Sur Colin McGinn, «The Mysterious Flame»

Par David Olivier Whittier

Texte mis en ligne le 2 janvier 2005 sur le blog «potirons».

J'ai fini de lire le McGinn la nuit du 25 au 26 décembre, chez mes parents où j'étais pour Noël. C'est un livre qui se lit bien; 231 pages assez peu serrées, annoncé comme destiné au grand public. C'est peut-être en partie pour cela qu'il m'a laissé un sentiment global de manque de rigueur, l'impression de suggérer souvent des idées floues plutôt que d'argumenter des idées précises. En même temps, c'est peut-être inévitable dans le domaine du mind/matter. C'est que pour désigner la sensibilité, le fait brut de ressentir quelque chose, il semble difficile d'aller au-delà de l'appel à l'expérience directe que le lecteur a de sa propre subjectivité et à sa bonne volonté pour la constater et la caractériser dans les mêmes termes que l'auteur. Un autre livre, que je suis en train de lire et dont j'espère faire un compte-rendu ultérieurement – Galen Strawson, Mental Reality - me semble, malgré son argumentation beaucoup plus serrée, souffrir, en définitive, du même défaut.

La sensibilité prise au sérieux

Un premier sentiment – réjouissant, rafraîchissant – que je tire de la lecture du livre de McGinn et du début de celle de Strawson vient simplement de la prise au sérieux par ces auteurs de l'existence de la sensibilité en tant que telle et du constat qu'ils font de l'impossibilité qu'il y a à rendre compte de cette sensibilité dans le cadre de nos conceptions actuelles de la réalité physique. On est loin du fonctionnalisme qui dominait sans partage dans le monde encore récemment (si je ne me trompe), et qui domine encore largement en France.

«Aussi commune que le sang et les os»

Un deuxième sentiment est le plaisir de voir Colin McGinn mentionner dès les premières pages qu'il est végétarien (p. 8). Il le fait entre parenthèses, et sans ajouter d'explication particulière; par ailleurs, il n'aborde nulle part la question du statut éthique des animaux. Je ne tiens pourtant pas cette mention pour triviale. Ne pas consommer les animaux, c'est être libre de reconnaître pleinement leur caractère d'êtres sensibles. C'est peut-être bien parce que la plupart des penseurs consomment les animaux qu'ils tendent à évacuer la question de la sensibilité elle-même, qu'ils perçoivent comme «purement matérielle» et non problématique dans ses rapports avec la physique (et souvent comme identique dans son principe à la «sensibilité» manifestée par les plantes à différents agents), pour se focaliser sur des caractéristiques mentales réputées supérieures et spécifiquement humaines, comme la «conscience de soi», la raison ou la capacité à «dépasser ses instincts». À l'inverse, le mind dont s'occupe McGinn, et qu'il perçoit comme hautement problématique dans ses rapports avec notre conception de la physique, c'est la sensibilité elle-même, à son niveau élémentaire:

La conscience n'est pas le sommet de l'évolution, ce n'est pas le chef-d'œuvre d'ingéniérie organique le plus impressionnant à ce jour. La conscience, selon moi, est un trait biologiquement primitif et simple, relativement à d'autres phénomènes. La conscience au sens considéré ici est un élément des plus anciens de notre équipement biologique. Je vous rappèle que nous parlons du phénomène de la sensibilité [sentience], du fait de ressentir, de voir, de sentir un odeur, et ainsi de suite. Nous ne nous parlons pas particulièrement de la conscience de soi, de la capacité à réfléchir à ses propres états conscients. La sensibilité fait partie de notre perception sensorielle du monde au niveau le plus simple, dont dépend notre survie même. Elle est possédée aussi par une très large gamme d'animaux, des chauve-souris aux oiseaux, des éléphants aux fourmiliers, des crocodiles aux poulpes. Il me semble probable que de nombreux insectes possèdent une sensibilité primitive - ils ont bien en tout cas des yeux et des oreilles, et un cerveau pour interpréter ce qu'ils sentent. La sensation de douleur est certainement un trait extrêmement répandu dans la vie animale. La conscience est aussi commune que le sang et les os. (pp.62-63)

