Le goût et le meurtre

Par David Olivier Whittier

Cet article est paru dans les Cahiers antispécistes n°9 (janvier 1994) et peut se lire également sur le site de la revue.

Chapeau accompagnant l'article lors de sa parution dans les Cahiers antispécistes, écrit par Yves Bonnardel:

Bien que la libération animale soit un mouvement important dans les pays anglo-saxons, et que ses modèles éthiques y aient été incomparablement plus discutés et vulgarisés qu'en France, il est remarquable qu'il s'est développé d'une toute autre façon que les autres luttes de la même époque: tout particulièrement, le féminisme s'est livré à une critique acharnée du sexisme, démontant sans cesse l'idéologie «implicite» qui légitime et soutient la domination virile dans les moindres aspects de la vie sociale (le langage, l'organisation du temps ou de l'espace domestique...), montrant comment cette idéologie s'articule précisément sur les rapports concrets de domination et d'exploitation, la traquant sans pitié dans les représentations «autorisées», qu'elles soient populaires (les menus propos de la vie quotidienne) ou savantes (dans les théories philosophiques, la psychologie, la psychanalyse, et les diverses sciences sociales comme l'histoire, l'anthropologie, la sociologie, par exemple): nul doute que dans cette traque sans cesse renouvelée ait résidé une bonne part de ce qui fit la force de ce mouvement. Et nul doute non plus que l'absence d'une analyse politique digne de ce nom au sein du mouvement de libération animale ne soit une grande faiblesse. Pour ma part, j'y vois là une des causes de la dérive actuelle du mouvement dans les pays anglo-saxons, qui semble de plus en plus se dissoudre de lui-même dans un écologisme diffus, parlant par exemple de moins en moins du problème de la viande et de plus en plus de celui des animaux sauvages, et confondant dans le même temps de plus en plus «intérêts» de l'espèce ou de la Nature, et intérêts de l'individu animal, bref, s'insérant dans les cadres de pensée (et donc, d'action) définis par la domination spéciste, au lieu de s'ingénier à les faire voler en éclat.

Le texte de David Olivier présenté ici est un premier élément d'une analyse générale du spécisme, de ce qui le fonde, des intérêts sociaux et individuels qui s'y expriment… Nous publierons par la suite d'autres textes qui essayent d'analyser le pourquoi et le comment (et non plus seulement l'injustifiabilité) de l'état actuel des choses en la matière. Si la libération animale est centrée avant tout sur le sort des animaux, elle ne saurait effectivement pour autant faire l'économie d'une compréhension de la réalité qu'elle combat. Pour l'heure, je trouve ce texte intéressant parce qu'il propose une explication de nos intérêts en jeu dans la consommation de viande: nous ne sommes pas simplement et passivement immergés dans une tradition culinaire et des préférences gustatives naturelles ou sociales, mais nous nous accrochons à nos pratiques non seulement par la «force de l'habitude», par simple inertie, mais aussi parce qu'elles ont un sens pour nous, un signification précise à laquelle nous tenons activement. Dès lors, ce n'est plus à l'ignorance des gens, à leur «inconscience», que la libération animale s'affronte, mais à leurs intérêts, leurs désirs, leurs volontés; ce n'est plus d'une Révélation qu'il s'agit, dont il faudrait informer les gens, mais d'un combat politique où des intérêts divergents s'opposent. À partir de là, une analyse et une action politique en prise avec la réalité deviennent possibles.

Yves Bonnardel

21 min.

Cadavres exquis

Il existe un jeu nommé «cadavres exquis». Ce sont des surréalistes, me dit-on, qui le baptisèrent ainsi; son principe fait en effet qu'on tombe quand on y joue sur des séquences incontrôlées de mots, et les surréalistes étaient friands de ces hasards parfois saisissants.

Sans doute, donc, au cours d'une partie était apparue cette expression «cadavres exquis»; et celle-ci fut retenue pour nommer le jeu lui-même. Cette séquence fut certainement bien l'œuvre du hasard, mais pas le fait qu'elle fut entre toutes retenue pour désigner le jeu; c'est que, faut-il croire, elle frappait tout particulièrement, apparaissant comme le type même du rapprochement que seul pouvait oser le hasard; comme de l'étrange, de l'absurde total, comme un inimaginable dans lequel on ne peut que poser le pied par mégarde.

