Pourquoi j'ai quitté la rédaction des Cahiers antispécistes

Par David Olivier Whittier

En septembre 2004 j'ai quitté la rédaction des Cahiers antispécistes, revue que j'avais fondée treize ans plus tôt. J'ai alors diffusé le mail ci-dessous, pour expliquer les raisons de mon départ et ma vision de la situation politique et du mouvement animaliste.

13 min.

Subject: Les Cahiers antispécistes, moi, la réflexion de fond

Bonjour vous,

Depuis mercredi dernier, j'ai quitté la rédaction des Cahiers antispécistes; la revue continue sans moi. Je fais ce mail sur les listes suite à cet évenement un peu «perso», parce que les Cahiers ont eu en France une influence importante dans le mouvement antispéciste et plus généralement animaliste, et ce depuis leur fondation en 1991. Ces dernières années, la revue a eu pas mal de difficultés à se «positionner», non pas tellement du point de vue de ses positions politiques, mais par rapport au rôle qu'elle voulait encore jouer dans le mouvement, dans la lutte pour mettre fin au système de pensée spéciste et à ce qui en découle. La revue était trimestrielle, au départ (jusqu'en 1995, à peu près, soit une douzaine de numéros), puis sa parution est devenue beaucoup plus irrégulière et espacée; le dernier numéro, le 23, est sorti en décembre dernier. Cette irrégularité traduit aussi les difficultés qu'on voyait, ou en tout cas que moi je voyais, dans le rôle que pouvaient jouer les Cahiers et dans le fait d'assumer ce rôle.

J'ai donc envie de résumer la situation, telle que je la vois. Les cinq autres membres de la rédaction pensent possible de continuer et en ont envie; je leur souhaite bon succès, quelle que soit la manière dont ils envisagent cette continuation. Je reste aussi le webmestre du site (http://www.cahiers-antispecistes.org/), qui contient la plupart des textes des numéros parus; mais n'ai plus de responsabilités rédactionnelles.

Je pense qu'à l'origine, la revue a eu deux rôles:

1. Créer, puis mener, un mouvement antispéciste en France, en formulant ses idées de base, en les argumentant et en les faisant connaître; à travers des textes originaux et des traductions de textes existants en anglais (Peter Singer, Tom Regan, Steve F. Sapontzis...) et en italien (Paola Cavalieri); et aussi, dans ce contexte, servir en quelque sorte d'«enseigne», de référence d'un certain corps de pensée ayant une certaine cohérence, d'une certaine «orthodoxie» de l'antispécisme «à la française», «orthodoxie» qui existait de fait, bien que nous n'ayons jamais voulu nous imposer comme possédant un monopole de l'antispécisme (quoi qu'en disent les mauvaises langues).

2. Développer une réflexion de fond sur tous les problèmes qui découlent de l'adoption d'un point de vue non spéciste. Plus vivement que les auteurs anglo-saxons, les Cahiers ont mis l'accent sur la nécessité de remettre en question le naturalisme et ont abordé la question de la prédation. Nous avons aussi développé une réflexion autour de la remise en cause de l'humanisme, et de l'ensemble de ses schémas de pensée très profondément ancrés dans nos mentalités, comme le caractère sacré de la vie (uniquement humaine), la distinction entre actes et non-actes, et ainsi de suite. Nous avons abordé des questions souvent vues comme de pure biologie, comme le statut de la notion d'espèce ou des questions liées au darwinisme. Dans le dernier numéro, les Cahiers ont abordé la question centrale de la sensibilité, et constaté que la science d'aujourd'hui ne paraît pas bien savoir en rendre compte.

De façon générale, les Cahiers ont affirmé depuis le début que l'abolition du spécisme impliquait une révolution culturelle et politique profonde, touchant bien des domaines philosophiques, scientifiques, artistiques et autres. Nous avons aussi pensé que ce faisant nous allions forcément rencontrer des problèmes, et ne pas avoir de solutions toutes faites pour les résoudre. Par exemple, la question de la valeur à accorder (ou ne pas accorder) à la préservation de la vie d'un être sensible se pose de manière bien plus aigüe, bien plus explicite, que dans le cadre humaniste. Mais comme le dit la présentation du dernier numéro:

Les difficultés auxquelles doit nécessairement faire face, à notre sens, l'éthique antispéciste peuvent sembler une faiblesse pour notre cause, et sont souvent justement pointées par nos adversaires - tels ceux qui ne manquent pas de nous parler du «cri de la carotte». Nous pensons cependant qu'elles constituent aussi une force. L'antispécisme doit apparaître comme un mouvement qui ouvre des domaines de réflexion où d'autres ne peuvent se permettre de s'aventurer. Nous n'avons pas toutes les réponses, mais nous osons poser les questions, celles que l'éthique dominante parvient à éviter et à interdire par l'invocation répétée du caractère sacré de la vie humaine et de la personne humaine. Le seul fait de nous demander à quel moment un fœtus (humain) devient sensible ou quelle valeur peut avoir (pour l'être humain concerné) une vie qui sera courte et malheureuse, et bien d'autres questions encore, est perçu comme scandaleux, parce que cela revient à «traiter l'être humain comme un animal». On euthanasie les chiens et les vaches, il ne peut donc en être question pour les humains.

J'aimerais penser que le mouvement antispéciste sera capable au contraire d'être porteur d'une réflexion sans tabous sur ces questions. Parce que nous seuls pouvons dire: «oui, nous voulons traiter les humains comme des animaux», car pour nous seuls, traiter un être «comme un animal» ne veut pas dire le mépriser et le traiter mal. Cela veut dire le traiter comme ce qu'il est, un animal, un être sensible, un être dont la vie, le bonheur et le malheur sont les choses les plus importantes du monde, sont les seules choses importantes au monde.