La sensibilité ainsi conçue se place d'emblée comme un phénomène du monde, et non un phènomène spécifique à l'«Homme» placé hors du monde. Ainsi, l'auteur ne tombe pas dans la fuite en avant que constitue la mise en exergue de la grande complexité des phénomènes mentaux humains, complexité qui permet si souvent de se masquer les yeux pour ne pas voir la difficulté fondamentale qu'il y a à rendre compte de la sensibilité – aussi élémentaire soit-elle – dans le cadre de nos conceptions actuelles du monde, c'est-à-dire de la physique.

Le mystérianisme

Colin McGinn est un auteur important dans le domaine; mais comme je suis un ignare, je n'en avais encore jamais lu une ligne. Bien que l'auteur y renvoie fréquemment à d'autres de ses textes d'un caractère plus technique, The Mysterious Flame donne, me semble-t-il, un bon aperçu de ses thèses, que je crois pouvoir résumer en trois points:

  • La sensibilité – le fait de ressentir quelque chose – est une réalité du monde, tout comme les choses «physiques» au sens classique du terme.
  • Il nous est impossible aujourd'hui de comprendre l'articulation entre la sensibilité et ces choses «physiques».
  • Il ne nous sera sans doute jamais possible de comprendre cette articulation, en raison des limites intrinsèques de notre intellect.

Je suis personnellement convaincu des deux premiers points. Le troisième, par contre, correspond à une idée à laquelle je n'avais jamais sérieusement réfléchi. A priori, je l'aurais spontanément associée à une position mystique. Mais Colin McGinn ne se réclame pas du mysticisme, mais du mystérianisme (en anglais: mysterianism) - et ce n'est pas la même chose. Une bonne part de son ouvrage consiste à défendre le fait qu'il peut être parfaitement rationnel de tenir que certaines choses sont au-delà de nos capacités intellectuelles, et que le rapport matière/esprit est de ce nombre. Sur le premier point il a certainement raison; il existe des démonstration mathématiques aussi longues que l'on veut (exemple trivial: démontrer que le quarante-millième chiffre après la virgule de π est 1), et il est certain qu'aucun esprit humain n'est ni ne sera jamais capable de comprendre une démonstration, par exemple, de mille milliards de pages. Je me sens moins convaincu, par contre, par son argumentation selon laquelle le rapport matière/esprit est du nombre de ces problèmes à jamais insolubles.

En tout cas, même si certains rapports peuvent exister entre le mysticisme et le mystérianisme, il s'agit bien de deux positions distinctes – n'en déplaise à Greg Egan, qui dans son roman de science-fiction L'Énigme de l'univers décrit un mouvement auto-proclamé «mystérien» fédérant à travers la planète les passions réactionnaires collectives de refus du «désenchantement du monde» résultant du progrès de la connaissance scientifique, et de rejet, donc, de cette connaissance, tenue soit pour fausse, soit pour peut-être juste mais nocive.

...

Suite à une prochaine fois. Ben oui... J'aurais bien aimé arriver à finir au moins ça. Mais il me reste à développer plusieurs points. Entre autres, pourquoi je ne suis pas convaincu par cette position mystérienne. Et les remarques très intéressantes de McGill sur la non-spatialité de la sensibilité. Et aussi, sur ma perplexité face à son acceptation comme évidente de l'existence du self, de l'individu comme objet permanent dans le temps, comme sujet nécessaire des expériences.

Bibliographie

Colin McGinn, The Mysterious Flame: Conscious Minds in a Material World, éd. Basic Books, New York, 1999.

Greg Egan, Distress, éd. Orion/Millennium, Londres, 1995, trad. française L'Énigme de l'univers, éd. Robert Laffont/Ailleurs et Demain, Paris, 1997. Site Web de Greg Egan.