Réflexions sur la Veggie Pride

Par David Olivier Whittier

Cet article a été publié dans le numéro 21 des Cahiers antispécistes (février 2002), et peut se lire aussi sur le site de la revue.

Il a été republié, ensemble avec des textes d'autres auteurs, dans la brochure Réflexions sur la Veggie Pride.

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Végétarisme = végétarisme pour les animaux

La Veggie Pride affirme la fierté d'être végétariennepour les animaux. Cela ne veut pas dire que d'autres thèmes, comme la santé ou le tiers-monde, doivent être censurés – il est certainement nécessaire par ailleurs de répondre à la propagande «médicale» qui affirme l'impossibilité de se passer de l'exploitation animale – mais que la question animale doit occuper la place centrale qui lui revient légitimement comme motivation pour le végétarisme. Les animaux sont les premiers concernés par le fait qu'on les mange ou non.

Vouloir imposer cela est en quelque sorte «non démocratique» vis-à-vis des personnes qui sont végétariennes pour d'autres motifs. Mais nous devons assumer cet acte, parce que mettre en avant un végétarisme pour d'autres motifs, c'est d'une certaine façon voler la parole aux animaux. Le végétarisme est, qu'on le veuille ou non, d'abord «à propos» des animaux et de leur non-meurtre, de leur non-exploitation.

Cette restriction est essentielle. Je ne verrais pas l'intérêt d'une Veggie Pride où tout serait mélangé et que les médias interpréteraient comme un énième défilé anti-malbouffe. Numériquement, je ne pense pas qu'une telle restriction élimine beaucoup de monde. Aujourd'hui, de plus en plus de personnes végétariennes disent ouvertement qu'elles le sont pour les animaux. Ce n'était pas le cas il y a quelques années seulement. Aujourd'hui on ose davantage l'affirmer – au moins entre nous. Nous devons faire de même sur la place publique, sans nous cacher derrière le discours consensuel «santé/nature/tiers-monde».

Je pense même que beaucoup de personnes (sinon toutes) qui se disent et même se pensent végétariennes pour d'autres motifs le sont en réalité pour les animaux; mais elles n'osent pas l'avouer, y compris parfois à elles-mêmes. La Veggie Pride doit être une sortie du placard, pour le végétarisme, au sens plein, et donc aussi une sortie de nos placards intérieurs, pour affirmer que nous sommes végétariennes pour les animaux.

Enfin, «je suis fière d'être végé pour ma santé» me semblerait une proposition aussi incongrue que «je suis fière de ne pas fumer pour ma santé». C'est parce que notre végétarisme est un refus du massacre qu'il est logique que nous en soyons fières.

La végéphobie

Par son nom, évidemment, la Veggie Pride fait référence aux Gay Pride, puis Lesbian and Gay Pride, qui se déroulent dans de nombreuses villes depuis les années 1970. Je pense que le parallèle est fructueux, et que certains concepts militants homos s'appliquent aussi bien dans le cas du végétarisme. En particulier, on peut repérer et dénoncer dans nos sociétés une végéphobie, une hostilité envers les personnes qui refusent leur participation au grand massacre. Par la Veggie Pride nous revendiquons le fait de «sortir du placard». Mon expérience personnelle, et le témoignage d'autres personnes, me font penser que c'est loin d'être toujours facile, et que nous devons faire face pour cela à une réelle volonté de nous faire honte du fait de nous soucier des animaux non humains.

Lorsqu'un crime collectif se commet, on se méfie de la personne qui refuse d'y participer; on a du mal à croire qu'elle ne porte pas de jugement, qu'elle ne condamne pas en silence, et qu'un jour elle ne dénoncera pas. La végéphobie témoigne ainsi implicitement du fait que, dans le fond, tout le monde sait que nous avons raison; tout le monde sait que tout le monde devrait cesser de manger les animaux. Cette honte qu'on nous renvoie, ce «Hitler était végétarien» qu'on nous lance avec tant de désinvolture, ne sont que l'envers de la honte qu'éprouvent les personnes qui participent à ce crime collectif.

