identiques que le gène se perpétue, c'est-à-dire en tant que «texte», en tant que structure. Le texte d'un gène, c'est sa séquence d'acides nucléiques; il «survit» tant que cette séquence se perpétue à l'identique d'une génération à l'autre.

1. Des gènes égoïstes par redéfinition?

Le titre du livre de Dawkins suggère pour ses thèses une formulation toute simple:

Les gènes sont égoïstes.

À cela, la philosophe Mary Midgley a répliqué:

Les gènes ne peuvent être égoïstes ou altruistes, pas plus que les atomes ne peuvent être jaloux, les éléphants abstraits ou les biscuits téléologiques. Cela va sans dire – ou devrait aller sans dire, car le livre de Richard Dawkins, Le gène égoïste, est parvenu à embrouiller un certain nombre de gens sur cette question3...

Cette réfutation paraît sans appel: Dawkins commet une erreur de catégorie, appliquant aux gènes un concept – l'égoisme – qui ne leur est pas destiné. Dawkins cependant proteste qu'on l'a mal compris, et invoque la redéfinition de l'égoïsme faite dès les premières pages du Gène égoïste:

Nous définissons l'altruisme et l'égoïsme de manière purement comportementale: «Une entité (...) est dite altruiste si elle se conduit de façon telle qu'elle augmente le bien-être d'une autre entité du même type aux dépens du sien. Le comportement égoïste a exactement l'effet inverse. Le “bien-être” est défini comme “les chances de survie” (...) Il est important de se rendre compte que les définitions que je viens de donner de l'altruisme et de l'égoïsme sont comportementales et non pas subjectives4

Une telle redéfinition paraît à même de légitimer un emploi strictement littéral de termes comme «égoïsme» et «altruisme» à propos de gènes et d'autres entités pourtant non susceptibles d'être égoïstes ou altruistes au sens habituel. En somme, la redéfinition annule tout sens antérieur du mot, et Dawkins aurait aussi bien pu dire «glik» et «glok» au lieu d'«égoiste» et «altruiste», et intituler son livre «Le gène glik» – mais il ne l'a pas fait.

C'est qu'en réalité cette redéfinition n'annule pas le sens antérieur des mots concernés, mais opère plutôt sur leur signification une transposition collective. Dans le passage cité, Dawkins redéfinit explicitement trois termes: altruisme, égoïsme et bien-être. Chaque fois l'opération consiste à leur soustraire leur composante subjective: l'altruisme et l'égoïsme se définissent habituellement par la volonté et le comportement qui résulte de cette volonté; dans la définition de Dawkins ce sera par le comportement seul5. La survie, notion objective, n'est normalement qu'une condition du bien-être, notion subjective; ici elle en sera le tout6.

Cette soustraction préserve l'articulation qui lie par ailleurs les termes en question. Altruisme et égoïsme sont des antonymes, avant comme après la redéfinition, et restent dans le même rapport avec le bien-être, lui-même redéfini. De plus, dans les textes de Dawkins, cette articulation s'étend implicitement à des dizaines d'autres termes, au réseau entier de ceux avec lesquels les notions d'altruisme et d'égoïsme s'associent habituellement: lutter, compétition, coopérer, manipuler, but, succès, tenter de, aux dépens de, aspirer à, et ainsi de suite – sans oublier le petit mot pour, support fréquent d'un finalisme discret. L'ensemble de ce réseau terminologique renvoie dans le langage courant à des phénomènes subjectifs, et chacun de ses membres devrait donc être redéfini explicitement, avant que Dawkins ne puisse légitimement prétendre l'employer de manière non subjective en conjonction avec sa version non subjective de l'altruisme et de l'égoisme.

Il ne prend pourtant pas cette peine, et malgré cela son texte reste lisible. C'est que nous avons compris sans qu'on nous le dise le procédé à appliquer chaque fois que nécessaire: ne garder de la signification des mots que leur résidu objectif. Nous lisons donc Dawkins en appliquant constamment cette recette – ou en croyant l'appliquer. C'est que l'opération peut s'avérer délicate pour peu que l'on tente de l'accomplir réellement.

Prenons le cas de la «lutte», activité que Dawkins attribue aux gènes, ou, comme dans le passage suivant, à leurs ancêtres de la «soupe primitive», les premiers réplicateurs:

Je parlerai maintenant de la compétition, abordant un point très important de mon exposé. (...) Ia lutte pour l'existence existait déjà parmi les différentes variétés de réplicateurs. Ils ne savaient pas qu'ils luttaient, et ne s'en inquiétaient pas. La lutte n'était animée par aucun mauvais sentiment. En fait, par aucun sentiment d'aucune sorte. Mais ils luttaient, en ce sens7...

En quel sens pouvaient-ils lutter? Quel est le résidu objectif du mot «lutte»? Il n'est pas difficile de le dégager dans d'autres cas concrets; nous connaissons par exemple les gestes de deux boxeurs qui luttent, et pourrions appeler «lutte» ces gestes eux-mêmes. Cette redéfinition serait cependant spécifique aux boxeurs. Comment l'opérer dans le cas des gènes? S'il existait des gènes conscients et d'autres qui ne le sont pas, les premiers pourraient à l'occasion lutter au sens plein du terme, et leurs gestes nous servir de modèle pour une définition non subjective de la lutte chez les autres. Mais ce modèle, justement, nous manque!

Voici donc la réponse de Dawkins:

Mais ils luttaient, en ce sens qu'une erreur de copie ayant pour résultat un plus haut degré de stabilité ou un nouveau moyen de diminuer la stabilité des rivaux était automatiquement conservée et multipliée.

Pourtant, dire des réplicateurs qu'ils luttaient devrait impliquer pour le moins d'énoncer qu'ils faisaient quelque chose. Dans cette simple description de situation – «une erreur de copie... était automatiquement conservée et multipliée» – nous ne voyons pas quel est le comportement, quels en sont le sujet, le verbe et le complément. Les réplicateurs peuvent-ils être le sujet d'une action qui serait l'erreur de copie? Ou leur action est-elle leur simple stabilité?

Dawkins ne dit ni l'un ni l'autre. Il commence pourtant par nous indiquer qu'il a appliqué la recette générale, celle qui consiste à rechercher le résidu objectif: le premier emploi du terme «lutte» précède sa redéfinition, le passage de l'un à l'autre se faisant par retranchement des éléments subjectifs («Ils ne savaient pas qu'ils luttaient...»). Ainsi insère-t-il un mot de plus – la «lutte» – dans le réseau terminologique redéfini de l'altruisme et de l'égoïsme, par une simple affirmation, sans en avoir décrit le contenu.

Pourquoi n'en indique-t-il pas le contenu? Pourquoi en particulier ne nous dit-il pas que les réplicateurs luttaient par des erreurs de copie? N'est-ce pas en effet ainsi qu'ils peuvent battre leurs «rivaux»? Le problème est qu'une telle erreur de copie, pour le réplicateur, ne peut constituer un comportement augmentant ses chances de se reproduire à l'identique: car elle réduisent celles-ci, au contraire, à zéro!

Pour le voir, il est plus simple d'examiner la thèse du gène égoïste sous un autre angle, celui de la métaphore. Retenons pour le moment que Dawkins ne peut se prévaloir de la redéfinition de l'égoïsme et de l'altruisme pour légitimer en bloc l'emploi littéral qu'il prétend faire de ces termes et du réseau terminologique entier dans lequel ils s'insèrent.