J'imagine que c'est peut-être à table que ces surréalistes s'extasiaient sur la capacité de ce jeu à produire du bizarre jamais vu, et se demandaient si, tout de même, «cadavres exquis», cela ne leur rappelait pas quelque chose... La psychanalyse dit bien que l'étrange, c'est souvent le familier – le déjà vu – mais quel familier? on voit déjà si rarement des cadavres! il est excellent ce poulet – oui, rarement, et encore moins des cadavres exquis – et pourtant, cela me rappelle quelque chose – je ne vois pas quoi, redonne-moi donc une aile; on pourrait appeler le jeu ainsi, «cadavres exquis».

Les innocents aux mains pleines de sang

Ainsi donc, l'expression qui fut prise pour type même de la chose étrange désigne-t-elle littéralement des objets parmi les plus quotidiens: les corps morts des animaux non-humains qui dans notre culture forment la base indispensable à toute cuisine. Il y a là comme un hiatus: les gens savent-ils ce qu'ils mangent?

La littérature pro-végétarienne suggère souvent que le consommateur de viande serait lui aussi, non pas coupable, mais victime. Tout serait fait, en effet, pour lui cacher ce qu'est la viande, pour lui masquer sa nature réelle, pour évacuer les «connotations négatives» de la mort et de la souffrance. Ainsi les abattoirs, nous dit-on, ont été déplacés hors des villes; et aujourd'hui, c'est en barquettes aseptisée que se vend la viande dans les rayons des supermarchés. Le consommateur serait ainsi l'innocent trompé par le capitaliste, par le technocrate, par MacDonald, par l'éleveur industriel1.

Le but de cette présentation des choses semble être de déculpabiliser le consommateur; car paradoxalement, les sentiments de culpabilité au sujet d'un acte peuvent très bien pousser à sa répétition. Chaque bifteck que mange le viandiste le rassure, et forme un message qu'il s'envoie à lui-même: «Ce ne peut être mal, puisque je le refais». Au contraire, s'il prend conscience de la gravité de ses actes il se trouve face à son passé, et doit l'assumer sans pouvoir le justifier.

Malheureusement, à moins de se limiter à ne condamner que quelques aspects particuliers de la consommation de viande, telle la souffrance supplémentaire infligée par l'élevage industriel, le gavage des oies ou l'abattage rituel, et de justifier ainsi implicitement le principe même de tuer autrui pour le manger dès lors qu'il n'est pas humain, il est difficile de croire en l'innocence du consommateur. Il est difficile de croire qu'il mange de la viande parce que le gouvernement ou le syndicat des bouchers lui cache qu'il s'agit d'animal mort. Personnellement, par exemple, à l'époque où je mangeais de la viande, je savais déjà ce que c'était, et je ne crois pas avoir été seul dans mon cas.

Une innocence qui amène presque tous à quotidiennement contempler, choisir, manipuler, découper, mettre dans la bouche, mâcher et avaler des morceaux d'animaux tués pour cela, et à faire de cette pratique le centre de discussions gastronomiques quotidiennes sur l'exquisité plus ou moins grande des différentes sortes de morceaux de cadavres – cette innocence-là a de quoi laisser sceptique.

La réalité quotidienne de la publicité et de la présentation commerciale de la viande contredit la thèse de l'innocence et appuie celle de l'intention. La publicité se charge de rappeler à tous l'origine de la viande, l'animal bien vivant («Quel punch le bœuf!»), même si cela se fait de façon stylisée. Les boucheries et charcuteries sont ornées de dessins d'animaux riants, sur les boîtes de thon les poissons sourient pour racoler le client. «On tue» ou «on fête le cochon» est le symbole de la liesse populaire, auquel se réfère sans doute l'expression agressive «ça va être ta fête». Une publicité pour les magasins Casino présentait deux grandes pages en couleurs bien explicites: «8 jours pour les amateurs, on fête le cochon»; avec, tout à fait reconnaissables, une tête au milieu, et des pieds, des queues, du sang (boudin), et ainsi de suite. «À Noël, c'est toujours les mêmes qui trinquent!», disait une autre publicité avec la photo d'un homard. La marque Vieux Papes présente leur vin rouge sur un fond de couleur dominante rouge-sang, avec diverses pièces de gibier mortes le cou pendant au second plan. Dans bien des poissonneries et restaurants, des animaux aquatiques vivants sont présentés en aquarium, au choix du consommateur. Certes, les abattoirs (comme bien d'autres industries) ont-ils quitté les centre-ville, mais cela n'empêche pas la première boucherie à deux pas de chez moi d'exhiber, derrière le comptoir, une énorme photo des anciens abattoirs de Lyon, montrant des centaines de bœufs réunis pour attendre leur mort. Ainsi les clients qui patientent n'oublieront-ils pas ce qu'ils sont venus chercher.

