Cet article est paru dans le numéro zéro des Cahiers antispécistes (septembre 1991), dans le but de préciser le sujet de la revue, encore inconnu (inimaginable) en France. Il peut aussi se lire sur le site de la revue.
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Il est difficile d'argumenter une lapalissade, tout ce que l'on peut en dire étant par avance superflu. Si une phrase tautologique ne convainc pas d'elle-même de sa vérité toute personne sensée, alors quel argument, quel autre développement le pourra ? Et c'est non en raison de sa complexité, mais au contraire parce que nous la ressentons comme étant d'ordre tautologique, que nous avons de la difficulté à argumenter la position de l'égalité animale.
La thèse antispéciste est celle-ci: les intérêts égaux sont égaux. L'égalité qu'elle défend, c'est l'affirmation selon laquelle lorsque deux êtres sont porteurs d'intérêts de même grandeur, de même importance, alors lesdits intérêts sont aussi importants l'un que l'autre, aussi grands, indépendamment de toute autre caractéristique possédée par ces êtres, de leur couleur de peau comme de leur intelligence.
On pourra discuter du sens du mot intérêt; celui que je lui donne est l'intérêt qu'a tout être sensible à ne pas souffrir, à éprouver le plaisir, le bonheur, et pour cela à continuer à exister. On contestera peut-être aussi l'identité que je suggère entre la grandeur et l'importance d'un intérêt. L'importance d'un intérêt, c'est la force avec laquelle cet intérêt importe. Elle dépend de l'intensité et de la durée de la souffrance qu'il s'agit d'éviter, ou du plaisir qu'il s'agit de provoquer; elle ne dépend pas directement de l'intelligence de l'être dont c'est l'intérêt, pas plus que du nombre de ses chromosomes. Et un intérêt qui importe, c'est, sauf paralysie, un intérêt qui pousse à agir. La grandeur d'un intérêt correspond ainsi à l'importance qui lui est donnée lorsqu'une décision est à prendre.
Si dans nos actes nous prenons en compte les intérêts de quiconque autre que nous-mêmes, ce ne peut être en fonction de nos propres intérêts – sinon, ce sont encore nos intérêts que nous prenons en compte. Si nous proclamons juste de prendre en compte un intérêt autre que le nôtre, ce ne peut être qu'en fonction du fait qu'il s'agit d'un intérêt, et non en fonction du rapport qu'a à nous l'être dont c'est l'intérêt, ni en fonction du rapport que cet être a à notre interlocuteur. C'est cela qui rend injuste le racisme et le sexisme. Un acte ne peut être juste ou injuste selon que l'auteur de l'acte et celui qui le subit appartiennent ou non au même groupe. Ce n'est pas le fait d'être blanc, ni celui de parler à un Blanc, qui peut tout-à-coup rendre vraie la proposition: «Il est juste de réduire les Noirs en l'esclavage». Et de même est injuste le spécisme. Ce n'est pas le fait d'être humain, ni celui de n'avoir comme interlocuteurs au sens propre que des humains, qui peut rendre juste l'esclavage des non-humains.
Parmi les animaux: les humains. Deux conséquences, donc, à l'égalité animale:
1. Les intérêts de tous les animaux non humains doivent être pris en compte avec le même poids que s'il s'agissait d'intérêts humains. Nous ne demandons pas la prise en compte des intérêts non humains dans les interstices des intérêts humains. Nous demandons l'égalité.
2. L'égalité animale implique l'égalité humaine, et les intérêts de tous les humains doivent être pris en compte de façon égale, que ces humains soient blancs ou noirs, hommes ou femmes, nés dans les pays développés ou dans ceux du Tiers Monde; et ceci est loin d'être le cas encore aujourd'hui. Mais les antispécistes n'ont pas à chercher à se justifier en mettant à chaque instant en avant le fait qu'ils se préoccupent «aussi» des humains. À celui qui lutte pour l'égalité pour les Noirs américains, on ne demande pas «Que faites-vous pour les Kurdes?», ni «Que faites-vous pour les poules?».
La lutte antiraciste a beaucoup passé de temps et d'énergie à vouloir démontrer l'égalité effective d'intelligence, ou de capacité au travail, ou de capacité culturelle, des différentes sortes d'êtres humains; au point de laisser croire que l'égalité qu'elle revendique est celle-là.
On trouvera peu, dans ces pages, d'éloges de l'intelligence des «bêtes». Nous ne dirons pas, comme tant d'autres, qu'«en fin de compte», elles sont plus, ou aussi, intelligentes que nous. Notre propos n'est pas celui-là.
On ne peut prétendre que les Noirs doivent être respectés autant que les Blancs parce qu'ils sont aussi intelligents qu'eux, sans suggérer que les humains moins intelligents que les autres méritent le mépris. On ne peut prétendre fonder l'égalité des races ou des sexes humains sur la possession égale par ces groupes de quelque capacité que ce soit, sans justifier la discrimination contre ceux des humains qui, de fait, possèdent ces capacités à un degré moindre. L'antispécisme s'oppose au mépris, et lutte pour une justice qui ne soit celle ni du plus fort, ni du plus intelligent.
Et les plantes? L'égalité de A et de B n'est pas contredite par l'affirmation que C, aussi, est égal à A et à B. Pas plus que l'égalité animale ne contredit l'égalité des humains, l'égalité des êtres vivants ne contredirait, si elle était vraie, l'égalité animale. Pourtant, «les plantes» sont souvent avancées comme objection à nos thèses.
Il s'agit en fait d'un argument ad hominem; l'égalité des vivants est censée effrayer, par la difficulté qu'il y aurait à agir en conséquence. La valeur argumentative de l'objection est nulle, bien que sa valeur psychologique puisse être forte.
Cela dit, je ne crois pas à l'égalité des êtres vivants; ou, plus exactement, je crois à l'égalité d'importance des intérêts de même grandeur de tous les êtres qui ont des intérêts, mais je ne crois pas que les plantes, ou les bactéries par exemple, aient des intérêts; je ne les crois capables ni de plaisir ni de souffrance, je crois nulle la grandeur de leurs intérêts. Je ne les méprise pas; je pense seulement qu'elles ne sont pas concernées par nos actes.
Je ne veux pas ici argumenter cela; la question de la sensibilité des plantes est importante, mais technique, comme l'est par exemple celle des critères de non-sensibilité d'un humain en coma irréversible. On peut remplacer dans mon propos «animaux», par «êtres ayant des intérêts»; le sens, pour moi, en sera inchangé.