Il y a de trente-six façons pour le végétarisme d'être «dans le placard». Le premier placard, c'est celui de tant de personnes qui mangent la viande, en refoulant toute interrogation au sujet de cet acte. D'autres admettent leurs doutes, mais ne sautent pas le pas, devant la pression de la famille, des collègues, des clients, des amies. D'autres sont végétariennes, mais chez elles seulement, lorsque personne ne les regarde. D'autres le sont pour de bon mais en évitant les repas de famille, en apportant leurs sandwichs au travail plutôt que d'aller à la cantine, en fuyant toutes les occasions où on risquerait de remarquer leur... particularité.

Un mot sur les cantines: puisque les végétariennes se cachent, les cantines sont rarement confrontées à l'exigence de repas sans viande. Mais quand elles le sont, elles semblent manifester une résistance toute spécifique, que ne justifient pas les contraintes techniques mises en avant. Elles accepteront plus facilement de préparer d'autres types de repas particuliers. Il est à noter qu'un même repas sans viande peut facilement satisfaire aussi aux exigences juives et musulmanes – et peut même satisfaire tout le monde! Du point de vue de l'organisation, un menu unique, végétalien, constituerait une simplification et non une complication. Mais tout se passe comme si les viandistes non seulement se permettaient de manger les animaux, mais se sentaient dans l'obligation de le faire.

Le végétarisme n'est pas interdit par nos lois, mais tend à être considéré comme un signe de sectitude par les autorités, et, en tant que tel, subit une répression officieuse. Par ailleurs, les autorités médicales françaises mentent systématiquement au sujet du végétarisme et encore plus du végétalisme, diffusant l'idée de l'impossibilité d'une alimentation humaine indépendante de l'exploitation animale1. Ces avis aberrants font planer une menace légale contre les personnes qui veulent élever leurs enfants sans viande; cela n'est pas un motif suffisant pour les leur retirer, mais fera figure de circonstance aggravante en cas de problèmes sociaux ou autres. En même temps, il sera plus difficile à ces parents de trouver des conseils pédiatriques et diététiques objectifs et adaptés, l'attitude du corps médical se cantonnant souvent dans le rejet. En somme, si le viandisme n'est imposé par aucune loi écrite, sa remise en question est systématiquement marginalisée2.

Le placard «santé/nature/tiers-monde»

Le végétarisme peut sortir d'un placard pour rentrer dans un autre; dans un placard semblable aux ghettos où s'enferment parfois les homosexuelles. Il ne s'agit plus alors de cacher son végétarisme, mais de masquer autant que possible la critique implicite qu'il représente de l'ordre spéciste, en lui trouvant toutes sortes d'autres motivations et en le présentant comme strictement personnel. Il y a quelques années, lors d'une conférence sur l'«alimentation alternative» donnée à Lyon, j'ai interpellé les intervenants sur le fait qu'ils ne parlaient pas des premiers concernés, à savoir les animaux. L'un d'eux m'a répondu qu'il était lui-même végétarien de longue date, et l'était pour les animaux; mais qu'il en avait eu vite assez de l'agressivité des gens à son égard. Il se présentait depuis lors comme végétarien pour sa santé.

Au moins avait-il le mérite d'être clair sur cette question. Mais je crois que ce sont ces mêmes raisons qui poussent tant d'associations et de personnes végétariennes à parler si peu de la question animale. Souvent font-elles même une véritable surenchère de discours naturalistes et humanistes; comme pour se laver à tout prix du soupçon de prendre au sérieux les intérêts des non-humains. Ce sont ces discours qui forment l'image du végétarisme dans le grand public; du moins, l'image que l'on se plaît à en retenir, lorsque l'on recherche le consensus. «Ah, vous êtes végétarien, sans doute ne buvez-vous donc pas non plus d'alcool...» – cela, je l'ai entendu mille fois. Par contre, lorsque la personne est d'humeur moins consensuelle, elle me lance plutôt que Hitler était végétarien et aimait (comme moi) les animaux. Je pense donc que ce placard «santé/nature/tiers-monde» ne trompe réellement personne; il fonctionne comme un simple euphémisme.

Les animaux élevés et tués ne le sont pourtant pas par euphémisme. Notre sortie du placard doit aussi être la leur: la mise sur la place publique de notre existence, et de leur existence. Nous refusons de manger les animaux parce que nous reconnaissons l'existence et l'importance de leurs intérêts; la Veggie Pride vise à nous permettre de dire que nous existons, de dire pourquoi nous existons, et donc de dire que eux, aussi, existent.

