Le texte ci-dessous a été écrit pour être diffusé à l'International Conference on Animal Sentience («Conférence internationale sur la sentience animale») organisé en mars 2005 par Compassion in World Farming. Un poster (en anglais) fut également présenté sur ce thème.
Ce texte en traduction anglaise a aussi été publié dans la revue Between the Species, v.13, n°7 (2007) (publication Web).
Résumé
Les militants animalistes pensent généralement que le cartésianisme est dépassé et que de nos jours la science établit sans conteste que les animaux sont sensibles. Or, le statut scientifique de la sensibilité n'a rien d'un acquis. La subjectivité est non seulement absente mais exclue par construction de domaines fondamentaux de la connaissance. La physique - qui se trouve en position de science-mère une fois rejeté le dualisme cartésien - est incapable d'intégrer la sensibilité dans sa vision du monde. Une part non négligeable de la philosophie de l'esprit parle d'une conscience dont la conscience est absente, en ayant évacué l'expérience subjective - les sentiments, les qualia - pour ne laisser que des relations fonctionnelles.
Cette situation autorise des discours où la subjectivité semble échapper au domaine de la connaissance pour être reléguée dans celui des croyances personnelles, que les individus peuvent choisir aussi librement que leur religion. Cela constitue un obstacle, dont on a sous-estimé l'importance, à la prise au sérieux de la sensibilité animale.
Nous pensons qu'il est nécessaire que le mouvement pour les animaux prenne conscience qu'il ne peut pas négliger le problème «matière-esprit». Nous ne devons pas permettre qu'au nom de la science on dénie l'existence et la signification de la sensibilité animale.
Une possibilité que nous envisageons est une «Déclaration sur la sensibilité» par laquelle des scientifiques et d'autres penseurs souscriraient à la proposition suivante: «La sensibilité est une réalité objective du monde qui en tant que telle relève du domaine de la science».
Bien que le problème du rapport matière-esprit reste entier à ce jour, nous ne sommes pas totalement démunis. Nous ne pouvons pas prouver la réalité de la sensibilité, mais nous pouvons prouver que nul ne peut la croire irréelle - de même qu'il est impossible à quiconque de ne pas croire en la réalité du monde physique. Cela fournit des raisons suffisantes pour récuser les formes principales d'escamotage de la conscience qu'on trouve dans certaines composantes de la philosophie ou des sciences. Ces raisons découlent de notre propre situation d'êtres sensibles et délibérants.
Les principaux courants de la philosophie - et la morale commune - font de la possession de la sensibilité une condition nécessaire pour faire partie des patients moraux (condition nécessaire et suffisante dans le cas de l'utilitarisme). De l'acuité avec laquelle nous avons conscience des émotions éprouvées par des tiers dépend l'attention que nous leur portons. Un élément décisif pour amener les humains à un traitement éthique des autres animaux réside donc dans la reconnaissance pleine et entière du fait que ces derniers possèdent une vie mentale, qu'ils ont des pensées, des désirs, des sentiments... Le mouvement pour les animaux est confiant dans l'appui que peuvent lui apporter à cet égard tant la science que la philosophie modernes: le dualisme cartésien âme-corps est presque unanimement rejeté, et personne ne prétend plus adhérer à la thèse de l'animal-machine.
Sur quoi repose cette confiance dans la solidité de notre savoir sur la sensibilité? Sur l'idée que le sens commun, combiné aux données scientifiques, ne permet plus de douter de la réalité de la conscience. En un sens, ce point de vue est justifié. Nous avons une connaissance intuitive de la présence de la sensibilité chez autrui, même si notre confiance dans cette faculté décroît lorsque nous l'appliquons à des êtres très différents de nous (les moules, les méduses...). L'élément premier sur lequel nous bâtissons nos savoirs et croyances relatifs à la sensibilité réside dans l'expérience personnelle que nous en avons, dans le fait que nous éprouvons nous-mêmes des sentiments. L'attribution d'une vie mentale à d'autres que nous se fait par analogie, sur la base de similitudes physiques et de similitudes de comportement. Or, tant concernant les comportements que la physiologie, il est indéniable que les développements connus par diverses branches des sciences étayent considérablement l'affirmation de la sensibilité animale. Trois domaines jouent un rôle particulièrement important à cet égard:
— la théorie de l'évolution, qui a révélé la parenté entre les animaux (humains inclus), dont découlent des similitudes tant physiques que mentales1;
— l'éthologie – dont les méthodes vont en se rapprochant de celles de la psychologie et de la sociologie humaines – qui rassemble des données sur les comportements tant individuels que collectifs (y compris des comportements culturels);
— la neurobiologie, qui établit des correspondances de plus en plus précises entre telle partie du cerveau et telle faculté de perception, émotion ou action, et qui développe les comparaisons entre les systèmes nerveux d'animaux de différentes espèces.
Tout cela est vrai; cependant les retombées positives de ces savoirs sur la condition animale ne sont pas acquises, pour deux raisons qui relèvent du domaine de la connaissance lui-même:
1. La première tient au statut incertain généralement reconnu à l'éthique. Le discours ambiant entretient une coupure radicale entre la science et l'éthique. La science révèle des vérités objectives, donc vraies pour tous, des vérités qui existent indépendamment du fait que les sujets accèdent ou pas à leur connaissance. L'éthique est souvent perçue comme ayant un statut inférieur. Les prescriptions qu'elle énonce sont facilement présentées comme dotées d'une validité relative, propre à celui qui les défend. Les propositions éthiques n'auraient, à la différence des propositions scientifiques, aucune objectivité, aucune valeur de vérité. Il n'y aurait rien au-delà des croyances plurielles en ce qui est bien ou mal. Comme les prescriptions éthiques se présentent comme des prescriptions universelles, et que différents sujets en donnent des énoncés différents et incompatibles, beaucoup prétendent de ce fait adhérer au relativisme. Cette attitude contraste avec celle adoptée vis à vis des sciences où l'existence de théories divergentes n'est perçue que comme un symptôme de ce que la vérité, forcément unique, n'a pas encore été découverte.
2. La seconde raison est que le phénomène de la conscience est très mal appréhendé dans des domaines fondamentaux de la connaissance. La sensibilité y est non seulement absente, mais exclue par construction, ou au mieux intégrée comme conscience fausse ou comme conscience superflue. Ce vide menace en permanence d'être utilisé pour nier la sensibilité animale; ou - ce qui en matière de conséquences sur le traitement des animaux revient souvent au même - pour déclarer la question de la vie mentale des non-humains indécidable et dépourvue de sens; ou encore pour affirmer qu'elle ne relève pas de la science, de sorte qu'elle se trouve, à la façon de l'éthique, exclue du domaine de la vérité, de l'objectivité, pour être renvoyée dans celui des croyances variables selon les personnes. Cette situation est une manifestation de l'incapacité dans laquelle nous sommes de traiter correctement de l'articulation entre les composantes mentales et non mentales de la réalité.
Le problème matière-esprit est aujourd'hui irrésolu et apparaît à bien des égards inextricable. Cela nous laisse-t-il complètement désarmés? Nous soutiendrons que non dans cet article. Nous soutiendrons qu'il existe des arguments permettant de refuser les formes principales d'escamotage de la conscience qu'on trouve dans certaines composantes de la philosophie ou des sciences. Nous avons le moyen d'affirmer que la façon dont ces disciplines traitent de la sensibilité n'est en réalité acceptable par personne. Mettre ce point en lumière, même si l'on est incapable de proposer une alternative constructive, importe: en faisant reconnaître les défaillances de ces théories pour ce qu'elles sont, on empêche que le traitement insatisfaisant - et de fait inacceptable par quiconque - qu'elles font de la conscience ne soit opportunément utilisé pour empêcher la prise au sérieux de la sensibilité animale.
