L'autre visage du Docteur Balluch

À propos du livre de Martin Balluch sur la continuité de la conscience1
Par David Olivier Whittier

Cet article est paru initialement dans le numéro 103 (mars 2011) d'Alternatives végétariennes, la revue de l'Association Végétarienne de France.

L'encadré qui accompagnait l'article et qui évoquait la répression dont était victime le mouvement animaliste à ce moment est reproduit ci-dessous. Noter que le procès intenté contre les militants autrichiens s'est terminé par une relaxe générale, c'est-à-dire par une défaite complète pour la répression.

Couverture du livre de Balluch.
«La continuité de la conscience - l'argumentation pour les droits des animaux à partir des sciences de la nature».

L'autre visage? Non, ce n'est pas que derrière le militant animaliste pacifique se cache la figure d'un malfaiteur, comme tentent de le faire croire les autorités autrichiennes - cf. encadré. Mais Martin Balluch a bien un autre visage, moins connu du public: celui du penseur théorique.

Doctorat de physique en poche, il a travaillé douze ans comme enseignant-chercheur, en particulier à Cambridge. Engagé de façon croissante dans la lutte animaliste, il a choisi de s'y consacrer entièrement à partir de 1997. En 2005 il a passé un deuxième doctorat, cette fois en philosophie, et dont le livre que je commente ici est issu.

Ce qui m'avait d'abord amené à lire ce livre, malgré mes difficultés en allemand, était la position qu'y défend l'auteur concernant le rapport entre la sentience («conscience») et la matière; plus précisément, son adhésion au point de vue du mathématicien Roger Penrose selon lequel la sentience n'est pas compatible avec la physique actuelle, laquelle doit subir, pour être à même d'expliquer le fait que nous ressentons, une révolution majeure2. Ces questions me semblent importantes, la sentience étant au centre de la question animale.

Balluch défend la continuité de la conscience au sein du monde animal, ce qui l'amène à développer les conséquences de ces thèses concernant les animaux. Je me limiterai à commenter brièvement trois points qu'il aborde.

La nature physique de la sentience

Photo de Martin Balluch.
Martin Balluch, août 2009 aux Estivales de la question animale.

Balluch défend un point de vue physicaliste, c'est-à-dire selon lequel la conscience fait partie du monde physique et obéit à ses lois. Il se déclare d'ailleurs athée (p. 223), refusant toute explication par un appel à Dieu. Cependant, il ne partage pas la vision généalement défendue par les rationalistes, selon laquelle la pensée peut être ramenée à l'exécution d'un algorithme, c'est-à-dire pourrait être reproduite par un programme d'ordinateur, qui manipule de façon automatique des symboles purement formels. Balluch, suivant Roger Penrose, soutient au contraire que la pensée ne peut être de nature algorithmique. La sentience implique non un traitement aveugle de symboles formels, mais une compréhension de leur sens. Balluch cite son expérience d'enseignant: un étudiant qui n'a pas réellement compris une problématique mais en a simplement appris les règles ne se montre pas capable d'une recherche innovante de solutions.

La difficulté est que cette position est incompatible avec la physique actuelle, dont les lois impliquent en particulier que le cerveau, comme le reste du monde, est soumis à un déterminisme calculable, et peut donc être simulé par un ordinateur. Balluch en conclut à l'incomplétude de la physique actuelle: «Je sais que j'ai une conscience, et qu'elle est dépendante de mon cerveau (...) Selon la conception actuelle du monde physique, la conscience n'a aucune place (...) Dans notre compréhension de la physique il doit donc y avoir des lacunes» (p. 60). Balluch expose la notion de déterminisme non calculable à laquelle se réfère Penrose. Il réintroduit ainsi en particulier la possibilité d'un libre-arbitre.

Balluch ne prétend pas compléter ou modifier les idées de Penrose. Il les popularise, et surtout les applique à la question des animaux non humains. Il développe une dizaine critères pratiques pour déterminer si un être donné est sentient (p. 114). Il montre alors l'unité structurelle du cerveau entre les humains et bon nombre d'autres animaux, qui possèdent aussi bien des facultés qu'on leur dénie habituellement: celle de comprendre, de communiquer, de se représenter l'esprit d'autrui, de recevoir et transmettre une culture, d'éprouver de l'empathie... Il conclut qu'au moins les animaux vertébrés (dont les poissons) et les céphalopodes (poulpes...) sont sentients. «Il s'ensuit qu'ils sont aussi capables de souffrir, qu'ils ont des intérêts et une volonté propre» (p. 239).

Pensée et langage

«La conscience n'a rien à voir avec le langage ou la capacité à parler.» (p. 89) Balluch note que certains philosophes contemporains continuent à affirmer l'impossibilité de toute pensée sans langage, voire prétendent qu'un non-humain ne peut même rien vouloir, car vouloir manger, par exemple, équivaut à croire vraie la phrase «je veux manger». Il répond: «toutes ces tentatives commettent une erreur que je trouve totalement incompréhensible, celle de confondre les pensées avec des phrases verbales». Balluch cite le neurobiologiste Antonio Damasio qui insiste sur le caractère non verbal des représentations mentales, des concepts et de la pensée en général4. Autre neurobiologiste, Lawrence Weiskrantz: «Il est certain que le langage peut être une aide pour la pensée, mais tout aussi certain qu'il n'en est pas une condition nécessaire5