2. Ou égoïstes par métaphore?

Malgré la réponse qu'il fait à Midgley, ce n'est pas l'emploi littéral d'un concept d'égoïsme redéfini que Dawkins met le plus souvent en avant. L'égoïsme est plutôt attribué au gène par métaphore:

Tout au long de ce livre, j'ai insisté sur le fait que nous ne devions pas penser que les gènes étaient des agents ayant des buts conscients. La sélection naturelle aveugle les pousse cependant à se comporter comme s'ils avaient un but précis, et, par moments, il a été pratique de parler des gènes en utilisant un tel langage. (...) l'idée de but n'est qu'une métaphore, mais nous avons déjà vu combien la métaphore du gène nous a apporté. Nous avons même utilisé des mots tels que gènes «égoïstes» et «impitoyables», en sachant très bien qu'il ne s'agissait que d'une façon de parler8.

Redéfinition, donc, ou emploi métaphorique de termes maintenus dans leur sens courant? Les deux procédés reviennent en fait au même, en grande partie, ce qui explique que Dawkins puisse passer sans peine de l'un à l'autre. La redéfinition a l'avantage de permettre l'emploi littéral et de donner ainsi un aspect plus rigoureux aux énoncés; la métaphore apparaît au contraire comme une simple «façon de parler», suggestive mais non susceptible d'être prise au sérieux, «à la lettre».

La métaphore consiste à bâtir ce que j'appellerai le monde du «comme si»: les gènes ne sont pas des agents conscients, mais se comportent, dit Dawkins, comme si ils l'étaient. Dans le monde imaginaire du «comme si», les gènes sont des agents conscients; ils se comportent d'une certaine manière. Le monde réel est identique au monde du comme si, à ceci près que les gènes n'y sont pas conscients; leur comportement est cependant le même. En somme, on passe du monde du «comme si» au monde réel en en retranchant la subjectivité pour en dégager le résidu objectif – en effectuant, donc, la même opération que lors de la redéfinition du mot «égoïsme» d'une manière purement «comportementale», non subjective, et de la redéfinition concomitante de tout le réseau terminologique qui lui est lié.

La métaphore paraît insaisissable parce qu'elle donne le sentiment de ne rien affirmer littéralement. Quel sens y aurait-t-il à infirmer – ou à confirmer – des dires que leur propre auteur ne prend pas au sérieux? Nous voyons cependant que l'usage de la métaphore du gène égoïste constitue en elle-même une affirmation non métaphorique: il est dit, littéralement, que les choses se passent comme si les gènes étaient des agents conscients égoïstes. Nous pouvons donc tester cette métaphore, en tant qu'affirmation littérale. Il nous faut pour cela nous demander: comment les choses se passeraient-elles dans un monde où les gènes seraient des agents conscients égoïstes, n'ayant qu'une seule idée en tête, celle de se préserver et de se propager?

Laissons donc nos inhibitions rationalistes de côté et plongeons-nous dans la métaphore: imaginons les gènes conscients. Mieux, glissons-nous dans la peau de l'un d'entre eux.

 

Je suis un gène, et mon but est de me préserver et de me propager. Je veux que la séquence exacte de nucléotides qui me définit, qui est moi, soit présente en un nombre aussi grand que possible d'exemplaires dans le monde de demain.

Que puis-je faire pour cela? Quels sont mes moyens d'action? De quoi dépend mon succès ou mon échec? Ce sont les propriétés du corps qui me porte qui détermineront le nombre d'exemplaires de moi-même dans le monde de demain. Il y a aussi d'autres facteurs, comme l'environnement, et bien sûr le simple hasard, mais je n'ai pas d'influence directe sur eux; ce n'est qu'à travers les caractères physiques et comportementaux de mon corps que je peux espérer agir en vue de mes fins.

Je vais donc rendre ce corps, par exemple, robuste; ou peut-être sera-t-il au contraire à mon avantage de le faire chétif mais léger. Ou peut-être vais-je lui donner un comportement agressif, ou au contraire doux et aimable, suivant ce qui sert mes intérêts. En tout cas, je vais modeler ce corps pour maximiser, compte tenu des circonstances effectives, le nombre de gènes identiques à moi-même dans le monde de demain.

Mettons par exemple que je suis un gène qui détermine si mon corps sera robuste ou chétif. Supposons qu'il soit avantageux pour ma préservation et ma propagation que mon corps soit robuste. Je vais donc le faire robuste...

Du moins, c'est ce que je voudrais. Il n'est pas tout à fait vrai que je détermine si le corps sera robuste ou chétif. Je ne détermine pas si, mais seulement que, le corps sera robuste, ou que le corps sera chétif. Si je suis telle séquence, le corps sera robuste. Tant mieux pour moi. Si je suis telle autre séquence, le corps sera chétif. Tant pis pour moi. Je n'ai pas le choix. Je suis ce que je suis, c'est-à-dire une séquence, et non une autre, de nucléotides. Si je «détermine» quelque propriété de mon corps, c'est de façon en quelque sorte passive. Mon désir de me préserver et de me propager influence peut-être mes rêves, mais pas mes actes. Si je suis un gène de chétiveté, je n'y peux rien.

Je n'y peux rien... sauf à muter. Voilà mon moyen d'action! Moi, gène de chétiveté, je vais muter, et devenir, dès la prochaine génération, un gène de robustesse. Ainsi – ô bonheur! – j'aurai atteint mon but, et d'innombrables copies de moi-même se déverseront dans le monde.

O bonheur? Non, Ô sort cruel! Car ce qui se répandra, ce ne sera pas moi. Je suis une séquence de nucléotides, pas une autre. Si je mute, je ne serai plus moi.

En somme, ma volonté de me préserver et de me propager ne peut avoir aucun effet; c'est mon identité, et non ma volonté, qui détermine entièrement l'influence que j'ai sur le corps. Pour changer cette influence, il me faudrait muter, et donc disparaître en tant que moi – ce qui est justement ce que je ne veux pas.

Dans un sens élémentaire, Dawkins a raison: le monde est bel et bien «comme si» les gènes avaient la volonté de se préserver et de se propager. Cela n'est cependant vrai que parce qu'une telle volonté hypothétique serait sans effet. La métaphore est valide dans la mesure où elle est dépourvue de toute substance. L'égoïsme attribué au gène ne peut être la cause d'un comportement égoïste, dans le sens redéfini du terme, c'est-à-dire d'un comportement qui augmente les chances de survie du gène au détriment de celles des autres. Car nous voyons que ce comportement est fixe, inhérent à l'identité du gène (sa séquence de nucléotides), et ne peut varier qu'au prix de la perte de cette identité.

3. Retour sur l'égoïsme redéfini

Peut-être pourrait-on vouloir affirmer, au moins, que de fait ce comportement est tel qu'il augmente les chances de survie du gène au détriment de celles des autres gènes? Nous retrouvons alors la thèse de l'égoïsme redéfini. J'ai critiqué ci-dessus l'utilisation qu'en fait Dawkins, la transposition globale qu'il opère du réseau terminologique dans lequel s'insère ce mot; mais ne peut-on pas au moins retenir l'affirmation de base: que les gènes sont égoistes, dans ce sens redéfini, c'est-à-dire qu'ils possèdent, de fait, un comportement augmentant leur propre probabilité de survie en diminuant celle d'autres entités du même type?

Les «autres entités du même type» seront typiquement les autres allèles, c'est-à-dire les autres gènes susceptibles d'occuper un emplacement donné, un «locus», sur un chromosome. Dans l'exemple imaginaire mentionné ci-dessus, nous avons deux allèles, l'un dont la propriété est de rendre le corps robuste, l'autre dont la propriété est de le rendre chétif. Cette propriété est immuable, puisqu'elle résulte de l'identité même des gènes en question, mais supposons malgré cela que l'on puisse lui donner le statut de comportement. Peut-on dire que, de fait, ce comportement augmente les chances de survie de l'allèle au détriment de celles de l'autre allèle?