Les raisons que nous allons avancer pour déclarer irrecevable le traitement de la sensibilité dans certaines approches scientifiques ou philosophiques ne sont pas une démonstration: elles ne résultent pas de faits avérés reliés entre eux au moyen de règles logiques pour parvenir à des conclusions. Elles ne sont pas pour autant des arguments faibles. En résumé, notre argumentation est celle-ci: il découle de notre condition d'êtres sensibles que nous possédons un certain nombre de croyances obligées. La façon dont nous sommes au monde fait que nous croyons nécessairement en la vérité de certaines choses. Par conséquent, toute théorie qui ne permet pas d'intégrer ces croyances obligées ne peut être à nos yeux reconnue comme une science, comme un recueil de connaissances vraies.
Après avoir exposé quelles sont ces croyances obligées, nous verrons en quoi elles ne sont pas satisfaites par des discours dominants ou largement répandus dans plusieurs domaines de la connaissance. Nous terminerons en appelant le mouvement pour les animaux à prêter davantage attention au problème matière-esprit, et à chercher des façons de l'aborder qui favorisent la reconnaissance de la sensibilité animale.
Croyances obligées
En tant qu'êtres conscients et mobiles, sommes amenés à choisir des actions parmi celles qui nous semblent possibles. Pour cela, nous délibérons et nous prenons des décisions. Nous ne pouvons pas nous abstenir de le faire. Du moment que nous percevons plusieurs voies comme accessibles, nous avons besoin de raisons pour emprunter l'une plutôt que l'autre. Ceci n'est pas spécifique aux humains.
De notre situation d'êtres sensibles contraints à décider de nos actes résultent un certain nombre de croyances obligées: nous croyons nécessairement (1) qu'il existe une réponse juste à la question «Que faire?», (2) qu'il existe un monde extérieur à nous-mêmes, et (3) que nos délibérations et décisions déterminent nos actes.
Il existe une réponse juste à la question «Que faire?»
Délibérer c'est chercher la réponse juste à la question «Que faire?». L'éthique peut être définie comme la théorie de la réponse vraie à cette question2.
Du fait que plusieurs actes nous apparaissent comme possibles, et celui qui s'accomplira comme dépendant de notre décision, nous ne pouvons éviter de nous demander: «Que faire?». Chercher la bonne réponse à cette question, c'est nécessairement supposer qu'une réponse est la bonne, qu'on la trouve ou non. Cela n'aurait pas de sens de la chercher si nous ne croyions pas cela. Et il est impossible que nous ne cherchions pas, puisque nous devons choisir.
Il s'agit de la croyance en la réalité objective d'une réponse juste (vraie), tout comme nous croyons en la réalité objective d'une réponse juste aux questions descriptives dont traitent les sciences. La justesse de la décision que nous prenons en situation de choix ne nous apparaît pas garantie par le fait que c'est cette décision-là que nous avons prise. (Si tel était notre critère de «bon choix», il nous mettrait d'ailleurs dans l'incapacité de choisir). Nous pouvons après coup regretter une décision. Nous gardons souvent à l'esprit une incertitude sur le bien-fondé des raisons guidant nos actions. Ce doute repose sur une comparaison entre nos jugements, et d'autres jugements - les bons - dont nous postulons qu'ils existent même quand nous ne réussissons pas à les découvrir.
Nous croyons que les assertions prescriptives ont une valeur de vérité, comme les assertions descriptives. On peut professer le relativisme3, on ne peut pas y croire réellement.
Il existe un monde extérieur à nous-mêmes: une réalité non mentale et d'autres subjectivités que la nôtre
Si nous agissons, c'est parce que nous croyons que cette action va modifier quelque chose dans le monde. La lapine qui fuit vers son terrier croit en l'existence du terrier et en l'efficacité de son action pour échapper au renard qui la poursuit, ou du moins en son efficacité pour apaiser sa peur. Nous croyons en l'existence d'un monde physique, au minimum en tant que support d'une chaîne causale reliant nos actions à quelque effet sur les sentiments d'êtres conscients - ne fut-ce que sur nos propres sentiments futurs. Nous croyons en l'existence d'une réalité non mentale et d'une réalité mentale, toutes deux composantes du même monde, en interaction entre elles. Nous croyons en des relations causales nous permettant d'influer sur les autres composantes de ce monde à travers nos actions.
Parce que cette conviction est inhérente à tout être sensible, qui décide de ses actions, nous ne pouvons croire le solipsisme4 vrai.
Le seul appui de cette théorie réside dans le fait que nous n'avons une connaissance directe que de notre propre sensibilité. Ce constat semble autoriser la thèse «seul mon esprit existe». Mais si l'on tient à bâtir sur le principe «Je ne crois vrai que ce que je ressens» alors la seule théorie défendable est celle du solipsisme instantané. Car la seule sensibilité que j'éprouve est la mienne présente. Or, il nous est impossible de penser que ce soit la seule qui existe. En effet, nous croyons à l'impact de nos décisions et actions sur une subjectivité future, que nous ne ressentons pas au moment où nous délibérons. Nous croyons donc nécessairement à l'existence d'autres subjectivités que la nôtre présente.
Nous ne pouvons pas croire non plus qu'il soit impossible par principe de déterminer de l'extérieur si un objet est sensible. Car alors tout comportement éthique serait impossible. Nous ne pourrions pas chercher la réponse juste à la question «Que faire?» si nous pensions n'avoir aucun moyen de la trouver. Cela ne signifie pas qu'il est toujours possible de déterminer avec certitude si tel objet est sensible - nous savons qu'aujourd'hui ce n'est pas le cas. Mais nous ne pouvons croire vaine la quête de cette connaissance, et nous avons une confiance non nulle dans notre appréciation présente de la sensibilité des êtres qui nous entourent.
On notera que notre subjectivité future est par rapport à notre ressenti présent dans une position d'extériorité aussi totale que la subjectivité de n'importe qui d'autre. Il en découle qu'il n'est pas plus problématique de croire à notre propre sensibilité (future) qu'à la sensibilité d'autrui. Il en découle aussi que, contrairement à une idée répandue, l'altruisme (action au bénéfice de la subjectivité future de tiers) n'est pas plus inconcevable que l'égoïsme (action au bénéfice de notre moi futur). Si notre ressenti futur est une motivation juste pour agir, il en va de même de celui de tout autre individu.
Nos pensées influent sur nos actions
Le fait d'être confrontés à des choix nous contraint à prendre des décisions, et nous ne pouvons le faire que parce que nous croyons que nos décisions influent sur nos actions. Par conséquent, notre situation d'êtres délibérants fait que nous ne pouvons pas croire l'épiphénoménisme5 vrai.
Ceux qui, parce qu'ils estiment cette doctrine convaincante, s'emploient à argumenter en sa faveur, manifestent par là-même qu'ils n'y croient pas réellement. Car si l'épiphénoménisme est vrai, le fait que nous le pensions n'a aucun pouvoir de faire que nous le disions.
Se déclarer adepte de l'épiphénoménisme, c'est se mettre dans une position similaire à celle de cette dame qui, dit-on, écrivit à Bertrand Russel que le solipsisme était une théorie si solidement fondée qu'elle s'étonnait que si peu de gens y adhèrent6.