Veggie Pride, pas Antispé Pride

Je ne pense pas que l'on doive revendiquer une fierté pour une idée, pour une conviction. Or l'antispécisme est en soi une question d'idées. Le végétarisme en est une conséquence pratique évidente; mais la réciproque n'est pas vraie. En tout cas, beaucoup de personnes refusent de manger la viande par éthique, par compassion, par sens de la justice envers les animaux, sans avoir jamais entendu parler d'antispécisme. Je crois que ce refus de la viande – fondé sur ces motifs – est en soi un motif légitime de fierté.

Il est nécessaire de poursuivre la réflexion antispéciste proprement dite; mais on ne doit pas la concevoir comme l'unique mode de mobilisation et de lutte contre l'exploitation animale, voire contre le spécisme. Indépendamment des positions que les personnes peuvent avoir ou non sur des thèmes comme l'égalité animale, l'anti-naturalisme, la prédation et l'alliance avec d'autres luttes (antiracisme, féminisme, inégalités économiques...), le végétarisme reste la «moindre des choses» dans notre relation avec les êtres sensibles non humains; c'est une moindre des choses aujourd'hui rare, et dont le développement est une condition nécessaire pour le progrès d'une réflexion collective dans une direction antispéciste.

Revendiquer nos droits

Je ne conçois pas la Veggie Pride comme devant revendiquer que tout le monde cesse de manger les animaux. Je la vois comme une manifestation pour exiger notre droit à la pleine reconnaissance sociale et à la pleine liberté d'expression en tant que personnes qui sommes solidaires des animaux, et donc ne les mangeons pas et estimons illégitime que quiconque les mange.

Un schéma à double détente, en somme: par la Veggie Pride nous n'exigeons pas la fin du viandisme, mais exigeons de pouvoir l'exiger...

Cela peut paraître une distinction subtile, mais je crois qu'elle est essentielle. C'est un peu la même différence qu'entre partager les idées d'une personne et défendre son droit à les exprimer. Cette distinction est en principe reconnue dans nos sociétés démocratiques. Nous pouvons dès à présent, au nom des principes mêmes de la démocratie et des droits humains, exiger non que l'on se plie à nos idées, mais que l'on admette pleinement notre droit à les exprimer au grand jour et à ce qu'elles soient prises en compte avec sérieux, et non écartées et diffamées d'emblée.

Faire reconnaître ici et maintenant des droits d'animaux

Une réaction que nous pouvons facilement avoir est qu'il est spéciste de mettre l'accent sur nos droits d'êtres humains, et sur l'oppression végéphobe dont nous sommes victimes, plutôt que sur le sort des animaux non humains, qui est bien pire que le nôtre.

Cela peut sembler logique; c'est en tout cas une attitude que j'ai eue pendant longtemps, au moins en partie, et que je crois nécessaire de critiquer. Pour logique qu'elle semble, elle est aussi paradoxale: au nom de l'antispécisme, elle nous amène en quelque sorte à opposer les droits des animaux aux nôtres. Et si au contraire nous considérions nos droits comme des droits d'animaux – puisque nous sommes des animaux?

Dans notre société il est bien admis que l'on défende ses propres droits, ses propres intérêts. Si par contre on cherche à défendre ceux d'autrui, on se voit facilement retorquer «de quoi vous mêlez-vous?». C'est là une des difficultés que nous avons pour défendre les animaux non humains.

Mais en fait, ce qui compte comme «nos propres» droits et intérêts est aisément extensible, par identification. En cas d'attentat contre une communauté donnée, par exemple, on admettra très bien que d'autres membres de la même communauté manifestent ou soient reçus par les autorités. On ne leur dira pas «de quoi vous mêlez-vous, ce n'est pas vous-mêmes qui avez été blessés ou tués!». Au contraire, on pensera: «c'est logique, ils se défendent». On le dira même si les personnes qui manifestent ne sont en fait pas elles-mêmes menacées. La communauté juive en France s'est émue du procès antisémite mené il y a deux ans contre treize juifs en Iran. Pourtant, les juifs en France risquaient peu de subir eux-mêmes le même sort! Cela n'empêcha pas qu'on les entende, en considérant là encore qu'ils «se» défendaient.