Meurtres par habitude?

Si les humains tiennent tant à manger de la viande, ce serait, dit-on aussi, parce que telle est leur habitude. Et aussi, ils en aiment le goût. Mais que vaut ce genre d'explications?

La force de l'habitude existe toujours, mais elle est très variable. Pour qu'elle puisse expliquer la perpétuation de la consommation de viande – elle laisse d'emblée dans l'ombre la question de son origine – il faudrait expliquer pourquoi elle a suffisamment de force pour s'opposer aux raisons que l'on peut avoir de cesser de la manger. Et de telles raisons, il y en a. Certes, beaucoup de gens sont peu sensibles à la souffrance des animaux non humains; mais non seulement les militants des associations de défense animale sont-ils eux aussi généralement carnivores, souvent avec ostentation, mais de plus, la viande se paie cher aussi pour les humains dans leur ensemble – sa fabrication implique le pillage du tiers-monde et diverses conséquences écologiques néfastes –, et aussi, pour le consommateur individuel lui-même, à qui elle coûte en argent – plus qu'un régime végétarien – et parfois en santé – la grande consommation qu'en font la plupart des gens joue un rôle connu dans l'étiologie des maladies cardiovasculaires et des cancers intestinaux. Il y a donc à expliquer que l'habitude soit assez fort pour que les humains préfèrent faire souffrir et tuer les non humains, priver d'autres humains de nourriture, dégrader leur propre environnement, dépenser de l'argent, et mettre leur santé voire leur vie personnelle en danger, plutôt que d'en changer. Et ce comportement étrange n'est pas celui d'un seul, ni de quelques-uns, ni de la majorité: c'est, dans notre société, le comportement de presque tous.

Le goût du meurtre

On dira que l'habitude dont il s'agit est celle du goût, qui est toujours particulièrement puissante. On peut pourtant s'interroger: la privation de pâtisseries (fréquemment jugées très attirantes au goût), ou de fromage, ou d'œufs, ou de légumes verts, serait-elle ressentie comme aussi brutale que la privation de viande? Il y a des personnes qui voyagent, qui changent de pays et donc aussi d'alimentation; si, dans les contrées qu'elles visitent, elles trouvent une nourriture qu'elles n'aiment pas, elles s'en plaignent au retour – «Qu'est-ce qu'on mange mal là-bas» -, mais rarement comme d'une privation: elles auraient aimé qu'une bonne cuisine différente remplace celle dont elles ont l'habitude, et elles sont déçues, non parce que la cuisine est différente, mais parce qu'elles la jugent mauvaise; elles estiment que ce qu'elles ont l'habitude de manger aurait pu être remplacé par autre chose de bon. C'est seulement si, dans le pays en question, on ne leur a pas servi de viande, ou trop peu, qu'elles diront que quelque chose leur a manqué en tant que tel: elles estiment d'emblée que seule la viande peut remplacer la viande, que n'importe quelle viande, même d'un goût nouveau, peut remplacer celle dont elles ont l'habitude. Si on considère que c'est l'habitude du goût qui amène les gens à tenir tant à la viande, il faut expliquer que toutes les sortes de viande, du calamar au gigot de mouton en passant par les andouillettes, ont un goût particulier en commun, et que ce goût, plus que tout autre, est assez attractif et puissant pour que le fait de s'en priver engendre ce fort sentiment de manque.