«Augmenter» implique l'idée de comparaison, en l'occurrence d'une comparaison vis-à-vis d'un ou plusieurs autres comportements. Mais quels seront ces autres comportements, dans le cas de nos deux allèles?

La première réponse qui vient à l'esprit est que le comportement de chacun de nos allèles doit être comparé au comportement de l'autre. Dire qu'ils sont égoïstes, c'est donc dire, de chacun, que son comportement lui donne des chances de survie supérieures à celles que l'autre obtient de son propre comportement. Mais nous ne pouvons affirmer cela simultanément pour les deux allèles. Un seul au plus peut être égoïste en ce sens, l'autre étant alors altruiste. Dans notre exemple, le gène qui rend le corps chétif est altruiste, puisqu'il diminue par son comportement ses chances de survie et augmente celles de l'autre gène; seul ce dernier, qui rend le corps robuste, est égoïste.

«Certains gènes sont égoïstes» devrait donc nous dire Dawkins. Mais combien le sont? Puisque les gènes égoïstes, par définition, survivent plus que les gènes altruistes, ces derniers ne disparaîtront-ils pas rapidement? Supposons que ce soit le cas; que seul reste en lice, par exemple, le gène dont nous avons dit qu'il était égoïste, celui qui rend le corps robuste. Si la même chose se produit pour chaque locus, ne pourra-t-on dire que tous les gènes sont égoïstes?

Ne pourra-t-on donc dire que tous les gènes ont un comportement qui augmente leurs propres chances de survie en diminuant celles d'autres gènes? Mais alors, relativement à quels autres comportements devons-nous comparer ceux-là? En supposant disparus les gènes altruistes, nous perdons l'autre terme de notre comparaison.

Resterait à postuler que la comparaison doit se faire relativement, non aux autres allèles existants, mais à tous les allèles imaginables pour le locus en question. Le gène est égoïste si et seulement si son comportement lui donne de plus grandes chances de survie que tout autre comportement possible. Dire des gènes en général qu'ils sont égoïstes serait alors dire que chaque gène réel est parmi tous les gènes imaginables celui qui, dans ce locus, a les plus grandes chances de survie.

De fait, beaucoup ont cru que c'était là le sens des thèses de Dawkins. Celui-ci admet, au début du chapitre 3 de The Extended Phenotype9, trouver certains mérites à l'attitude dite adaptationniste, «cette approche des études de l'évolution qui admet sans autre preuve que tous les aspects de la morphologie, de la physiologie et du comportement d'un organisme constituent une solution adaptative optimale à un problème10». L'ensemble du même chapitre est cependant consacré à énumérer les raisons pour lesquelles les «adaptations» réelles ne sont justement pas optimales. Les gènes ne sont pas, dans le cas général, ceux qui ont les plus grandes chances de survie relativement à tous les gènes imaginables pour le même locus.

 

Dans le sens redéfini que Dawkins donne à ces termes, beaucoup de gènes sont égoïstes, mais d'un égoïsme limité; c'est-à-dire qu'ils ont un comportement (des propriétés) qui les amène à survivre plus que ne le feraient beaucoup de comportements alternatifs imaginables (mais pas tous). Ils sont souvent égoïstes aussi relativement à des gènes existants, lorsque le ou les allèles moins «efficaces», qui eux sont donc altruistes, n'ont pas encore disparu – si tant est qu'ils soient destinés à disparaître. Car l'égoïsme et l'altruisme sont dans ce sens autant des propriétés de l'environnement que des gènes, et pour peu que cet environnement change, d'altruiste un même gène peut devenir égoïste11.

L'égoïsme attribué aux gènes n'autorise en tout cas pas la récupération en bloc que tend à faire Dawkins de l'ensemble du réseau terminologique auquel il est associé dans son sens habituel, comprenant les mots comme «compétition», «lutte», etc. Il ne permet pas non plus de fonder une métaphore capable de fonctionner correctement.

La thèse du gène égoïste paraît se réduire au constat de l'existence fréquente de gènes qui dans un environnement donné se conservent et se perpétuent plus que ne feraient d'autres à leur place. En somme, elle paraît inutile, quand elle n'est pas trompeuse.

4. L'ADN cigale

L'ADN non traduit représente un exemple extrême de la difficulté inhérente à la thèse de l'égoïsme-métaphore12. Pourtant, Dawkins semble considérer qu'il en fournit, au contraire, une confirmation éclatante.

Voici le problème tel qu'il le pose:

il apparaît que la quantité d'ADN dans les organismes est plus importante que ce qui est strictement nécessaire pour les construire: une grande fraction d'ADN n'est jamais traduite en protéines. Du point de vue de l'organisme individuel, cela semble paradoxal. Si «l'objectif» de l'ADN est de superviser la construction des corps, il est surprenant de trouver une grande quantité d'ADN qui ne serve pas à cela. Les biologistes se creusent les méninges pour essayer de trouver quelle est l'utilité de ce surplus apparent d'ADN. Mais du point de vue des gènes égoïstes eux-mêmes, il n'y a pas de paradoxe. Le véritable «objectif» de l'ADN est de survivre, ni plus ni moins. Le moyen le plus simple d'expliquer ce surplus d'ADN est de supposer qu'il s'agit d'un parasite ou au mieux d'un passager inoffensif, quoique inutile, qui fait un tour dans les machines à survie créées par l'autre ADN13.

Nous avons vu que la volonté égoïste attribuée métaphoriquement au gène était impuissante à agir sur le monde. Le gène a cependant habituellement une «action», un effet phénotypique qui peut au moins passer pour traduire une telle volonté. Ici cette action manque entièrement: pourtant le gène survit, et Dawkins persiste à rapporter sa survie à sa volonté. On comprend que certaines personnes, face à de telles explications «darwiniennes», puissent trouver le compte-rendu que fait la Genèse – «Dieu dit: “Que la terre produise des êtres vivants selon leur espèce: bestiaux, petites bêtes, et bêtes sauvages selon leur espèce!” Il en fut ainsi.»14 – moins extravagant. Dieu se donne au moins la peine de parler pour agir sur le monde; le gène peut se contenter de vouloir.

Que conclure d'une brèche argumentative si patente? Je crois qu'apparaît ici au moins un fait négatif: le rôle que joue l'égoïsme du gène dans la perspective de Dawkins n'est pas celui que lui-même suggère; cet égoïsme n'y a pas valeur d'explication, ni réelle ni métaphorique, ni de son comportement ni de sa survie. En particulier, une lecture plus attentive de la fin du passage ci-dessus permet de noter que ce n'est pas tout à fait à la volonté de l'ADN – à ce «véritable “objectif”» qu'il aurait de survivre – qu'est confiée la mission explicative. Ce rôle est plutôt dévolu à une certaine ontologie de l'ADN: à sa nature de «parasite», de «passager (...) inutile». Ontologie négative, en creux – j'y reviendrai.

5. La «machine à survie» et le gène fourmi

Tous les brins d'ADN ne se laissent pas ainsi paresseusement porter par le vent de l'histoire naturelle. En contraste avec cette ontologie négative de l'ADN cigale nous trouvons de manière récurrente chez Dawkins un tout autre discours, portant sur la nature des êtres vivants eux-mêmes, et où le gène apparaît cette fois comme partie prenante à une grande œuvre collective.

Dès le titre du premier chapitre du Gène égoïste, Dawkins pose cette question: «Pourquoi on existe?». Voici sa réponse:

[Les réplicateurs] fourmillent aujourd'hui en grandes colonies, à l'abri de gigantesques et pesants robots, isolés du monde extérieur, communiquant avec lui par des voies tortueuses et indirectes, et le manipulant par commande à distance. Ils sont en vous et en moi. Ils nous ont créés, corps et âme, et leur préservation est l'ultime raison de notre existence. Ils ont parcouru un long chemin, ces réplicateurs. On les appelle maintenant «gènes», et nous sommes leurs machines à survie15.

