J'ai publié cet article le 13 février 2018, sur le blog que je tenais alors.
L'abattage dit rituel et les souffrances supplémentaires, souvent extrêmes, qu'il impose aux animaux dans leurs derniers instants sont un sujet légitime pour les animalistes. Il importe notamment de réfuter le discours selon lequel son interdiction porterait atteinte à la liberté religieuse: lorsqu'un juif pratiquant ou un musulman insiste pour avoir le droit de pratiquer cet abattage, ce n'est pas le croyant en lui qui parle, mais le carniste.
L'abattage rituel est un sujet de prédilection de l'extrême-droite. Aujourd'hui, en France, ce sont surtout les musulmans qui sont visés par une sorte d'obsession haineuse. Par le passé, c'était le sort des juifs, comme en témoigne la longue séquence qui y est consacrée dans le film de propagande nazie «Le Juif éternel».
Dans les publications d'extrême-droite sur le thème, il est souvent clair que la préoccupation pour le sort des animaux abattus n'est qu'un prétexte; en témoigne par exemple le fait que la dénonciation du hallal est souvent accompagnée d'une promotion intense de la boucherie «de tradition française»; et aussi la fréquence avec laquelle, lors des discussions, débats ou manifestations animalistes remettant en cause la légitimité de la consommation de viande, on voit des personnes détourner le sujet vers celui de l'abattage rituel; utilisant donc cette thématique pour tenter d'empêcher la remise en cause de l'abattage des animaux. Il n'en découle pas que toute réelle préoccupation pour le sort des animaux soit absente chez ces personnes, ou au moins chez leurs cibles; car si c'était le cas, cette propagande ne fonctionnerait tout simplement pas. Il reste que le fait que ce thème soit investi par l'extrême-droite parasite le discours animaliste, amenant bien des militants à ne pas vouloir s'en occuper.
Je pense cependant que l'animalisme a tout intérêt à développer son propre discours sur le sujet:
- Parce qu'il est probable que l'abattage rituel génère réellement plus de souffrance pour les animaux, et qu'il n'est pas normal que nous soyons forcés de nous en désintéresser.
- Parce qu'éviter le sujet pour ne pas risquer d'être confondus avec l'extrême-droite, c'est donner une priorité spéciste à l'affichage de notre antiracisme sur la solidarité effective avec les animaux et les souffrances souvent atroces qui leur sont infligées dans leurs derniers moments d'existence.
- Parce que le fait que l'abattage rituel soit autorisé en dérogation à des lois de protection animale symbolise et affirme la faible importance accordée aux intérêts même les plus importants des non-humains.
- Parce qu'à travers cette question on crée une opposition entre deux groupes de victimes, d'un côté les humains musulmans et juifs, de l'autre les non-humains, et que nous devons savoir affronter ce problème.
- Parce que l'étourdissement a un coût pour l'industrie, surtout si elle se trouve obligée à l'appliquer avec sérieux.
- Parce qu'implicitement, l'existence de l'abattage rituel affirme la consommation de la viande comme un droit.
Je vais développer les deux derniers points.
Sur le coût pour l'industrie
Actuellement, comme le montrent les vidéos de L214 et bien d'autres témoignages, beaucoup d'animaux abattus non rituellement échappent à une insensibilisation réelle, et d'autres sont «insensibilisés» avec des méthodes qui, même conduites «correctement», impliquent de grandes souffrances (exemple: le gazage des cochons). Imposer une insensibilisation effective et peu douloureuse de 100% des animaux impliquerait un fort ralentissement des cadences et une dépense conséquente pour l'industrie. Cela est encore plus vrai concernant les poissons1, qui aujourd'hui ne sont que très rarement insensibilisés et subissent une lente agonie quand ils ne sont pas dépecés vivants. Si l'industrie accepte de supporter ce coût, et le répercute aux consommateurs, cela leur fera payer une toute petite partie de ce qui actuellement est payé, et bien plus cruellement, par les animaux, et ralentirait leurs élans carnivores. Mais il est probablement en fait impossible d'imaginer que l'industrie accepte de se plier à cette exigence; mettre l'accent sur les conditions d'abattages est donc un moyen pour nous de mettre en relief le fait qu'il est, en pratique, impossible que les animaux soient tués sans souffrances terribles, et que, comme le dit Antoine Comiti, l'abolition est la solution réaliste.
