Devrait-on intervenir dans la nature?

Par Brian Tomasik

Ce texte est la traduction anglaise de Brian Tomasik, «Should We Intervene in Nature?» présenté sur son site Utilitarian Essays.

(Brian Tomasik écrivait précédemment sous le pseudonyme «Alan Dawrst».)

Les liens présentés dans le texte ci-dessous proviennent de l'original.

Traduction par Nathan Uyttendaele.

Résumé. Ce papier a été rédigé suite à une invitation de la revue électronique Pensata Animal concernant la question de savoir si nous devrions interférer avec la prédation naturelle ou pas.

Je commence par une citation du livre River Out of Eden par Richard Dawkins (pages 131-132):

Le montant total de souffrance par an dans le monde naturel dépasse l'entendement. Au cours de la minute qu'il me faut pour composer cette phrase, des milliers d'animaux sont mangés vivants, d'autres courent pour leur vie la peur au ventre, d'autres sont lentement dévorés de l'intérieur par des parasites ; des milliers meurent de faim, soif et de maladies. [...] Dans un univers où règnent les forces aveugles de la physique et de l'évolution, certaines personnes vont se blesser, d'autres vont avoir de la chance, et vous ne trouverez aucune raison, aucune justice à cela. L'univers que nous observons possède précisément les propriétés que nous devrions en attendre s'il n'y a au fond aucun dessein ou modèle, aucun but, aucun mal ni aucun bien, rien si ce n'est qu'une indifférence aveugle et impitoyable.

L'évolution favorise le succès de la reproduction plutôt que le bien-être individuel. Le résultat, comme l'économiste Yew-Kwang Ng le fait valoir dans son article «Towards Welfare Biology: Evolutionary Economics of Animal Consciousness and Suffering», est un monde dans lequel la plupart des espèces ont un grand nombre de petits qui n'atteindront pas la maturité (on compte des milliers parfois des millions d'œufs par saison pour un seul individu d'une espèce donnée).

Photo d'une araignée.

Et même pour les survivants, la vie implique une lutte constante pour trouver assez de nourriture, éviter les prédateurs et vaincre la maladie et les blessures pendant quelques brèves années (ou mois) avant de terminer dans la gueule d'un ennemi ou encore terrassé par un parasite. La douleur est un puissant outil de motivation et l'évolution n'a aucun scrupule à l'utiliser au maximum pour arriver à ses fins.

L'espèce humaine occupe une position privilégiée parmi les autres espèces sur Terre et peut-être dans le cosmos. Tout d'abord, nous faisons l'expérience des hauts et bas émotionnels et des douleurs et plaisirs qui accompagnent la vie animale en général. Nous sommes nous aussi des sous-produits de l'évolution.

Deuxièmement, les humains ont une capacité d'empathie - nous sommes capables de comprendre les états cognitifs et émotionnels d'autres organismes et d'y répondre comme si nous faisions face à ces pensées et sentiments nous-mêmes. Bien que cette caractéristique soit partagée par d'autres espèces, elle ne semble pas être une conséquence inévitable du processus évolutif et son apparition est probablement très rare dans la nature.

Enfin, contrairement à d'autres espèces capable d'empathie, les humains ont à leur disposition (ou tendent à développer) des outils technologiques leur permettant, par exemple, d'acquérir des aliments et de lutter contre les ennemis, mais aussi de directement agir sur le processus évolutif lui-même. Cela pourrait à terme nous permettre de modifier les substrats neuronaux de l'émotion, nous autorisant à réduire la sensation de souffrance, peut-être même à la remplacer par ce que le philosophe David Pearce appelle «des gradients de bien-être». Et même si cela devait s'avérer impossible, les humains peuvent au moins réfléchir aux implications de leurs choix - au sujet des changements environnementaux sur Terre et, spéculativement, au sujet de la dispersion de la vie sur d'autres planètes - en ce qui concerne la souffrance (et le plaisir) qui sera ressentie par les organismes concernés.

Je pense que nous avons l'obligation morale d'utiliser cette position inédite que nous occupons dans l'histoire de la vie pour essayer de remplacer de notre mieux les processus évolutifs - qui mettent surtout l'accent sur le succès de la reproduction - par une approche plus humaine qui insisterait sur ce que ressentent les organismes vivants. Cela signifie, à un moment donné, qu'il faut changer drastiquement le monde naturel et son organisation en vue de réduire les souffrances que tant de ses habitants subissent au quotidien.

Photo d'un serpent.

Je ne pense pas que la réponse soit de museler les lions pour qu'ils ne puissent plus manger les gazelles. Une intervention naïve de ce type serait susceptible de causer au final plus de mal que de bien: il y aurait une surpopulation des animaux-proies au bout d'un moment, menant à une terrible famine. En outre, ce genre d'intervention se préoccuperait surtout des grands mammifères, plus visibles, et exclurait des petits animaux comme les souris, grenouilles, poissons, et surtout les insectes qui - s'ils sont sensibles – sont vraisemblablement porteurs de la quasi-totalité de la souffrance sur cette planète. Si l'homme veut contribuer à améliorer le quotidien de la faune de façon significative, il doit adopter une approche plus profonde, celle qui exige davantage de savoir et une plus grande capacité technologique, deux choses qui nous font encore trop défaut.

Qu'est-ce que tout ceci implique pour les défenseurs des animaux? Je pense que la chose la plus importante que nous puissions faire est de promouvoir l'idée que la souffrance animale dans la nature est un grave problème éthique qui mérite notre attention. Cancer, paludisme, violences sexuelles, dépression sont les résultats naturels des processus évolutifs, ce qui ne nous empêche pas de les considérer comme mauvais et de les combattre; nous devrions encourager les gens à réaliser que les cruautés que la nature inflige à ses habitants non humains sont tout aussi éthiquement insupportables - voire peut-être bien plus inacceptables encore que le reste, puisque le nombre d'organismes non humains touchés est considérablement plus élevé que le nombre d'êtres humains sur Terre. En écrivant des articles et des messages sur les forums, en discutant avec des militants et des philosophes, en tenant des conversations publiques, les défenseurs des animaux peuvent contribuer à faire du sort des animaux sauvages une priorité morale de premier plan capable de guider l'innovation technologique, et veiller à ce que les plaisirs et les douleurs de ces animaux soient pris au sérieux avant que les humains ne s'engagent dans des actions qui pourraient accroître le nombre d'organismes vivant sur Terre. Je pense que ne pas agir pour aider nos semblables à l'état sauvage serait une grave erreur. Ce serait ignorer cette possibilité incroyable que nous avons de remplacer cette nature aveugle, sans pitié et indifférente, par le meilleur de ce que l'empathie humaine peut offrir.