Balluch fait également appel à son expérience personnelle: «Quand je passe plusieurs semaines en randonnée dans les montagnes seul avec mon chien, toute pensée verbale cesse.» (p. 23) Il cite aussi plusieurs penseurs prestigieux, dont Albert Einstein: «Les mots ou la langue, tels qu'ils sont écrits ou parlés, ne semblent jouer aucun rôle dans les mécanismes de ma pensée.» (p. 251)

Éthique

Balluch défend une éthique objective des droits, qu'il affirme pouvoir déduire de ses considérations sur la sentience. Le point de départ du raisonnement est l'existence chez tout être sentient d'une volonté. Une condition nécessaire pour qu'une volonté puisse s'accomplir est que l'individu vive, sans entraves ni blessures. Par conséquent, tout être veut vivre, et ne pas être entravé ou blessé. Il est logique dès lors de vouloir que personne ne tue, n'entrave ou ne blesse quiconque; et vouloir cela, c'est vouloir que chacun ait le droit de vivre, sans entraves ni blessures (p. 262).

Balluch critique les utilitaristes, qui au lieu de reconnaître droits absolus aux individus promeuvent une prise en compte égale de leurs intérêts. «L'utilitarisme implique d'envisager les intérêts de tous et de choisir l'action qui au total satisfait le plus grand nombre. Dans le cas d'un handicapé mental profond, [le principe d'égalité] implique de se dévouer pour soigner la personne concernée, alors que [l'utilitarisme] implique son meurtre.» (p. 301)

Partisan de l'utilitarisme, je suis en désaccord avec Balluch sur ces points. De telles divergences sont normales, mais j'ai le sentiment que dans certains milieux animalistes l'obligation règne d'attaquer agressivement l'utilitarisme et en particulier Peter Singer, principal théoricien utilitariste de la libération animale, en déformant souvent ses positions. Dans ce contexte, je trouve le ton de Balluch («meurtre») banal et regrettable.

Un autre visage pour le mouvement?

La plupart d'entre vous, lecteurs, ne lisez pas l'allemand; pourquoi donc ai-je voulu vous parler de ce livre? C'est que son existence même est significative, illustrant le fait que le mouvement animaliste remet en cause l'ensemble de notre pensée et de notre culture, allant jusqu'au cœur de questions essentielles comme la physique, la biologie et la philosophie. Il y a contraste, mais non contradiction, entre lutter concrètement pour l'amélioration du sort des poules pondeuses et réfléchir aux bases physiques de la sentience; contraste apparent mais unité profonde.

Notre temps est cependant toujours limité. Balluch a choisi de se consacrer à la lutte concrète, et il a sans doute raison; mais cela reste aussi regrettable, parce que la réflexion théorique, en particulier sur la sentience et sur la continuité qu'elle présente au sein du règne animal, est aussi une nécessité, je pense, pour le mouvement animaliste.

La répression du mouvement en Autriche

Le 21 mai 2008 le mouvement animaliste autrichien a été la cible d'opérations policières brutales: intrusion par effraction au petit matin de policiers armés et cagoulés au domicile de militants Dix sont arrêtés, dont Martin Balluch, président de l'association VgT. Neuf resteront détenus plus de trois mois sans accéder à leur dossier d'accusation. La police invoque l'article 278a du code pénal qui réprime le terrorisme et le crime organisé, et parle à la presse d'attaques au gaz et d'incendies volontaires.

Balluch, au terme d'une grève de la faim, obtient communication d'un acte d'accusation pléthorique mais vide de substance. En fait d'attaques au gaz, par exemple, on y parle de boules puantes déposées par des inconnus. La notion de crime organisé y est utilisée pour criminaliser l'ensemble du mouvement, rendant chacun responsable de tout acte supposément commis par sympathie pour les animaux. Les méthodes les plus anodines de protestation civile deviennent des actes criminels.

L'affaire fait grand bruit, mais pas en France, où les médias gardent le silence, tout comme les militants et associations pour les droits humains.

Un procès contre une dizaine de militants, au nom de cet article 278a, débute en février 2010 et se poursuit encore en ce fin janvier 2011. Le dossier d'accusation est toujours aussi inconsistant, et a été récemment totalement décrédibilisé, y compris aux yeux des médias autrichiens qui suivent l'affaire de près, par le témoignage d'un agent inflitré, qui, malgré seize mois au cœur même de la VgT, reconnaît n'avoir jamais été témoin d'acte ou d'intention délictueux. On ne peut pourtant prévoir l'issue du procès, dont le but semble être de casser le mouvement animaliste autrichien en raison justement des succès, législatifs en particulier, qu'il est parvenu à arracher ces dernières années.

Informations (en anglais et allemand): www.vgt.at.

 

1. Martin Balluch, Die Kontinuität von Bewusstsein - Das naturwissenschaftliche Argument für Tierrechte, éd. Guthmann Peterson, 2005.

2. Cf. R. Penrose, The Emperor's New Mind, 1989 (trad. L'esprit, l'ordinateur et les lois de la physique) et Shadows of the Mind, 1994 (trad. Les ombres de l'esprit).

3. Les numéros de page sans indication renvoient à l'ouvrage de Balluch.

4. Antonio Damasio, The Feeling of What Happens, éd. Harcourt, 1999 (trad. Le Sentiment même de soi, éd. Odile Jacob, 1999).

5. Lawrence Weiskrantz, Consciousness Lost and Found, éd. Oxford Univ. Press, 1999; passage cité par Balluch p. 253 et retraduit ici de l'allemand.