Trouver un tel goût commun et en estimer la puissance peut sembler de prime abord difficile, puisque le goût fait partie des choses dont on dit ne pas pouvoir discuter. À en rester là, l'explication par l'habitude du goût se perd dans une impasse, se révèle être une non-explication.

Mon idée est que l'explication du viandisme par le goût est juste, mais insuffisante. C'est que, justement, le goût, contrairement à ce qu'on dit, s'explique. Il y a certes quelques préférences gustatives simples qui existent en dehors de l'influence culturelle; par exemple, on a trouvé que les nourrissons de tous pays aiment plus le sucré que l'amer. Mais chacun sait le rôle clé que jouent les influences culturelles dans ce domaine. On voit l'adulte apprécier l'amer du café et la brûlure du piment et du whisky. La perception même du goût dépend d'une multitude de facteurs. Ce qu'on appelle goût est classiquement considéré par les physiologistes comme la combinaison de ce que perçoit la langue et de l'odorat. En fait l'odorat prédomine; sur la langue ne sont perçues que le sucré, le salé, l'acide et l'amer, dont aucune combinaison ne peut recréer la riche variété que nous apprécions lors d'un repas. Lorsqu'on est enrhumé, on trouve les choses sans goût, alors qu'en fait, l'odorat seul est affecté. On a beaucoup dit le caractère éminemment émotionnel de l'odorat, et il en est de même du goût au sens large. Si le goût de la viande est attractif et puissant, l'odorat y est forcément pour beaucoup: pour la langue, la viande est simplement vaguement salée. Et l'odorat est inséparable de l'émotion.

En fait, entrent en jeu aussi, comme je l'ai noté, des sensations comme la brûlure, la texture, l'ouïe (le craquement des chips), la vue, etc. Lorsqu'on déguste un yaourt aromatisé à la framboise, coloré, nous avons la nette sensation de reconnaître le goût de la framboise; pourtant, pour peu qu'on nous le présente les yeux bandés, nous ne savons plus si c'est de la framboise ou de la banane. Un même parfum sera perçu comme agréable ou désagréable selon qu'il provient d'un fromage ou de pieds déconfinés. L'émotion du goût et de l'odeur est inséparable de ce que l'on sait de son origine.

Ma mère nous servait souvent, à une époque où j'étais jeune et donc n'avais (selon mon souvenir) pas de soucis, des spaghettis sauce tomate. C'est resté le plat que j'aime le mieux. De plus, le goût de la sauce tomate me fait toujours penser aux spaghettis, et réciproquement. Pour moi, en somme, spaghettis et sauce tomate n'ont en fait qu'un seul goût. Pourtant, ils n'ont peut-être strictement aucune substance odorante en commun; c'est l'expérience émotive, où spaghettis et sauce tomate sont associés, qui détermine comment je les perçois, ensemble ou séparés, et qui fait que je n'ai qu'une seule case dans ma tête pour les deux, case portant l'étiquette «goût spaghettis sauce tomate», et reliée aux souvenirs correspondants.

Je pense que l'attirance gustative spécifique qu'exerce la viande – attirance au moins en partie responsable de ce que fait chaque seconde l'humanité à une myriade d'êtres sensibles dans les élevages, les abattoirs et les filets de pêche – implique que les viandes, toutes les viandes, ont quelque chose en commun d'attractif. Le goût est réputé subjectif, mystérieux, inexplicable; je pense au contraire que le goût, ici, est limpide. Pour savoir quel goût les viandes ont en commun, il faut chercher ce que, justement, objectivement, elles ont en commun. Et ce quelque chose, qui se retrouve dans les cailles que l'on fait frire, dans le saucisson, dans la cervelle de mouton et dans le crabe, le seul dénominateur commun objectif de ces substances, ce que toutes ont et qu'aucune autre n'a, c'est le fait d'être le corps mort d'un être antérieurement vivant et sensible, qu'on a tué au nom de l'envie que l'on a de le manger.

Personne ne peut nier que la vie d'un être, et sa mort, ont des résonances émotionnelles profondes. Et l'assentiment que la société porte au fait de distribuer cette mort à sa guise, ne peut être indifférent à qui que ce soit. Toutes les viandes ont en commun le meurtre, elles évoquent toutes la même émotion, et elles sont perçues, toutes, comme ayant fondamentalement le même goût. Il n'y a qu'une seule case pour le goût de la viande, dont l'étiquette est: «goût du meurtre».