Les croyances obligées qui viennent d'être évoquées ne sont satisfaites ni par la physique ni par une bonne part de la philosophie de l'esprit.
La physique: du monde sans esprit à l'esprit sans monde
La physique n'est qu'une science parmi d'autres, et cependant la façon dont elle peut appréhender - ou non - la sensibilité a une importance particulière. La raison en est qu'une fois le dualisme rejeté, tout phénomène réel est ultimement un phénomène physique. Cela n'implique pas que toute élaboration de connaissances doive faire appel au bagage des physiciens, ni que ce soit la meilleure façon d'aboutir à des résultats. Étudier les comportements, la psychologie, la biologie, n'exige pas de connaître les caractéristiques de toutes les particules et champs impliquées dans les phénomènes décrits. En revanche, parce que la physique se trouve en amont des autres disciplines, ces dernières ne peuvent rien affirmer qui soit incompatible avec des vérités relevant de la physique.
Or, par construction, notre conception de la physique est incapable d'intégrer la sensibilité d'une façon recevable.
La physique classique (non quantique)7
Bien que cette conception de la physique soit dépassée, elle est restée l'image de la physique idéale tant chez le grand public que chez les scientifiques (physiciens inclus) parce que, à la différence de la mécanique quantique, elle semble donner une image intelligible du monde. Il s'agit pourtant d'une apparence trompeuse: la physique classique est incapable d'intégrer la sensibilité et de satisfaire nos croyances obligées.
La physique classique décrit le monde comme une série de nombres évoluant au cours du temps selon une fonction d'évolution parfaitement déterminée et calculable. Une image permettant d'illustrer cette conception est celle d'une physique de boules de billard, où la série de nombres correspond aux vitesses et positions de toutes les boules. La connaissance de l'état du monde à un instant donné - l'ensemble des positions et vitesses en cet instant - suffit pour calculer son état en tout autre point du temps, passé ou futur. Ceci constitue la définition du déterminisme laplacien8, qui gouverne la physique classique (la physique non quantique).
Plusieurs raisons font que le monde laplacien de la physique classique est incompatible avec les croyances que nous avons nécessairement en tant qu'êtres sensibles délibérants et agissants.
Nous croyons nécessairement au caractère réel de la causalité. Cela n'aurait pas de sens de délibérer sur ce qu'il faut faire si l'issue de la délibération n'était pas la cause de quelque changement (ou non-changement) dans le monde. Puisque nous croyons nécessairement que nos délibérations ont un sens, nous croyons nécessairement en la réalité de la causalité. Mais il n'y a pas place pour la causalité dans le monde laplacien. Les états du monde en différents points du temps sont interdépendants dans le sens où la connaissance complète de l'un d'eux fournit la connaissance complète de tous les autres (via l'opérateur d'évolution), mais rien ne fait de l'un la cause de l'autre. Il est remarquable à cet égard que l'interprétation du monde réel par la physique laplacienne soit symétrique par rapport au temps. Le temps n'a pas de flèche; la relation existant entre deux états est la même quel que soit leur ordre temporel.
Lorsque nous (ou un autre chimpanzé) tapons sur une noix avec une pierre en t1 pour qu'elle se casse à un instant futur t2, nous croyons que le geste en t1cause la cassure de la noix en t2. Nous ne croyons pas que le fait que la noix se casse en t2 cause le fait que nous la frappions avec une pierre en t1, bien que l'on puisse dire que l'événement de t2 implique nécessairement celui de t1 (puisque la noix s'est brisée en t2, nous l'avons nécessairement frappée en t1). Le déterminisme laplacien ne contient rien d'autre que de telles relations de nécessité, qui ne sont pas des relations causales. Il n'y a pas de relations causales dans le déterminisme laplacien.
Il n'y a pas non plus de probabilités. Par conséquent, les concepts de la thermodynamique qui reposent sur les probabilités et/ou la contrefactualité (comme la température ou l'entropie) ne décrivent pas des réalités du monde. C'est pourquoi les tentatives faites pour réintroduire la causalité et la flèche du temps via ces notions sont vouées à l'échec.
Dans le monde laplacien de la physique classique, il n'y a pas place pour la sensibilité (les qualia). L'explication de chaque événement est complète une fois exprimée par la série des positions et vitesses des particules9 composant le système et par leur évolution. La sensation est superflue. L'enchaînement qui va de la main touchant le plat brûlant au mouvement des particules dans les nerfs et le cerveau jusqu'à la bouche qui crie est complet sans qu'il soit besoin de faire référence à la douleur. Mais nous savons que c'est la douleur qui nous fait crier; c'est la douleur que nous prenons en compte dans nos délibérations pour décider comment agir. Autrement dit, c'est la douleur qui a une valeur éthique (négative).
La physique laplacienne ne peut intégrer la douleur qu'en tant qu'épiphénomène. Il s'agirait d'un phénomène supplémentaire, causé par la disposition des particules dans le cerveau, mais incapable de provoquer quoi que ce soit en retour, puisque les lois gouvernant ces particules suffisent à expliquer le cri. La douleur se produirait dans un univers «mental» parallèle, affecté par l'univers «matériel» mais ne pouvant l'affecter en retour. «Comment savez-vous que les animaux souffrent vraiment? Leurs cris pourraient n'être que des réflexes !» est une objection classique aux arguments développés en faveur des animaux. Et en effet, si la physique laplacienne est vraie, nous ne pouvons pas savoir. Nous ne le pouvons pas pour les autres animaux, mais pas davantage pour les humains, ni même pour nous-même - il se pourrait que nos souvenirs de douleur n'aient pas été causés par une douleur réelle. Tout cela, nous ne pouvons pas le croire, car cela rendrait nos délibérations sans objet.
Si la physique classique est nécessairement épiphénoméniste, par transitivité il en va de même de la neurobiologie, pour autant qu'elle traite de la physique-chimie du cerveau sans faire appel à la mécanique quantique10. La neurobiologie a accompli des progrès spectaculaires dans la connaissance des zones du cerveau et du système nerveux dont l'activation est associée à différentes perceptions, mémorisations, émotions ou mouvements. Elle développe sur cette base la compréhension des similitudes entre différents animaux, humains ou non humains. Mais dans la mesure où elle analyse le fonctionnement du cerveau au moyen du modèle classique, elle est nécessairement épiphénoméniste.
La mécanique quantique
La physique classique a été supplantée par la mécanique quantique. Celle-ci contient des résultats proprement fantastiques, dont certains peuvent être perçus comme des indices signalant que quelque chose échappe à la science actuelle concernant la subjectivité. Toutefois, la mécanique quantique n'a reçu à ce jour aucune interprétation convaincante et intelligible de ce qu'elle signifie sur la marche du monde.
La mécanique quantique, dans sa formulation usuelle prise telle quelle, implique que le monde évolue de façon déterministe tant qu'il n'est pas mesuré. En l'absence de mesures, le monde, gouverné par la seule équation de Schrödinger, serait laplacien. Au moment de la mesure cependant, il «saute» de façon indéterministe vers un état différent, dans un processus qu'on appelle (pour des raisons historiques) «réduction du paquet d'ondes». La mesure est une opération effectuée par un opérateur conscient. Il semblerait que cela signifie que la conscience - l'acte par lequel nous percevons l'état d'un système - modifie ce système d'une façon dont aucun autre processus physique ne peut le faire. Une telle conclusion est cependant difficile à admettre, dans la mesure où l'opérateur n'est lui-même qu'un système physique, qui devrait être gouverné par l'habituelle équation déterministe de Schrödinger.