Dans un autre texte il fait de cette affirmation le cœur même du darwinisme:

La chose de loin la plus importante que l'hypothèse darwinienne nous dit de nous-mêmes concerne cette question fondamentale à laquelle jusqu'à présent on répondait surtout en des termes religieux: pourquoi existons-nous? La réponse à cette question fondamentale est que notre corps est un mécanisme pour la préservation et la propagation de nos gènes. Cette conclusion ne peut faire de doute pour quiconque a sérieusement réfléchi au problème16.

«Pourquoi existons-nous?» Le mot «pourquoi» peut interroger sur la cause («Pourquoi l'aspirateur ne fonctionne-t-il plus?»), ou sur la fin («Pourquoi?» = «pour quoi?», «dans quel but?»). C'est dans ce dernier sens qu'il faut comprendre la question de Dawkins: car il ne répond pas «à cause de...» mais «pour...»: pour la préservation et la propagation de nos gènes. «Pour» implique une fin; donc une subjectivité17.

C'est dans ce contexte que se situent les lignes que j'ai déjà citées concernant la «compétition» et la «lutte» entre réplicateurs – lutte qui n'est «animée par aucun (...) sentiment d'aucune sorte». Nous voyons que l'on ne peut interpréter ici Dawkins de manière cohérente. Si nous prenons au sérieux son affirmation réitérée selon laquelle il n'attribue aux gènes que le résidu objectif des mots, que ce soit grâce à leur redéfinition ou par leur emploi métaphorique, il nous est impossible de prendre au sérieux – à la lettre – cette autre affirmation réitérée qu'est sa réponse à la question de «pourquoi nous existons». Nous ne pouvons être littéralement des machines créées par les gènes pour une fin si ces gènes, par ailleurs, ne sont animés d'aucun sentiment, d'aucune volonté d'atteindre une telle fin. Cette incohérence chez Dawkins me paraît d'autant plus grave que, à mon sens, le sens profond du darwinisme réside justement dans l'affirmation de la possibilité de bâtir une explication entièrement causale de l'évolution.

Cette idée de la «machine à survie» introduit, je pense, une autre incohérence dans la pensée de Dawkins. Nous avons vu que le gène dont il est question n'est pas le morceau matériel d'ADN, mais une séquence de nucléotides. Le gène «survit» tant que cette séquence perdure, recopiée à l'identique de génération en génération.

Ainsi définis, nous dit Dawkins, les gènes sont éternels:

Les individus ne sont pas des choses stables, ils sont inconstants. Les chromosomes sont aussi mélangés et oubliés, comme un jeu de cartes juste après la donne. Mais les cartes elles-mêmes survivent à l'oubli. Les cartes, ce sont les gènes. Les gènes ne sont pas détruits après un «crossing-over», ils ne font que changer de partenaires et continuent leur marche. Évidemment qu'ils poursuivent leur marche, c'est leur rôle! Ce sont les réplicateurs et nous sommes leurs machines à survie. Lorsque nous avons rempli notre office, nous sommes mis au rancard. Mais les gènes sont des citoyens des temps géologiques: les gènes sont éternels18.

Éternels? Non: en raison des mutations, mais aussi à cause de ce crossing-over qui, chez les organismes sexués, coupe à l'occasion le gène lui-même en deux et échange les morceaux avec ceux d'un autre allèle. De la discussion que Dawkins consacre à ce dernier point il ressort que le gène est en fait une entité assez éphémère19. Cela n'empêche pas le même Dawkins de faire de nous des machines à survie patiemment mises au point au cours de plusieurs milliards d'années d'évolution par les gènes qui flottaient déjà dans la «soupe primitive». Machines pour la survie de gènes... qui pourtant, en tant que séquences précises d'acides nucléiques, n'ont dans leur grande majorité pas survécu. Et même s'ils étaient tous encore là, les «machines à survie» ne pourraient être leur produit. Le développement progressif de celles-ci dépend de l'apparition de gènes à chaque fois nouveaux, qui n'ont pu – sauf à être très altruistes – construire ces machines comme dispositifs pour la survie des anciens.

Que nous suggérait pourtant cette image de machine à survi mise au point par les «réplicateurs» primitifs? «Ils ont parcouru un long chemin, ces réplicateurs» nous a dit Dawkins. Parcourir un long chemin, c'est évoluer, sans pourtant perdre son identité. L'image de la «machine à survie» ne peut se comprendre que si l'on identifie le gène à une entité capable d'innover, et donc d'évoluer sans disparaître; donc ni à une molécule concrète, ni à une séquence précise de nucléotides, mais à une lignée.

Nous avons vu l'impossibilité de faire fonctionner la métaphore du gène égoïste en raison du manque de moyens dont il est affecté. La seule possibilité qu'il a de «changer de comportement» est de muter, mais en mutant il disparaît. Mais cela n'est vrai que tant que nous définissons le gène comme une séquence précise de nucléotides; si au contraire nous le définissons comme une lignée, celle-ci survit à la mutation. Ce sera dès lors son moyen d'action. Le gène de la chétiveté mutera pour devenir gène de robustesse sans pour autant disparaître; au contraire, il survit, plus et mieux qu'il ne l'aurait fait sans la mutation!

Une telle «solution» pose cependant divers problèmes, dont le moindre n'est pas l'élargissement de son identité qui risque d'enlever tout sens à son égoïsme supposé. C'est que la lignée n'est pas qu'une ligne, mais une suite d'embranchements. Si le gène garde son identité lors d'une mutation, il sera le même objet non seulement que son gène-père, mais aussi que tous ses gènes-frères, neveux, oncles et ainsi de suite. Égoïste, il ne pensera qu'à lui, mais ce «lui» sera fort étendu et risque même de comprendre l'ensemble des allèles avec lesquels, par ailleurs, Dawkins le voit justement en compétition!

Dans ce genre d'envolée lyrique sur la nature de notre être Dawkins tend à abandonner sa position habituelle, centrée sur les unités les plus petites, pour adopter un langage «holistique». «C'est leur rôle» dit-il des gènes qui «poursuivent leur marche». Dans quelle pièce ont-ils reçu un tel «rôle»*? De quelle cité sont-ils «citoyens»? Les gènes sont encore protagonistes, mais en tant qu'une entité collective, bâtisseuse de vie, de machines à survie. Je pense que c'est dans ces passages-là que Dawkins se montre le plus séducteur envers un public avide d'un finalisme pré-darwinien; et qu'il s'éloigne le plus de ce qui représente la part originale de son œuvre, sa part la plus darwinienne, vers laquelle je vais me tourner.

6. Des gènes égoistes tout court

Midgley, on l'a vu, reproche à Dawkins de commettre une erreur de catégorie en parlant de gènes égoïstes – «Les gènes ne peuvent être égoïstes ou altruistes, pas plus que les atomes ne peuvent être jaloux...». Ce reproche semble sans appel s'il s'agit d'appliquer littéralement – et non métaphoriquement – le mot «égoïste» dans son sens habituel, non redéfini, aux gènes tels que nous les concevons, agrégats d'atomes dépourvus de désirs et de pensées.

Est-ce pourtant certain? Examinons le sens courant de l'égoïsme, à travers les deux définitions suivantes habituellement équivalentes:

Être égoïste, c'est ne pas penser aux autres. (ég1)

Être égoïste, c'est ne penser qu'à soi. (ég2)

Formellement, (ég2) ajoute au sens purement négatif de (ég1) une condition positive: est égoïste au sens (ég2) une entité qui ne pense pas aux autres, mais qui, par ailleurs, pense à elle-même.

Or (ég1) s'applique parfaitement aux gènes: ceux-ci ne pensent pas, et donc, en particulier, ne pensent pas aux autres. Les gènes sont égoïstes au sens (ég1), littéralement, sans métaphore ni redéfinition.

Ils ne le sont pas cependant au sens (ég2): car ils ne pensent ni aux autres, ni à eux-mêmes. Les définitions (ég1) et (ég2) peuvent être confondues dans la vie courante parce que les entités auxquelles on les applique typiquement – les êtres humains adultes, conscients – pensent toujours au moins à elles-mêmes; voire pensent d'autant plus à elles-mêmes qu'elles pensent moins aux autres. La condition supplémentaire exigée par (ég2) est toujours remplie, et l'est d'autant plus que la condition (ég1) l'est.

Cela n'est plus vrai dans le cas des gènes qui, contrairement à nous, connaissent le vide mental parfait. Ce sont des égoïstes accomplis au sens (ég1), sans être pour autant égoïstes au sens (ég2).

Allons un peu au-delà de ce jeu formel. Dans (ég1) l'expression «penser aux autres» rassemble en fait toute une série de concepts finalistes: viser le bien des autres, agir pour les autres, être utile aux autres, exister pour le service des autres, etc. Est ainsi égoïste, au sens (ég1), l'entité qui ne vise pas le bien des autres, qui n'agit pas pour leur bien, ne leur est pas utile, n'existe pas pour les servir. Il peut paraître trivial d'affirmer que le gène ne pense pas aux autres, puisqu'il ne pense pas; la proposition devient moins triviale si on la formule de la manière suivante:

Les biologistes ont tort de postuler qu'un gène présent de manière stable doit exister pour le bien de l'organisme entier, ou de l'espèce ou d'un groupe quelconque auquel cet organisme appartient, ou des autres gènes, et de manière générale remplir une fonction ou posséder une utilité pour un ensemble le dépassant.

Reprenons le passage déjà cité concernant l'ADN non traduit:

(...) une grande fraction d'ADN n'est jamais traduite en protéines. Du point de vue de l'organisme individuel, cela semble paradoxal. Si «l'objectif» de l'ADN est de superviser la construction des corps, il est surprenant de trouver une grande quantité d'ADN qui ne serve pas à cela. Les biologistes se creusent les méninges pour essayer de trouver quelle est l'utilité de ce surplus apparent d'ADN.

Ces biologistes, nous dit Dawkins, ont tort. L'ADN est égoïste, au sens (ég1): son existence n'est pas au service d'autre chose que de lui-même.

Mais l'ADN est-il au service de lui-même? Existe-t-il pour lui-même? C'est là que Dawkins paraît glisser de (ég1) à (ég2):

Mais du point de vue des gènes égoïstes eux-mêmes, il n'y a pas de paradoxe. Le véritable «objectif» de l'ADN est de survivre, ni plus ni moins.

Cette affirmation d'un égoïsme au sens (ég2) est cependant placée en clôture d'une problématique extérieure à Dawkins, celle des biologistes qui voudraient que l'ADN soit au service de l'organisme. Elle laisse le champ libre pour affirmer:

Le moyen le plus simple d'expliquer ce surplus d'ADN est de supposer qu'il s'agit d'un parasite ou au mieux d'un passager inoffensif, quoique inutile, qui fait un tour dans les ma chines à survie créées par l'autre ADN.

On retrouve apparemment ici ce schéma de la pensée essentialiste qui explique les choses non par une séquence causale, mais par l'ontologie des objets. D'un point de vue causal, il s'agit d'une non-explication, mais celle-ci suffit bien, puisque le problème lui-même – le «paradoxe» – a été écarté par la phrase précédente. Quant à l'ontologie affirmée, elle est minimale: la nature de l'ADN est simplement d'exister. Nature pleinement réalisée, assurément, chez tous les gènes qui existent, et qui ne sert à expliquer cette existence que parce qu'elle se substitue à une autre ontologie qui, elle, rendait cette existence problématique.

Dans cette argumentation, l'objectif attribué à l'ADN n'a d'autre fonction que de servir en quelque sorte de contrefort verbal à la finalité classique de «superviser la construction des corps»; comme si la case «l'objectif de l'ADN» ne pouvait rester inoccupée dans le discours, et que pour nier un objectif il fallait lui en opposer un autre, fût-il dépourvu de substance. Formellement, c'est l'égoïsme (ég2) et non (ég1) qui est attribué au gène. Mais le rêve égoïste de celui-ci n'est pas de manger des fraises ou de sortir en boîte! Il veut juste exister. Là encore, désir vide, exaucé chez tous les gènes qui existent, et un égoïsme (ég2) qui se ramène, dans sa substance, entièrement à (ég1).

Contre-ontologie, donc, plus qu'ontologie proprement dite, et contre-finalité du gène plus que finalité. La métaphore elle-même, celle qui s'est montrée incapable de fonctionner en tant que telle, peut à son tour être vue comme une contre-métaphore. La vraie métaphore, c'est celle du gène altruiste, du gène au service de l'organisme ou de l'espèce. Car si les gènes étaient altruistes, comment se passeraient les choses? Nous avons vu que le gène de la chétiveté était impuissant à agir, son seul moyen d'action, la mutation, étant contraire à son but, sa propre survie; mais si nous lui donnons un but extérieur, la contradiction tombe. Il peut muter, devenir gène de robustesse, pour le bien de l'organisme; sa disparition en tant que séquence précise de nucléotides lui importe peu. Il continue à exister en tant que fidèle serviteur de l'organisme. Il me semble que c'est de fait cette métaphore-là qui est affirmée lorsqu'on dit que l'évolution, qui est celle des gènes, se fait au service des organismes ou des espèces.

Que la métaphore du gène altruiste fasse sens n'implique pas qu'elle soit juste en tant que discours sur la réalité. La thèse de Dawkins est qu'elle est fausse; c'est-à-dire que les choses dans la réalité ne se passent pas comme si les gènes étaient altruistes. Des gènes altruistes pourraient agir, mais le résultat de leur action ne serait pas celui que l'on observe dans la réalité.

À cette métaphore du gène altruiste, authentique en tant que métaphore, mais fausse dans son discours sur la réalité, Dawkins oppose une fausse métaphore, bâtie en quelque sorte comme image inversée de la première. Mais l'image inversée d'une métaphore n'est pas elle-même une métaphore; elle ne fonctionne pas, ou fonctionne à vide, l'important n'étant pas son fonctionnement, mais celui auquel elle s'oppose en prenant sa place.

7. Pièges grammaticaux

Pourquoi Dawkins éprouve-t-il ce besoin de créer ces coquilles vides? Pourquoi une contre-ontologie, une contre-finalité, une contre-métaphore, plutôt que la suppression pure et simple de l'ontologie, de la finalité, de la métaphore? Sans doute en partie pour une raison d'ordre rhétorique: il est plus facile de remplacer dans un discours certains éléments par d'autres – fussent-ils vides – que d'en changer la structure.

Ainsi à une assertion comme:

L'objectif de l'ADN est de superviser la construction des corps.

il est plus facile d'opposer:

L'objectif de l'ADN n'est pas de superviser la construction des corps. (1)

que:

L'ADN n'a pas d'objectif.

Or dans (1), «l'objectif de l'ADN», posé comme sujet de la phrase, acquiert de ce seul fait une réalité; et dès lors que nous disons ce qu'il n'est pas, nous devons aussi dire ce qu'il est.