Cette identification peut fonctionner de bien d'autres façons encore: entre membres d'une même religion, d'un même groupement historique (les harkis...), d'une même préférence sexuelle, et ainsi de suite. Je crois que, puisque nous nous reconnaissons comme des animaux – comme des êtres sensibles, doués d'une subjectivité – et comme des êtres solidaires de tous les animaux, et en particulier de ceux qui sont élevés et abattus pour la viande, nous devons nous identifier à ces animaux.

La plupart des humaines se considèrent comme tout à fait autre chose que des animaux. Nous, nous reconnaissons que nous sommes du même groupe que tous les animaux. Nous somme chacune du même groupe que les cochons que l'on égorge dans les abattoirs; même si nous ne risquons pas, individuellement, de subir ce même sort.

Il suffit de faire ce choix dans notre propre tête pour que quelque chose d'un peu magique se passe. Il est faux de dire qu'aujourd'hui, les animaux n'ont pas de droits reconnus par la société. Nous avons des droits reconnus par la société – nous qui sommes des animaux, qui sommes du même groupe que les cochons que l'on égorge. Ce groupe n'est donc pas entièrement privé de droits. Les animaux ont les droits que nous avons. Nous ne devons pas avoir honte de nous prévaloir pleinement de nos droits, pour nous, et pour ceux des membres de notre groupe qui n'ont pas notre chance.

Notre double appartenance

Nous devons, par exemple, exiger des repas végétaliens dans les cantines; et nous ne devons pas nous contenter de trois feuilles de salade et d'un morceau de pain: nous devons exiger que ces repas soient aussi bons que les repas viandistes. Ce faisant, nous ne cautionnons pas les repas viandistes; nous affirmons simplement que nous n'avons pas à être privées de la plénitude de nos droits d'êtres humains sous prétexte que nous sommes solidaires des animaux non humains.

Car c'est bien de ces droits-là que la Veggie Pride exige le respect. Nous appartenons pleinement à deux groupes; nous sommes leur intersection. Nous sommes des êtres humains, faisons pleinement partie du groupe dont les membres se voient reconnaître des droits égaux; et nous sommes des animaux, faisons pleinement partie du même groupe que les cochons qu'on égorge. Nous devons exercer les droits qui découlent de cette première appartenance – et en particulier, le droit à participer au débat public – sans oublier ni cacher un instant la seconde.

La double appartenance est une position difficile; on nous sommera facilement de choisir. Je vois beaucoup de parallèles avec la situation historique, et encore actuelle, des juifs. La double appartenance fut et reste un des reproches majeurs faits à leur égard. Une réaction possible est de la nier; comme en témoigne le patriotisme souvent exacerbé de beaucoup de juifs des deux côtés du Rhin avant 1914. Les résultats de cette stratégie ne furent pas très probants. Il en va de même, à mon sens, de l'humanisme exacerbé de beaucoup de végétariennes.

Au lieu de cela, je pense que nous devons lutter pour faire admettre pleinement notre double appartenance; et que nous le pouvons, au nom même de la démocratie. Celle-ci est ambiguë à cet égard: d'un côté elle admet la pleine liberté de pensée, et de l'autre elle exige une allégeance unique et inconditionnelle à son égard. Je ne crois pas qu'elle puisse faire les deux. Nous devons exiger de jouir pleinement des droits qu'elle nous reconnaît, sans cacher que nous le faisons par solidarité avec des êtres auxquels elle n'en reconnaît pas.

La notion de fierté

Il y a eu des réticences par rapport à cette notion de fierté que met en avant la Veggie Pride; je peux être en partie d'accord avec certaines d'entre elles dans une perspective théorique étroite, mais je ne les crois pas justifiées dans la réalité.

En effet, pour la logique utilitariste – celle dont je me réclame – ce qui importe, c'est de juger moralement les actes, et non de condamner ou de louer leurs auteures. Ni la fierté, ni son contraire, la honte, ne font partie des concepts fondamentaux de l'éthique qui est la mienne.