Je pense qu'aujourd'hui, et depuis des années, en fait, la fonction «1.» indiquée ci-dessus, celle de l'«enseigne Cahiers», référence d'une certaine doctine antispéciste, a perdu beaucoup de son sens. Au départ, il n'y avait en France pratiquement que nous qui nous réclamions d'antispécisme; nous nous sommes battus pour faire connaître ces idées, particulièrement au sein d'un milieu que nous connaissions (Yves Bonnardel, Françoise Blanchon et moi-même, à l'époque), à savoir le milieu anarchiste et alternatif. Petit à petit le mouvement a pris corps, et a aussi acquis une indépendance vis-à-vis des Cahiers. Par ailleurs, au cours des dernières années, tout une série de projets indépendants sont apparus. Le mouvement végétarien s'est radicalisé, a commencé à oser parler des animaux, et à se réclamer même de l'antispécisme; les mouvements traditionnels de défense animale, de leur côté, se sont rapprochés de l'antispécisme, la plupart de leurs membres ont cessé de manger les animaux et se sont mis à remettre en question l'exploitation animale dans son ensemble. Il y a la Veggie Pride, les Estivales, la campagne anti-foie-gras, et d'autres idées encore, projets menés de façon tout à fait indépendante des Cahiers, avec leur propre réflexion. Les Cahiers n'ont plus de sens en tant qu'enseigne, de marque de fabrique, tout simplement parce que nous ne sommes plus du tout les seuls à agir et à réfléchir au sein d'un mouvement qui porte les idées proches des nôtres.

Je pense que le deuxième rôle mentionné ci-dessus, celui d'une réflexion de fond, reste très important à mener. Mais pour cela, il ne me semble plus du tout que la formule «revue» soit adaptée. La formule «revue» a un sens justement en tant qu'«enseigne», par le fait qu'elle donne une repérabilité, une continuité dans le temps. Elle a d'autres avantages encore. Mais elle a aussi des inconvénients, si ce n'est que dans le fait qu'il n'y a pas qu'un petit groupe de gens, les membres de la rédaction d'une revue, qui soient capables de mener les réflexions de fond. Et il est même évident que l'ampleur des bouleversements impliqués par l'antispécisme rend absurde l'idée qu'ils puissent être pris en charge par une poignée de personnes. «Il n'y a qu'à ouvrir les colonnes des Cahiers plus largement, publier des textes de plein de gens» avons-nous pensé il y a quelques années. Mais là, justement, le caractère d'«enseigne» des Cahiers était contradictoire avec une telle ouverture. Des gens allaient nous proposer des textes très intéressants, par certains aspects de leur réflexion, mais par ailleurs emprunts, par exemple, d'une forte dose de naturalisme, de confusion entre antispécisme et écologie, etc. Les publier dans les Cahiers allait brouiller les cartes. Beaucoup de gens se précipitent justement pour confondre antispécisme et écologie, nous avons fait de gros efforts pour bien marquer la différence, et si au sein même des Cahiers cela était à nouveau brouillé, c'était, à mon sens, mettre en danger ces efforts. Ou alors, publier les textes en question avec un «chapeau» distanciateur - ce qui est une façon de faire désagréable, tant pour l'auteur que pour nous.

Nous avons navigué avec ces contradictions pendant longtemps; en tout cas, ce sont ces contradictions que j'ai ressenties de manière croissante, et qui m'ont amené à penser qu'aujourd'hui la formule «revue» n'a plus son rôle à jouer.

Par contre, j'estime tout à fait nécessaire de poursuivre la réflexion de fond. Lors des Estivales d'août dernier (cf. http://question-animale.org/), une discussion a été menée sur les Cahiers, et il est apparu qu'il y avait peu de personnes - parmi celles présentes - qui ressentaient une telle réflexion comme utile. Certains axes de réflexion ont été mis en avant, en rapport avec des thématiques militantes précises, mais concernant la réflexion théorique, beaucoup ont manifesté le sentiment que «tout était dit». Personnellement, réflexion faite, je ne pense pas du tout que tout soit dit. Je pense qu'une réflexion théorique est encore très nécessaire dans beaucoup de domaines. Je pense qu'une telle réflexion peut paraître parfois dépourvue d'utilité militante à court ou à moyen terme, mais que c'est là une illusion. Lorsque nous avons abordé, par exemple, la question du statut scientifique de la sensibilité, nous avions l'impression qu'il s'agissait d'un domaine que beaucoup allaient qualifier de «pure masturbation intellectuelle». Certains nous en avaient déjà parlé en ces termes, d'ailleurs, dès le débat que j'avais impulsé sur ce sujet aux Estivales 2002. Pourtant, aujourd'hui, nous nous rendons compte qu'il s'agit bien là d'un domaine clé; le problème de l'absence d'un statut scientifique clair pour la sensibilité permet par exemple facilement à beaucoup de chercheurs de l'INRA et d'ailleurs de prétendre que la souffrance animale, ça n'existe pas, ou que c'est tout comme. Cela intervient aussi dans la volonté que beaucoup de gens ont d'attribuer une sensibilité aux plantes, pour en conclure que manger des carottes est aussi grave que manger des cochons, donc autant continuer à manger les cochons.

Je pourrais citer bien d'autres domaines de réflexion que nous avons à peine abordés, et qui peuvent jouer un rôle clé. