Interview par Pauline Ruhlmann

Par David Olivier Whittier

Questions posées par Pauline Ruhlmann, journaliste, à Yves Bonnardel et à moi-même, en vue d'un article qu'elle a publié le 12 février 2018 sur son blog (l'article ne semble plus être en ligne). Je reproduis ici le texte complet de mes réponses.

— Pourquoi croyez vous que les questions du bien-être animal et des droits des animaux se développent autant depuis les années 90? Y a-t-il une prise de conscience progressive de la société vis à vis de la souffrance animale?

Expliquer une évolution après-coup est toujours un peu vain. Je hasarderai seulement deux points.

Le premier concerne le courage et l'intelligence des fondateurs et des militants de L214, qui ont su promouvoir la cause de manière à la fois forte et souple, avec conviction mais sans dogmatisme, montrant sans fard les horreurs commises par les humains mais sans haine pour les humains qui les commettent et qui sont, eux aussi, des animaux, des êtres sentients; le but n'étant pas de fustiger mais de nous faire avancer, collectivement, vers un monde non violent.

Mon second point est que notre vision du monde, collectivement, évolue, dans le sens de la science et de la rationalité. Nous nous libérons des faux espoirs entretenus par la religion, par le christianisme et aussi par le marxisme, lequel a prolongé une bonne part de la vision messianique chrétienne. Plus de 150 ans après Darwin, nous commençons à nous voir vraiment comme des animaux. Les études éthologiques s'accumulent montrant la richesse de la vie mentale animale, souvent si proche de la nôtre. Enfin, la fin des anciennes idéologies permet une approche plus rationnelle de l'éthique, centrée sur les conséquences des actes, plus que sur des notions abstraites comme le respect ou la dignité. L'essor de l'animalisme est parallèle au recul des tabous concernant l'euthanasie ou l'homosexualité, ou encore l'accroissement de la solidarité internationale.

— Comment croyez vous que la société évolue vers un meilleur traitement des animaux? En tant qu'abolitionniste, pensez vous qu'il est utile ou nécessaire de travailler main dans la main avec les welfaristes pour faire avancer les choses?

Je ne crois pas beaucoup à l'opposition entre welfarisme et abolitionnisme. Toute attention réelle envers le bien des animaux ne peut qu'amener à remettre en cause non seulement la souffrance qu'on leur impose, mais aussi leur abattage. Il y a pour le moins une forte tension entre l'idée de se soucier de quelqu'un et la volonté de le tuer. De plus, en pratique, il est impossible d'assurer de manière économiquement viable l'élevage et l'abattage des animaux sans leur infliger de grandes souffrances et privations. Même quelqu'un qui est opposé dans le principe seulement à la souffrance des non-humains sera, s'il est sincère, en faveur de l'abolition de l'élevage.

C'est pourquoi je pense que toute attention du public envers les horribles conditions d'élevage et d'abattage est un pas gagné vers l'abolition de tous les abattoirs et de la pêche.

— Est-ce que vous diriez qu'aujourd'hui les idées antispécistes sont autant acceptées et comprises en France que le végétarisme où touchent-elles seulement une frange du mouvement vegan?

Clairement, la notion de végétarisme, ou de véganisme, est plus populaire, parle plus directement aux gens, que celle d'antispécisme. Mais dans le fond, le végétarisme veut simplement dire qu'on prend en compte les intérêts des non-humains, au moins un peu. Et je pense que la position consistant à les prendre en compte juste un peu est instable. Soit on les nie entièrement ou on n'y pense tout simplement pas, ce qui est la position traditionnelle; soit on se rend compte qu'ils existent et qu'ils comptent, auquel cas on finit forcément par comprendre qu'ils existent autant que les intérêts des humains, et comptent autant; ce qui est la position antispéciste. Le refus de manger les animaux est la porte ouverte vers l'antispécisme, sans grands discours.

— La fédération végane (anciennement société vegan francophone) critique vivement l'antispécisme et se détache du mouvement. Voilà un extrait de leur argumentaire:

Le terme spécisme a été inventé en 1970, par une personne qui n'a jamais été végane. Richard Ryder a prétendu que les animaux subissaient des expériences douloureuses en raison d'une discrimination dont le critère est leur appartenance à une espèce différente. C'est malheureusement faux, car des expériences douloureuses sur l'espèce humaine ont également été réalisées dans l'histoire. L'idée a pourtant été reprise: alors qu'il n'était pas même végétarien, Peter Singer a publié un livre intitulé Libération animale en 1975, pour diffuser la notion d'antispécisme.

En tant qu'espèce animale, il nous est impossible de vivre sans consommer des organismes qui appartiennent à d'autres espèces. L'antispécisme ne peut donc pas exister, pas au sens littéral. Les auteurs animalistes ayant appuyé leurs travaux sur l'antispécisme ont donc proposé d'épargner les organismes capables d'éprouver de la souffrance. Cela présente plusieurs problèmes:

Trier l'ensemble des organismes en fonction de leur ressemblance à l'espèce humaine (capacité à éprouver de la souffrance) recrée une hiérarchie arbitrairement anthropocentrée.

Ce système de discrimination décrète que les plantes et tous les organismes qui ne sont pas capables d'éprouver de la souffrance n'ont aucun intérêt à vivre.

Pour faire le tri parmi l'ensemble des organismes vivants, il est nécessaire de conduire des expériences permettant de déterminer lesquels souffrent ou non, or conduire des expériences sur des organismes potentiellement capables d'éprouver de la souffrance n'est pas cohérent avec leur protection.

Cela ne mènera théoriquement pas au véganisme, car la capacité à souffrir des organismes vivants exclura 99 % des espèces animales (principalement constituées d'invertébrés, chez lesquels il est très rarement possible de démontrer la souffrance).

(le texte entier se trouve ici: https://www.federationvegane.fr/documentation/pourquoi-etre-vegane/specisme-antispecisme-et-carnisme/ et on retrouve également ces idées dans leurs brochures)

Qu'est ce que vous leur répondriez sur ces différents points?

L'antispécisme, à la base, ne consiste pas à trier les êtres en fonction de quoi que ce soit. L'antispécisme est seulement un critère négatif: l'espèce d'un être n'est pas en soi un critère éthique. Après, si on se demande quel est le critère éthique juste, c'est-à-dire en fonction de quoi on doit respecter les intérêts d'un être, la réponse la plus simple est: on doit chercher à respecter les intérêts de tous les êtres qui ont des intérêts. C'est là le critère le plus large possible. Or si un être n'est pas sentient – ce qui veut dire non seulement qu'il ne peut pas souffrir, mais aussi qu'il ne peut pas être heureux, jouir de la vie – il n'a pas d'intérêts. On n'établit donc pas «une hiérarchie arbitrairement anthropocentrée»; on essaye au contraire d'agir selon l'éthique la plus large possible.

Il reste bien entendu des problèmes pratiques; comment par exemple déterminer quels êtres sont sentients? Toute éthique fait forcément face à ce genre de problèmes.

Quoi qu'il en soit, je trouve anormal que cette «Fédération végane» choisisse non de fédérer les véganes mais de promouvoir la position de ses quelques dirigeants, sans réel débat. De fait, cette association est marginale et ne joue pas grand rôle dans le mouvement, autre que de créer des mésententes et des polémiques inutiles.

— Quand vous avez publié avec Yves Bonnardel Nous ne mangeons pas de viande pour ne pas tuer d'animaux, les végétariens vous critiquaient car ils avaient peur que vous décrédibilisiez leur choix. Pensez vous que vous dérangez toujours certains végétariens et vegans avec vos idées pour la même raison?

Malgré les énormes progrès, beaucoup de personnes dans notre société ont encore du mal à envisager les intérêts des animaux non humains comme représentant une motivation sérieuse. La priorité absolue à donner aux êtres humains, simplement parce qu'ils sont humains, est bien trop profondément ancrée dans notre culture, et depuis bien trop longtemps, pour qu'elle disparaisse en si peu de temps.

Il s'ensuit que la forte pression que ressentent les végétariens (terme qui inclut les véganes) pour qu'ils se trouvent d'autres motivations plus «sérieuses» d'un point de vue spéciste (santé, environnement, etc.) subsiste. Ils peuvent avoir le sentiment qu'en parlant des animaux nous «décrédibilisons» le végétarisme. Je pense surtout qu'en parlant des animaux nous crédibilisons la prise en compte des intérêts des animaux.

— Croyez vous en une société de droits pour tous les animaux et d'égalité animale?

Aujourd'hui, j'ai peur pour l'avenir de l'humanité. Je pense au réchauffement climatique facteur de misères et de guerres, à la prolifération nucléaire, aux populismes nationalistes, aux pandémies possibles... L'humanité peut disparaître, ou retourner pour longtemps dans un moyen-âge. Ce serait dommage, non seulement en raison de l'énorme souffrance humaine impliquée, mais surtout parce que les humains sont aujourd'hui, malgré tous leurs défauts, à la pointe de l'innovation éthique; nous sommes les seuls animaux susceptibles d'abolir, collectivement, notre prédation sur d'autres animaux par égard pour les intérêts de ces derniers.

Mais si nous survivons, et en bon état, je n'ai guère de doutes sur le fait que d'ici quelques siècles au plus, ou bien moins peut-être, la plupart des humains ne trouveront pas plus acceptable de faire tuer une vache ou un poisson pour le manger qu'ils n'imagineraient aujourd'hui accepter qu'on torture un chien pour le simple plaisir. Cela fera partie des horreurs du passé, comme l'esclavage des humains ou la faim dans le monde.

Ce ne sera pas pour autant la «fin de l'Histoire» concernant la question animale. Je pense en particulier à la question de la souffrance des animaux dans la nature, souffrance qui est, elle aussi, immense. Ce problème reste tabou y compris au sein du mouvement animaliste, bien que quelques groupes de personnes, de moins en moins rares, commencent à en parler.

Par ailleurs, le principe même de l'antispécisme implique que la distinction deviendra de moins en moins pertinente entre les «droits des animaux» et les questions éthiques générales. Or tant d'un point de vue théorique que pratique nous sommes très loin, dans ce domaine, d'avoir atteint un quelconque «bout du chemin».

On parle de révolution antispéciste; mais je vois cette «révolution» plus comme le commencement d'un très long chemin que comme quelque chose qui réglerait en un temps plus ou moins court un problème précis.