Peut-être Dawkins aurait-il pu échapper à ce genre de piège grammatical si on ne retrouvait pas la même contrainte au cœur du vocabulaire darwinien traditionnel. J'ai parlé longuement dans un autre article du finalisme inhérent à l'expression de «sélection naturelle20». Il en va de même de l'«adaptation». C'est presque avec naïveté que Dawkins nous en parle:

En 1957, Benzer a défendu l'idée selon laquelle il n'est plus possible de donner au concept de «gène» un sens unique, unitaire. Il divisa ce concept en trois (...). J'ai suggéré la nécessité d'ajouter à cette liste un quatrième objet, l'optimon, l'unité de la sélection naturelle (...). Indépendamment, E. Mayr (...) a inventé pour le même usage le terme de «sélecton». L'optimon (ou sélecton) est le «quelque chose» auquel nous nous référons quand nous parlons d'une adaptation comme «servant au bien» de quelque chose. La question est, quel est ce quelque chose; quel est l'optimon?

La question de la détermination de l'«unité de sélection» a fait l'objet de débats récurrents dans la littérature tant biologique (...) que philosophique (...) Je suis en accord avec Williams (...), Curio (...) et d'autres sur le besoin de développer sérieusement une science de l'adaptation – de la téléonomie, selon les termes de Pittendrigh (...). Le problème théorique central de la téléonomie est de déterminer l'entité pour le bénéfice de laquelle on peut dire que les adaptations existent (the entity for whose benefit adaptations may be said to exist)21.

Là encore, Dawkins aurait pu se demander si l'évolution se fait pour le bien de quelque chose; mais il choisit plutôt de se demander pour le bien de quoi elle se fait, parce que «sélection naturelle» implique unité de sélection; et que, de même, le mot «adaptation» régit «pour le bien de x» et implique ainsi l'existence d'un tel x, d'un «optimon». L'adaptation se fait au travers de modifications génétiques. Si celles-ci ne sont pas pour le bien de l'univers, de la nature, de Dieu, de l'humanité, de l'espèce, du groupe, de l'organisme, de la cellule ou du génome dans son ensemble, il ne nous reste plus qu'à les affecter au bien du gène lui-même.

En somme, (ég1) se transforme en (ég2), par une logique que Dawkins n'a pas inventée. L'attribution positive qu'il fait d'une volonté au gène fonctionne le plus souvent à un niveau purement verbal et n'influence pas la substance du raisonnement, du moins lorsqu'il reste fidèle à ses bonnes résolutions: «Nous garderons toujours un œil sceptique sur nos métaphores pour être sûrs de pouvoir les retranscrire si nécessaire dans le langage des gènes22», c'est-à-dire dans le langage de la simple causalité.

8. Un éléphant abstrait peut en cacher un autre

Derrière le débat apparent – les gènes pensent/ne pensent pas à eux-mêmes (réellement, métaphoriquement, par redéfinition, etc.), – s'en déroule un autre, parallèle mais renversé: les gènes ne pensent pas/pensent aux autres. Si Midgley commence son article en s'opposant au finalisme égoïste attribué aux gènes, la suite du texte est pour la plus grande part consacrée à insister, non sur l'absence d'objectifs dans l'évolution, mais au contraire sur leur multiplicité:

Les organismes sont sélectionnés en tant qu'individus, mais pour quoi sont-ils sélectionnés? Le mot «sélection» tend à suggérer que l'on peut espérer une réponse simple et positive à cette question, un objectif unique et séparable. (...) Il est sans doute nécessaire, dans le domaine de l'évolution comme dans celui de l'économie, d'envisager non un objectif unique, mais une pluralité d'objectifs convergents23...

Un autre anti-sociobiologiste – Stephen Jay Gould – attribue ce finalisme aux organismes individuels:

La sélection naturelle dicte que les organismes agissent dans leur propre intérêt (...) Ils luttent sans relâche pour accroître la représentation de leurs gènes aux dépens de leurs semblables. Nous n'avons découvert dans la nature aucun principe plus élevé que cette sèche réalité24.

Qui s'est précipité pour répliquer à Gould qu'un chêne ne peut pas plus lutter pour accroître la représentation de ses gènes qu'un atome ne peut être jaloux, un éléphant abstrait ou un biscuit téléologique?

Dans un livre récent25, Jean-Jacques Kupiec et Pierre Sonigo critiquent eux aussi le finalisme attribué par Dawkins aux gènes, mais pour situer ce finalisme au niveau, cette fois, de la cellule individuelle:

Il existe donc un écosystème en chacun de nous, composé de milliards de petits animaux microscopiques, que nous appelons nos cellules. Elles vivent pour elles et non pour nous.

Plus loin, au sujet des globules blancs:

Peut-on de la même manière imaginer que le globule blanc ne fait qu'optimiser son propre profit et se moque de notre santé? que notre santé n'est que l'effet d'une main invisible générée par les interactions de cellules égoïstes?

Il peut aussi s'agir d'un virus:

Les virus n'ont en fait qu'une idée en tête: se perpétuer. Bien sûr, l'expression est à prendre au figuré. Les virus n'ont ni cœur ni tête, et encore moins d'idée26.

En somme, alors que Dawkins montre de manière convaincante que le gène ne pense pas aux autres – et énonce qu'il pense donc à lui-même – ses adversaires montrent de manière convaincante que le gène ne pense pas à lui-même – pour en conclure qu'il «pense» aux autres, c'est-à-dire obéit à un finalisme d'ordre supérieur.

 

On aurait tort cependant de vouloir renvoyer simplement Dawkins et ses collègues dos à dos comme également coupables d'animisme naturaliste. Attribuer un comportement finaliste à l'organisme entier, par exemple, c'est imbiber d'un finalisme dérivé toutes ses parties, chacun de ses organes, cellules et gènes, réputés être au service du tout. Le finalisme diffuse de haut en bas. Mais l'inverse n'est pas vrai.

Car affirmer que chaque partie agit pour son propre bien n'implique généralement pas que l'ensemble agisse pour un certain «bien de l'ensemble». L'intérêt du finalisme, en tant que mode d'explication, est qu'il permet de faire l'économie de la suite souvent complexe et toujours en quelque sorte «accidentelle» d'interactions mécaniques qui fait la substance de toute explication causale. Le comportement de l'objet qui possède un but s'explique directement par ce but. Mais lorsque plusieurs objets possédant chacun leur propre but sont réunis, la manière dont se combinent leurs comportements individuels prend à nouveau l'aspect d'une suite d'interactions mécaniques que ne vient simplifier, dans le cas général, aucune finalité collective. Ce fait nous paraît souvent paradoxal – nous nous étonnons des guerres que personne n'a voulues; mais il est bien réel, comme le montre le classique «dilemme du prisonnier27».

C'est au niveau le plus bas, celui du gène, que Dawkins attribue un finalisme. Un des points clés sur lesquels il insiste est le fait que cela ne revient pas au même que de l'attribuer à un niveau plus élevé. Par exemple:

(...) si les adaptations avaient été conçues par Dieu, Il pouvait le faire en vue du bien de l'animal individuel (de sa survie, ou – ce n'est pas la même chose – de son aptitude globale28), de l'espèce, de quelque autre espèce comme l'humanité (solution la plus souvent retenue par les fondamentalistes religieux), de l'«équilibre de la nature», ou de quelque autre finalité mystérieuse connue de Lui seul. Ces différentes possibilités sont souvent incompatibles et le choix que l'on peut faire d'une hypothèse plutôt que d'une autre peut avoir des conséquences réelles. Certains faits, comme le sex-ratio chez les mammifères à harem, sont incompréhensibles sur la base de certaines de ces hypothèses, et très faciles à expliquer si on en accepte d'autres29.