Meurtres exquis

Plus grande est la souffrance infligée à l'animal, nous dit la tradition, meilleure sera sa chair. Cela s'applique non seulement aux chats et aux chiens coréens, tués lentement par pendaison, mais aussi aux poulets souvent plumés vifs dans les restaurants bien de chez nous dans le même but.

Keith Thomas, dans son livre Dans le jardin de la nature2, décrit l'abattage en Angleterre au XVIe siècle:

Pour rendre leur viande blanche, on ouvre la gorge des veaux, et parfois des agneaux, de manière à faire couler leur sang; puis on ferme la plaie et on laisse traîner l'animal un jour encore.

Il cite aussi une recette courante pour tuer les porcs à la même époque:

«Après qu'il a été engraissé, à votre tour, plantez un couteau dans l'un de ses flancs et laissez-le courir avec le couteau jusqu'à ce qu'il meure; [ou] harcelez-le gentiment avec des chiens muselés.»

Et, comme l'indique un des personnages d'un roman anglais du XIXe siècle3, encore à propos des porcs:

«(...) la viande doit être bien saignée et pour cela il faut qu'il meure lentement (...) j'ai été élevée là-dedans, je m'y connais. Un bon boucher fait saigner longtemps. Il faut qu'il mette huit à dix minutes à mourir, au moins.»

Tout le monde sait comment se fabrique le foie gras. Pourtant, ce ne sont pas que des brutes épaisses qui en mangent, mais des gens, justement, dits raffinés, civilisés. La souffrance, ici encore, donne valeur et prestige. Le caviar, lui, est extrait sans anesthésie du ventre des esturgeons.

Aujourd'hui, l'élevage en batterie est source de grande souffrance. En fait, il s'agit simplement de la continuation méthodique de traditions anciennes, comme le note encore Keith Thomas. Par exemple, au XVIIe siècle «on élève tout spécialement des agneaux du Dorset pour être servis à Noël sur la table des nobles et des bourgeois en les emprisonnant dans de petites cabanes obscures.» Et si les veaux sont aujourd'hui systématiquement élevés en batterie et tout particulièrement maltraités (privation de fibres et de fer), c'est pour donner à leur viande la pâleur qui en fait le prix.

Il est vrai que l'inverse existe aussi; ainsi l'élevage industriel a-t-il aujourd'hui plutôt acquis la réputation de rendre la viande fade. Mais dans ce cas précisément on trouve l'idée fort répandue – et fausse, malheureusement – selon laquelle les animaux élevés ainsi seraient à ce point dénaturés qu'ils ne souffriraient même pas; ce ne seraient plus que de simples machines. À trop la torturer, on rend sa victime insensible. C'est donc plutôt le veau «élevé sous sa mère», celui qui a quelque chose à regretter quand on l'arrache à la vie, qui nous donnera aujourd'hui une chair savoureuse.

Ainsi ici encore souffrance et bon goût de la viande coïncident. Je pense pourtant qu'on perdrait ici aussi son temps en cherchant du côté de la chimie comment la souffrance rend la viande meilleure. Torturer et tuer, finalement, c'est un peu la même chose. La souffrance n'est pas un produit chimique, mais elle n'en donne pas moins du goût, de l'émotion, et si on aime le goût, l'émotion de la viande, alors le goût, l'émotion de viande qui a souffert, de la viande encore plus viande, sera encore meilleur.

Pourquoi donc tant de haine?

La description que je viens de donner des motivations des viandistes semblerait en faire des monstres assoiffés de sang. Est-ce vraisemblable? J'ai moi-même mangé de la viande pendant de nombreuses années, et je n'ai pas l'impression d'avoir été à cette époque très différent psychologiquement de ce que je suis aujourd'hui. Étais-je alors, contrairement à aujourd'hui, attiré par le meurtre, la violence, la torture?