Sur la viande comme un droit
Aucune des trois religions abrahamiques (judaïsme, christianisme et islam) ne fait obligation à ses adeptes de manger de la viande. Cette affirmation peut être contestée à la marge; les juifs pratiquants ont une seule obligation rituelle impliquant la viande – un os – lors d'une cérémonie liée à la pâque (le seder). De nombreux sacrifices sanglants sont prescrits par la Torah; mais il est admis que depuis la destruction du Temple (an 70) ils n'ont plus cours. Les musulmans sacrifient traditionnellement un agneau lors de la fête de l'Aid. Cependant, dans un cas comme dans l'autre des alternatives existent.
Bien plus grand est un autre obstacle: en refusant de manger la viande par égard pour les animaux, on considère nécessairement que la loi morale édictée par Dieu, qui n'ordonne pas ce refus, voire, l'interdit, est incomplète ou fautive; être végétarien, c'est se croire meilleur, plus miséricordieux, que Dieu. Il importe cependant de noter qu'il n'en découle aucune obligation de manger de la viande; ce qui est interdit, c'est de vouloir ne pas en manger, par égard pour les animaux. Une personne chrétienne, musulmane ou juive qui ne mange pas de viande par égard pour sa santé, ou pour tout autre motif que les animaux, n'est pas fautive sous ce rapport. En particulier, ne pas manger de viande par respect pour la loi du pays n'entre pas en conflit avec les prescriptions religieuses, et par conséquent, l'interdiction de l'abattage sans étourdissement n'enfreint pas les libertés religieuses.
Les règles alimentaires de l'islam et du judaïsme sont purement négatives: on ne doit pas manger ceci ou cela. La plupart de ces règles portent sur les produits animaux, interdisant en particulier de manger de la viande non hallal ou non cachère, respectivement. Elles n'imposent en rien de manger de la viande hallal ou cachère. Quand on parle de hallal ou de cachère, on pense à la viande; mais de fait, pratiquement tout ce que mange un végane est hallal et cachère. Les pâtes sont hallal et cachère, les petits pois aussi.
Les personnes juives ou musulmanes sont promptes à mettre en avant leur liberté religieuse lorsqu'il est question d'interdire l'abattage rituel. Mais c'est là un argument de mauvaise foi. Ce qu'elles défendent en réalité, ce n'est pas leur liberté religieuse, mais leur liberté de manger de la viande. Si l'abattage rituel était aboli, elles ne se trouveraient en rien dans l'obligation de violer leurs préceptes religieux; elles se trouveraient dans l'obligation de ne plus manger de la viande, par égard non pour les animaux mais pour la loi civile, et cela, comme je l'ai montré, n'est pas en conflit avec leur religion. Ce n'est pas le juif ou le musulman en elles qui parle quand elles protestent contre une telle interdiction; c'est le mangeur de viande, qui se cache derrière sa religion, l'exploitant comme un paravent d'une façon qu'on peut trouver peu respectueuse du point de vue même de cette religion.
Il y a plus: en affirmant qu'une interdiction de l'abattage rituel violerait leur liberté religieuse, elles présupposent que si elles n'ont plus accès à de la viande hallal ou cachère, elles mangeront, «par la force des choses», de la viande d'animaux abattus après étourdissement; c'est-à-dire qu'elles affirment implicitement accorder plus d'importance à leur appétit pour la viande qu'au respect de leur religion. Un musulman ou un juif qui prend au sérieux sa religion ne peut pas dire que l'interdiction de l'abattage rituel irait à l'encontre de sa liberté religieuse; il peut seulement dire qu'elle irait à l'encontre de son désir de manger de la viande, désir qu'il est tout à fait prêt à sacrifier pour respecter les commandemants de son dieu.
Si les juifs et musulmans carnivores peuvent se permettre de parler comme ils le font sans que personne ne les renvoie à ces contradictions, c'est que tout le monde dans nos sociétés accepte comme intouchable le droit de chacun de manger les animaux, quel qu'en soit le coût pour ces derniers. Et si la société dans son ensemble accepte si facilement d'accorder cette dérogation qui permet l'abattage rituel, c'est justement parce qu'elle n'a pas envie de voir certains juifs et musulmans tenir le discours que je viens de suggérer, renoncer à la viande et admettre que manger les animaux n'est pas un droit fondamental. Les premiers responsables de la persistance de l'abattage rituel, ce ne sont pas les juifs et les musulmans, mais la société carnivore dans son entier.
1. Pierre Sigler me communique que l'étourdissement est obligatoire en Norvège.