La réponse dominante à cette contradiction est connue sous le nom d'interprétation de Copenhague de la mécanique quantique. Elle affirme que tout ce qu'on demande à une théorie physique est de prédire correctement des résultats d'expérience. Cette position repose sur une conception opérationnaliste de la science: les entités physiques sont définies par les opérations grâce auxquelles on les appréhende.
Niels Bohr disait11:
Il n'y a pas de monde quantique. Il n'y a qu'une description abstraite de la mécanique quantique. C'est une erreur de penser que la tâche de la physique consiste à découvrir comment est la nature. La physique porte sur ce que nous pouvons dire de la nature.
La physique devient ainsi la science du résultat des opérations de mesure. Il n'est plus fait référence à une réalité sous-jacente, dont l'existence est mise en doute, niée, ou supposée inconnaissable donc dénuée de sens. Cette interprétation dominante de la physique moderne fait place à la sensibilité, mais au prix d'une sorte de solipsisme collectif: seul existe ou importe l'accord «intersubjectif» des observateurs sur leurs perceptions - les observateurs étant implicitement définis comme des humains12, voire, est-on tenté de dire, comme des physiciens quantiques typiques !
L'opérationnalisme de l'interprétation de Copenhague s'oppose au réalisme, selon lequel les choses ont une existence en elles-mêmes, indépendamment de la manière dont nous en prenons connaissance (ou non): le fait qu'un malade ait de la fièvre n'est pas défini par l'accord qui pourrait s'établir entre médecins sur les résultats de certaines procédures appelées «mesures de température».
Notre condition d'êtres sensibles et délibérants fait que nous adhérons nécessairement au réalisme, ou du moins que nous croyons en l'existence d'une réalité autre que notre propre expérience subjective, nos propres perceptions immédiates. Réduire cette réalité aux esprits des autres humains, comme le voudrait l'approche «intersubjective», n'est pas recevable: les autres humains n'ont rien de spécial qui rendrait leur esprit directement perceptible par le nôtre, ou qui rendrait leurs expériences subjectives, telles que le plaisir et la douleur, réelles et importantes pour nous, tandis que la subjectivité des non-humains demeurerait irréelle ou dénuée de sens. En l'état, l'approche «intersubjective» présente un biais spéciste évident. Mais nous ne pouvons pas la convertir en une version non spéciste de l'intersubjectivité, car cela exigerait que nous sachions d'abord qui sont les êtres sensibles dans le monde réel. Or, cela supposerait que nous acceptions au préalable qu'il existe un monde réel, et qu'il appartient à la physique de déterminer qui est sensible.
Par conséquent, nous ne pouvons croire vraie l'interprétation de Copenhague de la mécanique quantique. La physique classique décrivait un monde réel sans subjectivité, la physique moderne, dans son interprétation dominante, intègre la subjectivité (humaine) mais vide la réalité de sa substance. Aucune des deux ne satisfait nos croyances obligées13.
Une philosophie de l'esprit dont l'esprit est absent
La majeure partie de la philosophie contemporaine de l'esprit se veut d'inspiration scientifique. Le dualisme corps-esprit a été majoritairement rejeté. Il est en effet difficilement défendable. Mais la pensée moderne a «résolu» la question de l'articulation entre le mental et le non mental par l'évacuation pure et simple du mental. Cela s'est fait sans bruit, les boîtes «mental» et «non mental» sont restées rangées à leur place sur les étagères des concepts. Simplement, la boîte «mental» a été discrètement vidée de son contenu.
Le fonctionnalisme
Le fonctionnalisme est la théorie la plus répandue aujourd'hui parmi les philosophes de l'esprit. Selon cette théorie, les états mentaux consistent en leurs relations causales avec des stimuli sensoriels, d'autres états mentaux et des comportements. Une chose est un état mental non en vertu de sa constitution, mais de son rôle dans le système auquel elle appartient, de la même façon que ce qui fait d'une chose un carburateur ou un oeil ne dépend pas de la matière dont elle est faite, et de la façon dont elle est construite, mais de sa fonction dans un moteur ou un organisme.
Le fonctionnalisme s'est beaucoup alimenté de réflexions liées au développement de l'informatique, et parfois d'emprunts à la théorie de l'évolution. Il s'est imposé comme théorie dominante, parce qu'il reste dans le domaine des doctrines «matérialistes» (non mystiques), tout en paraissant échapper aux critiques adressées à des doctrines antérieures, en particulier le behaviorisme14.
Le behaviorisme avait pour caractéristique de refuser toute référence à la psychologie, réduisant l'analyse du comportement à des relations rigides entre des inputs (les stimuli) et des output (les mouvements). Cette approche est aujourd'hui unanimement récusée. Les auteurs modernes introduisent de la flexibilité et des chaînons intermédiaires dans le rapport input/output. À la différence des béhavioristes, les fonctionnalistes utilisent des termes du vocabulaire mental tels que «désirs», «croyances», «intentions». Seulement, ils le font de telle sorte que ces termes ne désignent rien en eux-mêmes. Ils sont des noms donnés à des points dans le réseau d'interdépendances qui conduit de l'input à l'output, et sont définis exclusivement par les relations qu'ils entretiennent avec d'autres points. Ainsi le désir «ne pas se mouiller» peut être saisi comme un élément qui, associé à d'autres éléments tels que l'input sensoriel «vision de gouttes», et la croyance «je suis dehors», conduit à l'action «ouvrir un parapluie». Un fonctionnaliste ne dit pas qu'une sensation est un état mental qui a une existence en lui-même. Un élément X n'est défini comme une sensation que parce qu'il a certaines relations avec d'autres éléments d'une chaîne explicative, il consiste entièrement dans le fait d'avoir ce type de relations.
C'est pourquoi le fonctionnalisme est en réalité un néo-behaviorisme: le cheminement qui permet de passer d'un input sensoriel à un output moteur a été expurgé de toute référence à la subjectivité (aux émotions, sensations, préférences... éprouvés par les individus sensibles). Les mots qui, dans le langage courant, désignent des qualia15 sont présents dans les écrits fonctionnalistes, mais les faits auxquels ils renvoient ont été éliminés. On a fait disparaître l'expérience sensible proprement dite, en tant que réalité dotée d'une existence intrinsèque, indépendamment des relations qu'elle peut avoir avec d'autres événements.
Il y a une ressemblance entre cette façon de procéder et celle de la physique classique, qui est demeurée l'idéal-type de la science. Pour cette dernière, le monde se réduit à un ensemble de nombres épuisant la description de chacune de ses composantes à un instant donné, et à des relations (lois) permettant d'en déduire la description à un autre instant quelconque. À côté d'une physique qui ne semble admettre que des choses vides n'existant qu'en relation avec d'autres choses elles-mêmes vides, s'est construite une philosophie présentant les mêmes caractères16.
Le fonctionnalisme permet d'attribuer un esprit aux animaux non humains17. Il est à cet égard non spéciste. A ceci près que les animaux n'y gagnent rien, parce qu'un tel esprit n'a rien à voir avec ce que nous entendons ordinairement par ce terme. On assiste à une redéfinition de l'esprit, de sorte que ce qui est analysé est une notion de conscience dont la conscience est absente. La faculté de ressentir des émotions, et d'y attribuer une valeur positive ou négative, a été éliminée par construction. Parce que la raison pour laquelle il importe aux êtres sensibles d'être dans tel état plutôt que tel autre est absente, rien ne porte à accorder une valeur particulière aux êtres dotés d'un «esprit» ainsi redéfini.
La pensée réduite à l'exécution d'algorithmes
Le fonctionnalisme ne traite pas d'objets concrets mais de relations, indépendamment de leur support matériel: une même relation peut être «exprimée» par des supports différents. Beaucoup d'écrits fonctionnalistes s'appuient lourdement sur l'analogie entre esprit et ordinateur et s'inspirent des travaux menés dans le domaine de l'intelligence artificielle. Le cerveau est conçu comme un ordinateur, et la conscience comme le programme que fait tourner le cerveau.
Les machines pensent-elles, éprouvent-elles des sensations? Selon l'analogie ci-dessus, il semble difficile de répondre par la négative: peu importe qu'un algorithme soit implanté dans un cerveau de chair ou dans une machine de métal et silicone. Pour les tenants de l'intelligence artificielle faible, les machines, équipées de programmes appropriés, simulent la pensée; pour les tenants de l'intelligence artificielle forte, elles pensent. Nous n'allons pas nous arrêter à cette distinction18, car la difficulté est en amont: dans l'assimilation entre des faits mentaux et des algorithmes19.
Un algorithme est un objet abstrait qui n'existe en aucun temps et lieu particulier. En lui-même, on voit mal comment il serait une sensation ou une pensée, ou simulation de celles-ci.
Mais on considère plutôt que c'est «l'exécution» de l'algorithme qui est (ou simule) la pensée. L'exécution consiste en l'application de l'algorithme à un jeu de données initiales, ou plutôt en une transposition des données en états physiques d'une machine. «L'exécution» de l'algorithme consiste alors en une suite finie d'événements physiques se déroulant dans un temps concret. Il n'est aucunement évident de dire en quoi, en tant que tels, ces événements constituent une exécution de cet algorithme particulier. On peut aussi la décrire comme l'exécution de tout autre algorithme opérant sur même jeu de données initiales ou sur un jeu différent. On peut également la décrire sans faire référence à aucun algorithme du tout.
Par ailleurs, on peut décrire n'importe quel événement ou suite d'événements se déroulant dans le monde (une cuiller qui tombe, de l'eau qui bout) comme l'exécution d'un algorithme arbitraire quelconque opérant sur une série arbitraire quelconque de données. Il suffit pour cela d'établir les règles de correspondance adéquates entre les état physiques successifs et les valeurs correspondantes des données. Si l'exécution d'un algorithme suffisait pour produire la conscience (lui était identique), alors la conscience et tous les qualia possibles seraient partout en permanence. Nous devrions conclure à la validité d'une forme extrême de panpsychisme20.
Un algorithme est une «recette», dont l'exécution se déroule pas à pas de façon automatique, sans qu'il soit aucunement nécessaire que le support qui l'exécute lui attribue un sens21. Si certains algorithmes, ou leur exécution, constituent ou engendrent la pensée ou la sensation, alors la sensibilité est superflue. Comme dans la physique classique, la conscience est soit inexistante, soit inopérante. Dans le cadre fonctionnaliste, la sensibilité ne peut exister que sur le mode épiphénoméniste. Mais il nous est impossible de croire que la sensibilité soit un épiphénomène, par conséquent nous ne pouvons croire le fonctionnalisme vrai.
Nous parvenons donc à la conclusion qu'en raison de notre condition d'êtres sensibles et délibérants, nous ne pouvons adhérer à une théorie qui réduit la conscience à l'exécution d'algorithmes22.
Le détournement finaliste du darwinisme
Il est fréquent que le fonctionnalisme s'inspire non seulement de l'informatique mais aussi de la théorie de l'évolution. Il rentre alors dans les caractéristiques, ou dans la définition même de l'esprit, le but que sert la conscience: favoriser la reproduction de l'organisme doté d'un «programme mental». Qu'elles soient associées ou non au fonctionnalisme, certaines interprétations de la théorie de l'évolution participent à une forme de marginalisation de la sensibilité.
Le darwinisme est une théorie scientifique qui, en tant que telle, ne fait appel qu'aux causes efficientes. Il a rendu intelligible la complexité et les transformations du vivant sans qu'il soit nécessaire d'y voir la réalisation d'un projet, l'exécution d'un plan, sans téléologie. Il a cependant, depuis son apparition, engendré un double infidèle qui fait avec obstination exactement l'inverse. Une version contemporaine de ce double s'est développée parallèlement à la sociobiologie. (Il s'agit d'une déformation et non d'un résultat nécessaire de la méthode des sociobiogistes). Cette version s'empare des mots de la théorie de l'évolution pour les mettre au service d'une interprétation adaptationniste et finaliste de la réalité. L'expression «gènes égoïstes», empruntée à Richard Dawkins, en est devenue un support privilégié dans des discours vulgaires ou savants.
L'adaptationnisme consiste à penser que tout caractère présenté par un individu est nécessairement favorable à sa «fitness23», que la sélection naturelle a éliminé tout caractère inutile ou nocif au regard de ce critère. Accolé à l'adaptationnisme, le finalisme a resurgi, non plus sous la forme d'un horloger du monde guidant ses créatures, mais sous celle d'une multitude de minuscules génies manipulant leurs habitacles pour atteindre leur propre but, leur unique but: inonder l'univers de copies d'eux-mêmes. C'est une conception de cet ordre qui inspire l'interprétation «darwinienne» de l'éthique proposée par Michael Ruse et Edward Wilson:
...les êtres humains fonctionnent mieux si leurs gènes les trompent en leur faisant croire qu'il existe une morale objective et désintéréssée à laquelle tous devraient obéir24.
...nous pensons moralement parce que nous sommes soumis aux règles épigénétiques appropriées. Celles-ci nous prédisposent à penser que certaines formes de conduite sont bonnes et d'autres mauvaises. Les règles ne contraignent certainement pas les gens à adopter aveuglément certains comportements. Mais parce qu'elles donnent à la moralité l'illusion de l'objectivité, elles nous élèvent au-dessus de nos désirs immédiats pour nous conduire à des actions qui (à notre insu) servent finalement au mieux nos intérêts génétiques25.
La morale est plutôt une illusion collective des gènes mise en place pour nous rendre «altruistes». La moralité, en tant que telle, n'a pas un statut plus justificateur que n'importe quelle autre adaptation, comme les yeux, les mains ou les dents. Il s'agit simplement de quelque chose qui a une valeur biologique, et rien de plus26.
Cette analyse, appliquée ici à la morale humaine, vaut dans son principe pour tout sentiment ou pensée générateurs d'action. Cette thèse affirme que tous les sujets agissent sur la base d'une conscience fausse: les vrais buts de leurs actes leur échappent, non de façon occasionnelle, non à cause d'une connaissance forcément imparfaite de la réalité, mais parce que leur conscience est nécessairement fausse: il faut qu'elle le soit pour que s'accomplisse l'objectif qu'ils sont destinés à servir. Le seul but véritable est celui d'un système qui les dépasse, tandis que leurs propres buts ne sont que des leurres destinés à les conduire là où la «nature», les «gènes» ou les «lois de l'évolution» ont voulu qu'ils aillent.
Pouvons nous adhérer à cette thèse?
Notre condition d'êtres conscients fait que nous devons réfléchir et décider pour agir. Or, nous ne pourrions pas le faire en croyant notre conscience systématiquement fausse, en nous croyant victimes d'une illusion que nous sommes incapables de dissiper. D'autant que nous ne réfléchissons pas uniquement aux moyens d'atteindre tel but qui s'imposerait à nous comme évidemment désirable. L'aspect souvent le plus difficile d'une décision consiste à trouver la réponse à «Que faut-il vouloir?», à décider du but (c'est aussi la composante la plus complexe de la théorie éthique). Nous ne pourrions pas entreprendre une telle quête si nous pensions qu'elle va nécessairement nous conduire à des buts apparents justifiés par des raisons illusoires, pour servir à notre insu des fins qui nous échappent.