La bonne question n'est peut-être pas celle-là. Attirés par le meurtre, la violence, la torture, nous le sommes pratiquement tous. Il n'est pas très clair pourquoi – cela a à voir, peut-être, avec l'angoisse de notre propre mort4. En tout cas, cette tendance à la Schadenfreude semble bien quasi universelle5. On prend un plaisir intense à regarder un film d'horreur, à jouer à un jeu guerrier, à lire l'histoire du IIIe Reich. Par ailleurs, le sentiment de domination que procure l'oppression d'autrui n'a pas dans le cas de la viande une dimension seulement individuelle: il semblerait que la société toute entière n'ait pas encore appris à se définir autrement que contre autrui, et maintenant que l'égalité des humains a acquis une reconnaissance au moins de principe, cet autrui ne peut être qu'un non-humain. En mangeant la viande placée au centre de la table, chacun se rassure sur sa propre qualité de dominant, sur sa place parmi ses proches et au sein de la société qui lui a accordé ce pouvoir de tuer. Même le plus pauvre clochard peut se payer une boîte de sardines, et aura son bout de dinde de Noël aux Restos du Cœur6.

Le plaisir de tuer et faire souffrir en imagination, la satisfaction que l'on retire d'une domination symbolique, sont, en tant que tels, essentiellement les mêmes que ceux que l'on peut avoir à faire réellement ces choses; la différence, capitale pourtant, n'est pas au niveau de ce que ressent l'agent, mais au niveau de la victime – dans le premier cas il n'y a pas de victime, dans le second, il y en a. Dans le premier cas, il n'y a pas de raison de s'abstenir, sauf si on trouve de telles choses inesthétiques, ou mauvaises pour le caractère, par exemple. Dans le second cas, il y a de très fortes raisons, éthiques, de s'abstenir: la souffrance des victimes.

Tout se passe comme si les humains, en mangeant les animaux, ne se rendaient pas compte qu'il s'agit d'horreurs faites pour de bon. Ou plutôt: ce n'est pas que la souffrance et la mort du non-humain ne sont pas perçues comme réelles – elles perdraient alors toute leur valeur – simplement, au niveau éthique, elles sont annulées. Quand je mangeais de la viande, je ne me ressentais pas comme plus sanguinaire qu'un gamin qui joue à un jeu guerrier: la prise en compte éthique des animaux ne me venait pas à l'esprit. C'est ce que le psychologue américain Don Barnes appelle la «cécité éthique conditionnée»7: toute prise en compte éthique des non-humains implique des conséquences désagréables – reconnaître l'horreur de ce que l'on fait, et cesser de le faire, renonçant ainsi aux plaisirs que cela apporte et adoptant une position sociale embarassante – et se retrouve inhibée.

Cadavres injustes

Demander aux humains de cesser de consommer la viande, c'est, en apparence, leur demander peu de chose. En apparence, c'est leur demander pour ainsi dire rien, puisque, en dehors même des intérêts des animaux, les humains ont apparamment déjà presque intérêt à cesser de les manger. Il paraît vraisemblable à n'importe qui que l'on modifie son alimentation pour sa santé, ou pour le tiers-monde. Demander que l'on cesse de manger les animaux pour les animaux, c'est donc, en apparence, demander au plus que l'on tienne un tout petit peu compte de ces intérêts.

Cela serait déjà très bien si, en obtenant que les gens tiennent un tout petit peu compte des intérêts des non-humains, on les amenait à ne plus les manger. Malheureusement, en réalité, la consommation de la viande est, pour les humains, d'une importance culturelle centrale. C'est leur demander beaucoup que de leur demander de cesser de la manger.

Tel est le piège dans lequel semble enfermé le militant pour la libération animale. Partant de l'égalité de considération qui est due aux intérêts de tous les individus, nous militons contre la pratique spéciste centrale qu'est la consommation de la viande; mais comme cela paraît être une exigence faible, relevant d'arguments faibles et même d'ordre purement privé (la santé, la sympathie pour les animaux), le message fort – l'égalité animale – se retrouve perdu en chemin. Nous avons de grandes difficultés à transmettre notre message au moyen de ce véhicule systématiquement perçu comme faible.