Mais si cette éthique ne valide pas, à ce niveau théorique, la notion de fierté, elle ne la condamne pas non plus. La fierté n'est pas une notion purement éthique; elle est essentiellement sociale. C'est face aux autres que nous sommes fières. Admettre que nous accordons une importance au regard des autres, comme le fait n'importe quel chimpanzé dans sa tribu, c'est admettre que nous ne sommes pas de purs êtres de raison, de purs esprits. La militance antispéciste a paradoxalement eu trop eu tendance à se réfugier dans un intellectualisme désincarné, à privilégier exclusivement cette «raison» que l'on dit spécifiquement humaine; sans doute par défense face au mépris qui rejaillit sur quiconque se préoccupe des animaux non humains. L'antispécisme s'est lui aussi, ce faisant, mis dans un placard. Il ne s'agit évidemment pas pour moi de renier ma raison, pas plus que de renier mes pieds ou mes mains; mais c'est une raison d'animal, et cela non plus je ne veux pas le nier.

La Veggie Pride met en avant une fierté modeste. Le végétarisme est peut-être le plus modeste des motifs de fierté. Pas besoin d'avoir inventé la poudre, d'être prix Nobel. Le prix Nobel de littérature Isaac Bashevis Singer disait que la chose dont il était le plus fier dans sa vie, c'était d'être devenu végétarien. Aux Jeux Olympiques de la fierté végétarienne, nous voulons être six milliards sur le podium. Notre fierté, c'est d'être des êtres sensibles, au double sens du terme, qui prenons en compte les autres même quand ils sont différents de nous. Notre fierté, c'est d'avoir fait la moindre des choses, une chose très importante mais élémentaire, que tout le monde devrait faire et peut faire. Pourtant, les autres ne la font pas, cette chose, et nous, nous la faisons; n'est-il pas juste que nous en soyons fières, et que nous le disions?

Certaines personnes, en particulier dans les milieux militants radicaux, rejettent l'idée de fierté végétarienne. La raison en est souvent à mon sens qu'elles sont trop fières pour revendiquer une fierté si modeste!

D'autres nous reprochent de vouloir nous couper des viandistes en manifestant notre fierté. Mais, en fait, celle-ci nous place moins au-dessus des autres que face aux autres; elle dit l'importance que nous accordons au regard d'autrui et au lien avec l'ensemble de la société. Ce lien ne peut exister pleinement que si nous refusons de taire ce que nous pensons et ressentons. Je crois que l'on ne peut faire de politique en se plaçant à l'extérieur de la société; et ceci, aussi acerbe que puisse être notre critique de cette société.

Enfin, l'affirmation de notre fierté représente une solution au moins partielle au problème posé par la condamnation morale qu'il est nécessaire de porter à l'encontre des actes viandistes. «Du point de vue des animaux, tous les êtres humains sont des nazis», disait encore I.B. Singer. Cela est vrai, et il importe de le dire; cela est vrai du point de vue des animaux maltraités, mais cela est faux au regard de la réalité psychologique et sociale. Les nazis ont innové dans l'horreur, ont aggravé ce qu'il y avait de négatif dans la culture qu'ils avaient reçue; les viandistes ne font que perpétuer des horreurs déjà inscrites dans leur culture. Là encore, plutôt que nous en tenir à une logique désincarnée, selon laquelle ces actes sont condamnables, et notre refus d'y participer simplement «normal», je pense que nous pouvons avoir plus d'indulgence pour les viandistes, et plus de fierté pour nous-mêmes. Refuser de participer au massacre peut nous paraître évident, aujourd'hui; admettons que cela n'a pas toujours été le cas, que cela a souvent été difficile. Dénoncer la végéphobie, c'est aussi témoigner de ce que nous avons subi, et par là moins condamner, et plus comprendre, les hésitations des autres à faire le même pas.

Il reste que les animaux non humains sont effectivement traités aujourd'hui comme le furent les humaines victimes des nazis. Je crois que nous pouvons encore le dire; que les deux approches doivent être conjuguées. La réalité contradictoire dans laquelle nous vivons, la banalité de ce mal immense, ne permet pas un discours univoque.