Par conséquent, nous ne pouvons croire vraie la thèse de Ruse et Wilson. Les auteurs se prévalent d'avoir déjoué la feinte de la nature et d'avoir découvert le but caché. Or, si la théorie était vraie, il s'en déduirait que nul ne peut la connaître, puisque l'ignorance est nécessaire pour que le destin assigné par les gènes à leurs véhicules s'accomplisse. Donc le simple fait qu'ils l'aient énoncée démontre qu'elle est fausse.
Le renouveau contemporain de l'éthique évolutionniste ne contient pas en tant que tel de contestation de la sensibilité animale, au contraire. Indirectement pourtant, il renforce des facteurs s'opposant à la pleine reconnaissance de son existence et de ses implications éthiques.
Dans l'approche de Ruse et Wilson, le fait que les sujets éprouvent des sentiments et prennent des décisions n'est pas nié, le fait que leurs pensées influent sur leurs actes ne l'est pas non plus. Par ailleurs, les auteurs conservent du schéma darwinien l'absence de coupure en matière mentale entre les humains et les autres animaux.
Mais parce que nous ne pouvons croire que notre propre conscience soit perpétuellement mystifiée, le fait de prendre au sérieux ce genre de théorie jette un doute sur la réalité de la conscience de ceux auxquels on l'applique (qui ne peuvent être que des tiers). Dans notre contexte culturel, la partition humains/animaux nous revient très vite à l'esprit. Cette «conscience» téléguidée par une volonté de niveau supérieur rejoint rapidement dans nos représentations le séculaire «instinct» ou le moderne «programme», c'est-à-dire fait resurgir l'idée que les être dotés de ce genre de conscience sont en fait des mécaniques.
C'est pourquoi il importe de repérer et récuser le double infidèle du darwinisme, sous ses nombreuses formes. Il importe de rappeler que, contrairement à ses versions déformées, l'apport de Darwin a été précisément de rendre concevable l'évolution de la vie sans supposer qu'elle résulte d'un sens préétabli.
Les caractères présentés par les êtres vivants (et parmi eux les êtres sensibles) ont des causes. La théorie de l'évolution éclaire ce qui favorise la diffusion de certains de ces caractères, et comment des séries de mutations ponctuelles transmises peuvent se cumuler pour amener l'existence d'organismes complexes. Mais les causes (inconnues) qui ont permis l'émergence de la sensibilité, et celles (partiellement éclairées par la théorie de l'évolution) qui ont favorisé sa transmission, ne sont pas dans le schéma darwinien les actes d'agents intentionnels ayant le pouvoir et la volonté de dicter un contenu à la conscience de leurs créatures pour réaliser leurs propres fins.
La «nature», pas plus que les «gènes» ou «l'évolution» ne sont porteurs de sens, de volonté, d'intentions. Seuls les individus sensibles le sont. Il importe de rétablir le caractère non finaliste du darwinisme pour éviter qu'ils n'en soient dépossédés dans nos représentations au profit de ces entités. En effet, ce transfert indu affaiblit notre perception de la réalité des désirs et émotions des seuls êtres qui les éprouvent. C'est une des voies qui facilitent l'oubli de la sensibilité animale.
L'importance du problème matière-esprit pour la cause animale
Beaucoup de connaissances se rapportant à la sensibilité sont déjà disponibles (systèmes nerveux, comportements, etc.). Leur valeur est indéniable. Cependant, on n'a pas la moindre idée aujourd'hui de la manière d'aborder la sensibilité en termes physiques. Une partie significative des études consacrées à l'esprit parlent de la conscience en l'ayant redéfinie de façon à la dépouiller de ce qui fait d'elle une conscience (le vécu subjectif) ou en la traitant comme un phénomène illusoire.
On n'a pas assez mesuré la menace que cette situation fait peser sur les efforts déployés pour améliorer la condition animale, et on ne s'est pas assez préoccupé de la contrer.
La sensibilité animale niée au nom de la science
Tant la physique que la biologie véhiculent en leur état actuel un épiphénoménisme latent. La sensibilité superflue qui lui est inhérente se convertit très aisément en sensibilité absente dès qu'il s'agit d'animaux non humains.
Les thèmes abordés dans cet article peuvent sembler ne concerner que des domaines très abstraits et assez confidentiels de la philosophie ou des sciences. Il pointent cependant sur des facteurs qui permettent quotidiennement de nier la souffrance animale, y compris dans des travaux d'experts en «bien-être» qui servent d'appui aux décisions prises concernant le traitement des animaux. Voici à titre d'exemple ce qu'on peut lire sur une page consacrée au foie gras du site de l'INRA (Institut National de la Recherche Agronomique, France) en réponse à la question «L'acte de gavage est-il une source de douleur?»:
En raison des stimuli qui peuvent y être associés (embucquages répétés plusieurs fois par jour, distension des parois de l'œsophage et du pro-ventricule, risque d'érosion des muqueuses, stéatose hépatique avec compression des viscères), l'acte de gavage est considéré a priori comme une cause de souffrance et douleur. En premier lieu, il est implicite que l'usage de ces notions est inapproprié chez les animaux dans la mesure où elles impliquent une composante psychique et qu'il est alors préférable de lui substituer celle de nociception. Dans le cas du gavage, l'analyse des signaux pouvant correspondre, au niveau du tractus digestif supérieur et du système nerveux, à ceux de la nociception viscérale (inflammation, extravasation, activation de gènes) ne permet pas de statuer sur leur activation27.
Ce passage est représentatif d'une vaste littérature (émanant de scientifiques et de professionnels de l'élevage) qui parle de bien-être animal dans le vide. D'entrée, le sujet même de la recherche est disqualifié par l'affirmation qu'il est inapproprié d'employer des notions ayant une connotation psychique pour les animaux.
Une enquête a été réalisée par Florence Burgat auprès de chercheurs spécialisés dans les conditions d'élevage28 en 1996-97, au moment où on demandait à ces chercheurs de s'orienter vers des travaux sur le bien-être pour répondre à la «demande sociale». Plusieurs d'entre eux manifestaient une réticence certaine à faire un travail qu'ils ressentaient comme n'étant pas de la compétence de techniciens ou de scientifiques, déclarant pas exemple: «Les aspects comportementaux ne sont pas objectivables et on a l'habitude de travailler sur des mesures» (p. 119); «La truie qui ne bouge pas, peut-être qu'elle est bien, peut-être que non, on ne peut pas le dire» (p. 120); «il n'y a pas d'environnement idéal, le tout est de voir comment tel individu s'adapte à tel environnement» (p. 120); «Le bien-être n'est surtout pas un sujet de recherche. Par contre, l'adaptation en est un.» (p. 122); «Le thème du bien-être n'est pas un thème scientifique.» (p. 122). Il est vrai que les réactions de ces chercheurs s'expliquent en partie par le contexte institutionnel: l'introduction du critère de bien-être animal bouleverse leurs pratiques parce que, pendant des années, la qualité de leurs travaux n'a été jugée que par leur contribution à la productivité et à la rentabilité de l'élevage. Néanmoins, il est remarquable que les chercheurs interrogés dans cette même enquête expriment plus facilement une émotion ou une réprobation à propos des conditions de vie des animaux de ferme lorsqu'il peuvent préciser qu'ils s'expriment «sur un plan personnel» ou «d'un point de vue moral», et non pas «en tant que scientifiques», comme s'il allait de soi que la sensibilité n'appartient pas au domaine scientifique (objectif).