Face au message faible que véhicule malgré nous notre militance pro-végétarienne – que les intérêts des animaux méritent un tout petit peu de considération – le public se retrouve, dès qu'il s'imagine cesser réellement de manger de la viande, confronté à son intérêt fort, bien que non formulé, de poursuivre cette pratique. Le viandiste peut même garder le sentiment d'être d'accord avec nous – il est d'accord que si, comme le suggèrent les apparences, cela coûtait si peu de ne pas manger de la viande, alors il faudrait cesser. Simplement, il a l'impression que nous nous trompons sur son compte: lui aime beaucoup la viande; cela lui coûterait beaucoup de ne plus en manger. Alors très naïvement, il nous approuve: «vous avez raison pour vous, continuez»; mais le végétarisme, ce n'est pas pour lui.

La tentation de mettre en relief combien il est facile et agréable d'être végétarien, et bénéfique pour la santé, ne fait ainsi que renforcer ce piège. Faut-il donc à l'inverse pour exprimer notre message dire combien il est difficile d'être végétarien? Je le crois; bien sûr, il reste bon d'expliquer, puisque beaucoup ne le savent pas encore, que vivre sans viande est possible, et même, ne demande pas d'attention particulière pour la santé – il n'y a pas besoin d'une gymnastique compliquée pour «remplacer» les «protéines animales8. Mais il y a lieu de faire comprendre que nous savons que la viande est importante pour les gens. Nous devons leur faire comprendre que nous savons que nous ne leur demandons pas peu de chose; que nous savons que nous leur demandons d'abandonner une pratique au cœur de leur relation à la société, à leurs proches, à eux-mêmes et à leur mort. Nous leur demandons du courage; il faut leur montrer que nous le savons. Nous leur demandons cela, parce que, bien que les cadavres qu'ils consomment soient exquis, les conséquences de cette consommation sont horribles. Et parce que même si cette pratique procure du plaisir et rassure, l'arrêter est le seul choix juste.

1. Ainsi un tract de l'organisation britannique Animal Aid présente-t-il au public, en parallèle, sur deux pages en vis-à-vis, «ce qu'on leur fait» (élevage en batterie, etc.), et «ce qu'on vous fait» (viande aux hormones, etc.). À part «on», qu'il faudrait sans doute pendre, tout le monde est innocente victime.

2. Éd. Gallimard, 1985, pp. 122 et 123.

3. Jude the Obscure, roman de T. Hardy, cité par Keith Thomas.

 

Sur la peur de la mort, fondement possible de la volonté de tuer, voir «La personne et le tunnel de verre»: «C'est sur la base d'une croyance fausse que nous craignons tant la mort.»

4. Si le meurtre est si attirant, c'est peut-être que tuer est une victoire, limitée certes mais elles le sont toutes, sur la mort: en tuant, nous commandons la mort, nous en sommes maîtres; nous choisissons l'heure à laquelle elle arrive, et même, quand il s'agit d'un animal d'élevage, c'est nous qui décidons qu'il mourra: car sans notre volonté de meurtre, il n'aurait jamais existé. En côtoyant la mort, on se donne ainsi l'impression de l'apprivoiser, de la maîtriser. La bonne chère, la bonne vie, c'est la viande, la fête, où on oublie la mort, en la mettant au centre de la table; et pour cet être qu'on a tué, qui occupe la place d'honneur, c'est aussi censé être la fête, car sa chair, consommée, redeviendra forces vives. Le végétarien, lui, fait au contraire figure d'être triste, qui attend passivement la mort, qui la subira, sans l'avoir jamais donnée.

5. Le meurtre ne fait pas qu'attirer, il repousse aussi. Il y a ainsi aussi beaucoup de gens qui sont dégoûtés par la viande. Cela ne contredit pas mes affirmations: ici encore, le goût attribué à la viande est lié à l'acte qui l'a produite. Globalement, il est clair que c'est le plus souvent l'attirance pour ce goût qui domine.

6. Sur ces thèmes on lira avec profit, si on lit l'anglais: Nick Fiddes, Meat: A Natural Symbol, éd. Routledge, Londres, 1991.

7. Cité par P. Singer dans La Libération animale, p. 120.

8. Pour l'alimentation d'un enfant végétalien, comme pour n'importe quel enfant, il est bon de consulter un pédiatre.