Ainsi naît-il chez les éléphants de mer autant de mâles que de femelles, ce qui apparaît contraire aux «intérêts de l'espèce»: car seule une petite minorité de mâles se reproduisent, chacun auprès de son «harem» de femelles. Pendant ce temps les autres, qui n'enfanteront jamais, consomment et «gaspillent» les ressources alimentaires communes. Les «intérêts de l'espèce» seraient mieux servis si la plupart des mâles ne naissaient tout simplement pas. Pourtant, ils naissent, et ce sex-ratio, voisin de l'unité, s'explique si l'on porte son attention sur le taux de reproduction d'un gène mutant qui aurait pour effet de l'écarter de cette valeur30. Dawkins parle de ce résultat en termes de «stratégie d'optimisation» au niveau du gène, c'est-à-dire en termes finalistes, mais insiste sur l'absence d'optimisation, et donc de comportement finaliste, aux niveaux supérieurs.

Il me semble que paradoxalement une grande part des reproches adressés aux thèses de Dawkins est motivée moins par l'attribution qu'il fait d'un finalisme aux gènes que par son refus de postuler le fonctionnement «organique» et «holistique» d'un niveau supérieur auquel s'intégrerait harmonieusement cette multitude d'égoïsmes parcellaires. Nous vivons encore dans ce rêve, curieusement présent pratiquement sous la même forme dans le christianisme, dans le libéralisme de la «main invisible» et dans le marxisme, d'un accord automatique entre l'intérêt individuel et l'intérêt collectif, accord qui nous permettrait en fin de compte de faire l'économie de l'éthique, de toute prescription éthique autre que celle de l'«égoïsme bien compris31». Si Dawkins lui aussi adhérait à ce schéma, cela pourrait effectivement l'amener à vouloir déduire de l'égoisme qu'il attribue aux gènes une éthique guerrière et cynique au niveau individuel et ou social, chez les animaux non humains (ce que fait pratiquement tout le monde), et chez les êtres humains (ce qui serait un grand crime fasciste). Mais Dawkins n'adhère pas à ce schéma, quoi qu'en disent tant ses adversaires32, victimes de leurs propres projections, que certains de ses «partisans33».

Cela ne veut pas dire que Dawkins soit irréprochable de ce point de vue; loin de là. Car la tendance universellement répandue encore aujourd'hui tant chez les biologistes que dans le grand public à attribuer une finalité aux entités biologiques, surtout supérieures, ne correspond pas qu'à la volonté idéologique de verrouiller un «ordre naturel» spéciste, sexiste, raciste et classiste; elle constitue aussi une tentative d'expliquer les phénomènes de la vie.

La vie est le siège unique de finalités vraies: parmi les vivants il y a les animaux, et les animaux seuls sont sensibles, sont le siège d'une subjectivité et donc d'une finalité. Mais en plus de cela on trouve dans la vie de nombreux phénomènes qui paraissent organisés pour une fin, sans que nous ne sachions identifier la volonté organisatrice. L'œil semble non seulement voir, mais être fait pour voir. Un pas supplémentaire consiste à envisager la totalité du monde vivant comme résultant d'une unique volonté; qu'elle soit celle d'une entité surnaturelle ou corresponde à un finalisme intrinsèque de la nature.

Qu'il soit tentant d'expliquer la vie comme résultant d'une volonté est indéniable, au moins en tant que fait historique, puisque les êtres humains ont depuis longtemps cherché, et cru trouver, de telles explications. Aujourd'hui encore la grande majorité d'entre eux, et pas seulement les adeptes des trois religions monothéistes, adhèrent plus ou moins consciemment à ce schéma, comme en témoigne la popularité universelle dont jouit l'argumentaire qui vise à défendre les pratiques d'exploitation des animaux non humains au nom de l'ordre naturel et de la «place» de l'espèce humaine, dans la chaîne alimentaire en particulier:

(...) La totalité de la chaîne alimentaire de l'homme repose sur ce que certains appellent le «spécisme». Les chaînes alimentaires dans la nature démontrent que chaque espèce vit aux dépens d'une ou plusieurs autres. L'utilisation d'animaux par l'homme est naturelle, tout comme dans les autres chaînes alimentaires34.

La vie est un phénomène d'un genre unique, et d'une grande complexité. Nous supposons connues les lois physiques fondamentales dont elle dépend35. Mais entre le niveau des particules élémentaires et celui d'un organe comme l'œil, il y a un abîme. Expliquer réellement un phénomène complexe, c'est le rendre intelligible; il ne suffit pas pour cela de démontrer, et encore moins de postuler, qu'il pourrait par exemple être recréé par une gigantesque simulation à partir des lois de la physique des particules. Il en va de même lorsque nous partons, non des particules, mais des gènes. Énoncer les règles élémentaires gouvernant les gènes, noter que certains seront plus reproduits que d'autres et par conséquent perdureront alors que les autres disparaîtront, et que cela explique nécessairement l'œil puisque l'œil existe, ce n'est pas expliquer l'œil. Il manque une série de niveaux intermédiaires de compréhension.

Dawkins est conscient de cette nécessité d'éviter ce qu'il appelle le «réductionnisme de l'abîme» (precipice reductionism36). Son œuvre est pour une grande part une tentative pour construire les niveaux intermédiaires d'explication capables de rendre la vie intelligible. Je pense que ses résultats sont loin d'être à la hauteur de cette ambition; mais cela signifie seulement que la fécondité du darwinisme est devant nous, et non derrière nous. Dawkins comme d'autres, mais moins que d'autres, tend à combler ce manque par la réintroduction clandestine, presque spontanée et inévitable, de ce même finalisme qui depuis des millénaires nous sert de principe explicatif unique. Au moins fait-il l'effort, inconstant et souvent maladroit, de distinguer la métaphore finaliste de la réalité; alors qu'aujourd'hui encore la plupart de ses collègues n'hésitent pas à croire avoir expliqué un phénomène dès qu'une quelconque «utilité» lui a été trouvée pour l'individu ou l'espèce, quand ce n'est pas pour l'écosystème tout entier. D'autre part, même lorsque Dawkins fait des organismes des «machines à survie» peaufinées depuis la nuit des temps par les réplicateurs primitifs, il s'abstient de déduire de cette ontologie une quelconque éthique. La subjectivité qu'il se laisse aller à attribuer d'une manière ou d'une autre à divers objets biologiques ne remplace pas, n'invisibilise pas, la réelle subjectivité des êtres sensibles qui seule peut servir de fondement à l'éthique. Je pense que l'éthique y gagne, et la biologie aussi, qui a tout intérêt à admettre que le darwinisme constitue aujourd'hui plus qu'un acquis, un défi: celui de bâtir une compréhension réelle de la vie, ce phénomène étonnant.

 

1. Je suis moins familier des thèses d'Edward O. Wilson, mais il me semble que ces deux auteurs ne doivent pas être confondus.

2. The Selfish Gene, Oxford University Press, Oxford, 1976, 1989; Le gène égoïste, Odile Jacob, Paris, 1996, trad. Laura Ovion. Je me référerai à cet ouvrage, dans l'édition française, sous l'abréviation GE. Je me référerai souvent aussi à un autre ouvrage de Dawkins, The Extended Phenotype, Oxford University Press, Oxford, 1982, 1999, sous l'abréviation EP.

3. Mary Midgley, «Gene-juggling», Philosophy 54 (1979), pp. 439-458, citation p. 439.

4. «In Defence of Selfish Genes», Philosophy 56 (1981), p. 557; Dawkins cite ici un extrait du Gène égoïste qui se trouve page 21. Les italiques et la coupure entre parenthèses sont de Dawkins.