Il est inquiétant que, de façon courante, soit affirmé le caractère non scientifique, non objectif, de la sensibilité. C'est une affirmation à la fois fausse et lourde de conséquences. Cette situation autorise des discours où la subjectivité semble échapper au domaine de la connaissance pour être reléguée dans celui des croyances personnelles, que les individus peuvent choisir aussi librement que leur religion.
De plus, concernant la sensibilité animale, il est faux qu'il s'agisse d'un domaine où prévalent spontanément des croyances divergentes. En réalité, chacun sait que les canards, les lapins, les vaches... sont sensibles. Mais les humains ont élaboré depuis des millénaires beaucoup de techniques mentales pour affaiblir leur perception de ce fait. Ces techniques permettent la barbarie envers les animaux à une échelle effroyable: face aux reproches émanant de tiers, ou de sa propre conscience, elles offrent une possibilité de fuite. Il s'est instauré une convention sociale conduisant à ne pas questionner le mensonge selon lequel, faute de preuves tangibles du contraire, beaucoup de personnes seraient spontanément persuadées que les animaux ne sont pas conscients (ou si peu). On a bâti un mythe aux multiples facettes; le mythe dit que la perception immédiate que nous avons de la sensibilité animale est une illusion du sens commun, une illusion que dissipe une réflexion plus rigoureuse permettant d'accéder à la vérité masquée par l'apparence29. On peut se raccrocher au mythe, chaque fois qu'on maltraite et qu'on tue.
Que la science puisse être utilisée à l'appui de ce mensonge constitue un obstacle, dont on a sous-estimé l'importance, à la prise au sérieux de la sensibilité animale. Dans nos sociétés, l'invocation de la science est un très puissant argument d'autorité: affirmer qu'une chose n'est pas scientifique équivaut à affirmer qu'elle n'est pas vraie.
Il nous appartient de trouver un moyen de surmonter cet obstacle sans pour autant adopter une position anti-scientifique, ce qui n'est ni nécessaire ni souhaitable.
Le subjectif est objectif
Nous éprouvons des sensations. La sensibilité consistant précisément en cette perception subjective, il n'est pas besoin d'autre preuve de son existence. La conscience est une réalité du monde. Puisque la science est la connaissance de la réalité, la sensibilité appartient au domaine d'investigation scientifique.
«Tel être est-il sensible ou non?» est une question qui a une réponse. Ce n'est ni une question dénuée de sens, ni une question dont la réponse relèverait de l'opinion personnelle de celui qui se la pose. Repérer et contrer tous les discours qui tentent de la faire passer pour telle est une tâche réalisable dès maintenant; c'est une des tâches à accomplir pour faire tomber la forteresse bâtie pour ignorer les intérêts des êtres conscients.
Il est nécessaire que le mouvement pour les animaux prenne conscience qu'il ne peut pas négliger le problème «matière-esprit». Il faudrait que des personnes s'investissent dans l'étude de la littérature sur ce thème épineux, en ayant à l'esprit son enjeu pour la question animale.
Nous ne devons pas permettre qu'au nom de la science, ou de la pensée savante au sens large, on dénie l'existence et la pertinence de la sensibilité animale. Si la science en son état actuel ne sait pas rendre compte de la réalité incontournable de la conscience, il faut que cela soit explicitement reconnu comme une faille de nos connaissances, et non pas être utilisé pour nier la réalité chaque fois que c'est opportun pour conforter la discrimination spéciste.
Nous devons faire en sorte que la réflexion sur ce thème se développe parmi les militants, et trouver le moyen pour qu'elle ait un impact sur la perception dans le public de la conscience animale.
Une possibilité que nous envisageons est la publication d'une «Déclaration sur la sensibilité» dans laquelle des scientifiques et d'autres penseurs souscriraient à une affirmation de ce type:
La sensibilité est une réalité objective du monde. Qu'à ce jour la physique et la philosophie de l'esprit aient du mal à en rendre compte n'y change rien. L'existence et les implications éthiques de la sensibilité ne doivent pas être niées au nom de la science.
Une telle déclaration, si elle reçoit un appui suffisant, peut changer le «climat» dans lequel travaillent les chercheurs. L'absence ou la négation de la sensibilité cesserait d'être une composante banale de leurs travaux, pour être perçue comme une faiblesse qui doit être reconnue, et à laquelle on doit s'efforcer de remédier à terme.
Il existe d'autre projets émergents autour de cette question de la sensibilité. Leur caractère embryonnaire (et notre difficulté à achever cet article dans les temps...) font que nous n'en parlerons pas ici. De façon générale, notre sentiment est que l'on a sous-estimé ce que pouvait apporter l'exploration de ce fait central: les animaux (humains inclus) sont sensibles. En y travaillant davantage, on découvrira le potentiel considérable qu'elle recèle. En fait, il se pourrait qu'elle conduise à faire basculer la «vision du monde» des humains, et par conséquent leurs comportements.
Sur les auteurs
David Olivier (Monsieur@david.olyvier.name) et Estiva Reus (Estyva.Reus@wanadoo.fr) (remplacer les y par des i) sont les auteurs de nombreux articles parus dans la revue française Les Cahiers antispécistes (http://www.cahiers-antispecistes.org/). Le numéro 23 de cette revue a été spécialement consacré au thème de la sensibilité.
Les questions relatives au darwinisme brièvement évoquées dans cet article ont été plus amplement développées dans l'ouvrage collectif suivant: Yves bonnardel, David Olivier, James Rachels, Estiva Reus, Espèces et éthique: Darwin, une révolution à venir, Tahin-party, Lyon, 2001 (texte disponible sur le site Web de l'éditeur).
1. Darwin lui-même détaille (dans The Descent of Man) les émotions que l'on rencontre chez les animaux, affirmant non seulement qu'ils sont sensibles au plaisir et à la douleur mais qu'on rencontre chez eux la peur, la défiance, la timidité, l'ennui, la curiosité, le désir d'approbation, l'étonnement, le goût pour les impressions vives, l'amour, le sentiment de la beauté. Il leur reconnaît des capacités mentales telles que l'attention, la mémoire, l'imagination, l'apprentissage, la raison, la capacité de former des concepts généraux.
2. Tout sujet auteur de décisions est porteur d'une éthique parce qu'il forme - et traduit en actes - un jugement sur ce qui doit être fait. Même si la complexité et l'abstraction avec lesquelles la réflexion est menée varient selon les individus, ce constat devrait conduire à reconsidérer la pertinence de la distinction stricte qui est habituellement faite entre agents moraux (usuellement les seuls humains, ou une partie d'entre eux), et simples patients moraux (les autres animaux).
3. Le relativisme est une doctrine selon laquelle le bien et le mal n'ont pas de réalité objective: en éthique, il n'y a pas de vérité. Les jugements moraux sont le produit du contexte social ou des préférences personnelles. Il n'existe pas de critère unique et indépendant permettant de trancher entre les points de vue opposés sur ce qu'il est bien de faire.
4. Le solipsisme est la position selon laquelle seuls mes propres états mentaux existent. Les objets, les gens... n'ont pas d'existence indépendante. Ils ne sont que des rêves créés par mon esprit.