1. De plus en plus, la propagande viandiste admet la possibilité du végétarisme, à condition de continuer à manger du lait et des œufs. Mais en même temps elle cherche à vider ce végétarisme de son sens. Ainsi Jean-Marie Bourre, neurologue spécialisé dans cette propagande, disait-il à France Inter (10 mai 2001):

Je voudrais peut-être être un peu provocant, car Jean-Michel vient de dire qu'il ne voulait pas consommer le produit de la souffrance. Or il oublie que quand on consomme du lait, ce lait a été produit par des vaches, et pour que les vaches produisent du lait, il faut qu'elles aient eu des veaux. Cela veut dire qu'actuellement les végétariens qui consomment du lait obligent à tuer ces veaux! Il n'y a pas d'autre technique! Et en Angleterre, par exemple, où il y a beaucoup de végétariens, il y a des centaines de milliers de veaux qui sont tués à l'âge de huit jours, simplement pour que les gens puissent consommer du lait. Donc il y a quand même quelque part une petite hypocrisie à refuser [la viande].

Par ailleurs, le végétalisme – qui refuse également le lait et les œufs – est exclu en des termes outranciers par la bande à Bourre. Il s'agit donc de décourager le végétarisme en le faisant apparaître comme vain et hypocrite, plutôt que méritoire.

2. Le rapport me semble évident avec le fait que la religion chrétienne fut fondée sur le commandement de tuer et de manger les animaux. Selon les Actes des Apôtres, Pierre eut la vision suivante:

Et il eut très faim, et voulut manger; et comme on lui apprêtait [à manger], il lui survint une extase. Et il voit le ciel ouvert, et un vase descendant comme une grande toile [liée] par les quatre coins et dévalée en terre, dans laquelle il y avait tous les quadrupèdes et les reptiles de la terre, et les oiseaux du ciel. Et une voix lui [fut adressée, disant]: Lève-toi, Pierre, tue et mange. (Actes 10:10-13, version J.-N. Darby.)

De cet abandon des prescriptions alimentaires juives naquit le christianisme en tant que religion autonome. Ce n'est pas rien que de constater que le commandement fondateur de notre «religion d'amour» fut: «Lève-toi, tue et mange». Mange sans hésiter, sans te poser de questions.

Malheureusement, il ne suffisait pas que le chrétien tue et mange une fois. Tout refus ultérieur de manger la viande pouvait être signe d'«apostasie», voire de pacte avec le démon:

Or l'Esprit dit expressément qu'aux derniers temps quelques-uns apostasieront de la foi, s'attachant à des esprits séducteurs et à des enseignements de démons, disant des mensonges par hypocrisie, ayant leur propre conscience cautérisée, défendant de se marier, [prescrivant] de s'abstenir des viandes que Dieu a créées pour être prises avec action de grâces par les fidèles et par ceux qui connaissent la vérité; car toute créature de Dieu est bonne et il n'y en a aucune qui soit à rejeter, étant prise avec action de grâces, car elle est sanctifiée par la parole de Dieu et par la prière. (1e Épître de Paul à Timothée, 4:1-5, version J.-N. Darby)

Paul Ariès n'a rien inventé, lui qui, près de vingt siècles plus tard, accuse les antispécistes de «satanisme»! – cf. son Retour du Diable, chroniqué dans les Cahiers antispécistes numéro 15-16.

De fait, la plupart des cultures et des religions non chrétiennes ont été habitées par le doute quant à la légitimité du meurtre des animaux pour la viande. Cela se traduisait au minimum par divers tabous et restrictions alimentaires concernant la chair animale. Par opposition, le fait de manger la viande sans se poser de questions allait être un critère central d'orthodoxie chrétienne, permettant de débusquer tant les adeptes de diverses hérésies que les juifs non sincèrement convertis.

Lors de l'Assemblée des évêques à Glosar en l'an 1051, plusieurs hérétiques ont été condamnés à mort en raison de leur refus de tuer des poules: c'était contraire à la pensée des Cathares que de tuer des animaux. (G. von Hoensbroech, Das Papstthum in seiner sozialkulturellen Wirksamkeit, 1904, p.35, cité dans La Bible et le végétarisme, document de l'Association Suisse pour le Végétarisme, http://www.vegetarismus.ch/pdf/19f.pdf)

En somme, depuis près de vingt siècles, concernant la viande, il est interdit d'interdire, il est même interdit de s'interdire, voire de se poser de questions, de faire preuve de scrupules. Le christianisme a formé vis-à-vis de la viande un tabou à l'envers, dont notre société tout entière a hérité.