5. Dawkins considère visiblement le comportement comme une notion non subjective; ce point pourrait cependant prêter à de longues discussions. Certes en physique on parle du comportement d'objets dépourvus de subjectivité; le mouvement accéléré vers le bas constitue le «comportement» d'une pierre dans un champ de pesanteur. Mais on peut douter que Dawkins considère la chute d'un lion qui se retrouve par mégarde au-dessus du vide comme un exemple de comportement altruiste – bien qu'en se conduisant ainsi (en tombant plutôt qu'en lévitant) le lion diminue son propre bien-être (chances de survie) tout en augmentant celui des gazelles! C'est qu'une telle chute est perçue comme «passive», alors que le comportement est dans l'usage courant lié à la notion d'activité. L'opposition actif/passif ne fait cependant que repousser le problème: car comment un objet dépourvu de subjectivité pourrait-il être autrement que passif? Notons aussi le cafouillage de Dawkins lorsqu'il tente de distinguer entre réplicateurs «actifs» et «passifs» (EP, pp. 83 et 84) – lui-même semble admettre que cette distinction ne fonctionne pas, mais la conserve néanmoins.

6. Le terme de survie est en fait lui-même implicitement redéfini comme simple fait de continuer à exister – car les gènes, en réalité, ne vivent pas, et ne peuvent donc pas, au sens propre, survivre.

7. GE p. 39.

8. GE p. 266.

9. «Constraints on Perfection», EP, pp. 30-54.

10. Définition de Richard Lewontin citée par Dawkins dans EP, p. 30.

11. «Environnement» doit s'entendre ici comme incluant aussi le reste du génome.

12. Dawkins ne parle plus de gène, mais simplement d'ADN, lorsqu'il s'agit de matériel génétique non traduit. Cette distinction semble peu fondée dans le cadre de sa propre définition du gène, indépendante de la traduction de celui-ci en molécules protéiques (cf GE p. 50 et suiv., ou EP, p. 81). Je garde cependant ses termes, par commodité.

13. GE p. 71.

14. Genèse 1:24 (TOB).

15. GE, p. 40.

16. «Sociobiology: the New Storm in a Teacup» dans S. Rose et L Appignanesi (dir.), Science and Beyond, éd. Blackwell, Oxford, 1986, p. 66. Voir aussi «In Defence of Selfish Genes», op. cit., p. 572, où il affirme entendre au sens littéral (moyennant redéfinition) cette caractérisation de nous-mêmes comme «robots programmés à l'aveugle pour préserver les [.... ] gènes».

17. Dawkins semble contester qu'une finalité implique une subjectivité (cf. GE pp. 78-79). Une telle position me paraît indéfendable.

18. GE, pp. 58-59.

19. GE, pp. 49 et suivantes; voir aussi EP, chapitre 5.

* Lors de la rédaction du présent article, en 2001, je m'étais fié à la traduction française mentionnée ci-dessus, dont j'ai extrait en particulier la citation à laquelle je me réfère ici. Je m'aperçois aujourd'hui (2023) qu'elle est fautive, et que ce fait affaiblit nettement mon propos ici.

Dawkins écrivait, non «c'est leur rôle», mais «That is their business», c'est-à-dire, «c'est leur affaire», ou «c'est ce qu'il font». De même, juste après, il écrivait, non que les gènes sont les «citoyens» des temps géologiques, mais qu'ils en sont les «denizens», c'est-à-dire, les «habitants». Dans les deux cas, la traductrice a introduit un faux sens qui tend à faire des gènes les acteurs d'une œuvre collective. La faute en incombe donc non à Dawkins, mais à la traductrice, et à moi-même qui me suis fié à sa traduction.

(On peut voir la version originale de ce paragraphe dans la traduction anglaise du présent texte, section 5.)

Il reste qu'on peut s'interroger sur les raisons de ses erreurs et d'une certaine tendance à lire Dawkins dans ce sens; et se demander jusqu'à quel point Dawkins n'a pas une responsabilité dans cette tendance.

DOW

 

Lettre de Wallace à Darwin.

L'extrait de la lettre de Wallace à Darwin (cliquer pour agrandir).

20. «La nature ne choisit pas», Cahiers antispécistes n° 14, 1996, reproduit dans ce volume page 89. Dawkins lui-même rapporte (EP, pp. 179 et 180) un extrait qu'il qualifie de «fascinant» (en effet!) d'une lettre d'Alfred Wallace à Darwin (1866) qui porte essentiellement la même critique contre l'expression «sélection naturelle». Darwin était en partie d'accord, mais pensait que seuls «quelques esprits», de plus en plus rares, se laisseraient égarer par ce finalisme. Qu'en est-il aujourd'hui?

21. EP, p. 81.

22. GE p. 72.

23. «Gene-juggling», op. cit., pp. 452-453 (mots mis en relief par Midgley).

24. Stephen J. Gould, cité par Dawkins dans «Sociobiology: the New Storm in a Teacup», op. cit., p. 66.

25. Jean-Jacques Kupiec et Pierre Sonigo, Ni Dieu ni gène. Pour une autre théorie de l'hérédité, Seuil, Paris, 2000.

26. Op. cit. pp. 129, 150 et 197. Ces trois extraits sont de Pierre Sonigo.

27. On peut en trouver facilement un énoncé sur Internet (par exemple en http://pages.infinit.net/lachapel/).

28. Inclusive fitness. Cette notion est définie page 53 de ce volume, sous la dénomination «fitness globale».

29. EP, p. 51.

30. Voir GE, pp. 197-200.

31. Le commandement central du christianisme est: «pense à ton salut». Pour un certain libéralisme, l'intérêt général est servi au mieux quand chaque acteur économique se comporte de manière strictement égoïste. La société communiste est censée dans le projet marxiste permettre le «dépassement» de la contradiction entre intérêt général et individuel; là encore l'altruisme n'a pas droit de cité, et dès à présent les marxistes déclarent suspect tout comportement altruiste, comme cachant toujours des motivations moins nobles. Le résultat de ces attitudes est une forme de bannissement de l'altruisme. Notons quelques exemples. Fn France dès lors qu'une société est déclarée comme étant à «but lucratif», les dirigeant-e-s qui s'aviseraient de prendre en compte d'autres considérations que la maximisation du bénéfice commettraient de ce fait un «abus de biens sociaux»; les entreprises capitalistes sont donc impitoyables par obligation légale. Selon Gould dans le passage cité, la sélection naturelle dicte aux organismes d'agir dans leur propre intérêt; l'égoïsme est ainsi présenté comme une prescription. Et l'être humain qui refuse par altruisme de manger les non-humains se voit souvent reprocher l'immoralité d'un comportement «contre-nature», contraire à la place de l'Homme dans la chaîne alimentaire et générateur de catastrophes s'il se généralisait.

32. Voir par exemple la mise au point de Dawkins dans «Sociobiology: the New Storm in a Teacup», op. cit., pp. 76-78.

33. J'ai à l'esprit certains articles du Figaro Magazine de la fin des années 1970, si ma mémoire est bonne, où la thèse de l'ADN «inutile» était présentée comme la démonstration définitive de l'égoïsme des gènes, donc de la nature, donc de l'être humain.

34. Extrait de «Que sont les droits des animaux et que ne sont-ils pas?», site Internet de l'association pro-spéciste Brok, http://www.brok.be/ Ce genre d'argument abonde dans tout bon ouvrage humaniste.

35. J'ai tendance à penser que des aspects essentiels restent à découvrir dans les lois de la physique, pour permettre en particulier d'expliquer le phénomène de la subjectivité. Pour une argumentation en ce sens, voir Roger Penrose, Les ombres de l'esprit: à la recherche d'une science de la conscience, InterÉditions, Paris, 1995.

36. Voir «Sociobiology: the New Storm in a Teacup», op. cit., pp. 72-75.