5. L'épiphénoménisme est la théorie selon laquelle les faits mentaux sont causés par des faits physiques, mais n'ont aucun effet sur des événements physiques. La conscience est un sous-produit inopérant des événements neuronaux. Elle n'est en rien la cause de nos comportements.
6. On trouve sur le Web diverses versions de cette histoire (vraie?).
7. Pour un exposé plus complet des problèmes soulevés par la physique classique, cf. David Olivier, «Le subjectif est objectif», Cahiers antispécistes n°23, décembre 2003.
8. Selon Pierre Simon de Laplace (1749-1827), physicien et mathématicien français, «Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l'analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome; rien ne serait incertain pour elle, et l'avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux.» (Essai philosophique sur les probabilités, 1814).
9. Il faut y ajouter les champs, ce qui ne semble pas modifier la nature du problème.
10. Certes, la chimie moderne doit beaucoup à la mécanique quantique, mais on s'efforce de confiner les effets qui en relèvent au niveau des micro-objets: à l'explication des liaisons inter-atomiques et des niveaux d'énergie moléculaire. Les molécules elles-mêmes sont rarement traitées comme des objets quantiques, et leur nature quantique ne joue aucun rôle dans la plupart des applications de la chimie, dont la neurobiologie.
11. Cité par Roger G. Newton, The Truth of Science: Physical Theories and Reality, Harvard University Press, Cambridge, Mass., 1997, selon cette page Web.
12. Dans la fameuse expérience de pensée du chat de Shrödinger, il est évident qu'on ne considère pas le chat comme un être capable d'effectuer une mesure sur le système. La raison en demeure obscure: suppose-t-on que le chat n'a pas d'esprit? ou qu'il en a un mais pas du type qu'il faudrait? ou que l'existence de l'esprit d'un chat est une question dénuée de sens?
13. Une interprétation alternative de la mécanique quantique mérite d'être mentionnée: la théorie des mondes multiples. Elle soutient que le monde évolue en permanence selon l'équation de Shrödinger, qu'il n'y a pas de «réduction du paquet d'ondes», ce qui permet de maintenir une interprétation réaliste de la physique. Malheureusement, il s'agit aussi d'un retour à la physique laplacienne. La théorie des mondes multiples contient des éléments d'un grand intérêt pour la question de la sensibilité. Cependant, en tant que telle, elle ne fait pas mieux que la physique classique, laplacienne.
14. Il répond aussi à certaines des objections adressées à la théorie de l'identité. (La théorie de l'identité soutient que les états et processus de l'esprit sont identiques aux états et processus du cerveau).
15. Le terme qualia (singulier quale) renvoie à l'aspect phénoménal de notre vie mentale, celui auquel on accède par introspection. On l'emploie pour désigner la dimension subjective de l'expérience consciente, ce qu'on ressent dans des états mentaux tels qu'avoir mal, voir du bleu, sentir une odeur de café, être en colère, etc.
16. Bien que la pensée fonctionnaliste soit influente, il serait faux de prétendre qu'elle représente l'ensemble de la philosophie contemporaine de l'esprit. Au contraire, c'est principalement de philosophes qu'est venue la contestation du fonctionnalisme, précisément parce qu'il élimine la sensibilité, le vécu subjectif.
17. Il en va souvent différemment d'une autre voie de la philosophie qui elle aussi traite de l'esprit en laissant de côté les sensations et émotions: celle qui cherche à définir la conscience par des critères logico-linguistiques, à partir des propriétés qu'auraient les propositions relatives à la conscience. On dira par exemple que la conscience est telle que les propositions qui s'y rapportent ne dépendent pas de la vérité des propositions qu'elles contiennent. (La proposition «Marie pense qu'il est 5 heures» peut être vraie même s'il est 4h). Ce courant, qui centre sa réflexion sur des propriétés verbales, produit chez certains de ses représentants l'affirmation que les animaux ne pensent ou ne ressentent pas parce qu'ils ne possèdent pas le langage ce qui leur interdirait de posséder des concepts.
Au contraire, une philosophe fonctionnaliste, Joëlle Proust, a consacré récemment deux ouvrages au thème de l'esprit des animaux: Comment l'esprit vient aux bêtes. Essai sur la représentation, Gallimard, 1997; Les animaux pensent-ils?, Bayard, 2003.
18. Le débat sur la possibilité de créer un jour des artefacts conscients n'est pas ce qui nous intéresse ici.
19. Un algorithme est une suite finie d'instructions qui, partant d'un état initial donné, conduisent à l'état final correspondant. Par exemple, une recette de cuisine est un algorithme. Dans la physique classique (laplacienne), la série des lois physiques constituent un algorithme permettant de calculer l'état du système à un instant quelconque t2 connaissant son état à un autre instant t1. Un programme informatique est un algorithme décrivant la série ordonnée d'étapes à parcourir pour accomplir une tâche déterminée. Il se présente comme une série d'instructions de ce type: «Si la machine se trouve dans l'état Ea et qu'elle reçoit l'input Ib, elle doit passer à l'état Ec et produire l'output Od.».
20. Le panpsychisme est la théorie selon laquelle l'esprit est présent partout dans l'univers. Selon cette doctrine, ou du moins certaines de ses variantes, tous les objets (les rivières, les planètes, les montres, les molécules...) sont conscients.
21. C'est précisément ce constat qui a conduit John Searle à rejeter les approches qui assimilent l'esprit au software et le cerveau au hardware dans son célèbre argument de la «chambre chinoise»: pour l'ordinateur, note Searle, les objets qu'il manipule ne sont pas des symboles et les règles opératoires ne sont pas une syntaxe. Les opérations qu'il exécute ne sont perçues comme douées de sens que du point de vue de sujets conscients, extérieurs au système.
22. A l'opposé des fonctionnalistes, Roger Penrose, sur l'exemple de la compréhension mathématique, a développé des arguments tendant à prouver que la pensée n'est pas réductible à un processus alogorithmique. Cf. ses deux ouvrages: L'esprit, l'ordinateur et les lois de la physique, InterEditions, 1993; Les ombres de l'esprit, InterEditions, 1995.
23. La «fitness» d'un individu désigne sa capacité à transmettre son génotype aux générations suivantes. Une mesure simple (mais incomplète) en est le nombre d'enfants vivants qu'il engendre.
24. Michael Ruse et Edward Wilson (1986), «Moral Philosophy as Applied Science», Philosophy, 61, p. 179.
25. Id., p. 180.
26. Michael Ruse (1993), «Une défense de l'éthique évolutionniste» dans Jean-Pierre Changeux (dir.), Fondements naturels de l'éthique, Odile Jacob, Paris, p. 59.
27. Extrait d'un article mis en ligne le 15-12-2004.
28. Le compte rendu de cette enquête se trouve dans Florence Burgat, Les animaux d'élevage ont-il droit au bien-être?, INRA éditions, Paris, 2001, pages 105-133.
29. L'exemple le plus connu en est la thèse cartésienne de l'animal-machine. Mais l'extension des pensées qui contiennent un déni de la sensibilité animale va bien au-delà. Il reste beaucoup à faire pour les repérer, car beaucoup d'entre elles ne se présentent pas comme telles. Ainsi, en éthique, nombre d'auteurs soutiennent que le critère délimitant les patients moraux n'est pas la sensibilité, mais une faculté X (la culture, le langage, l'individualité, la liberté, la conscience de soi...) n'appartenant qu'à un sous-ensemble des êtres sensibles. Or, ils décrivent souvent la faculté X de telle manière qu'on n'arrive pas à se représenter un être qui en est dépourvu autrement que comme un automate.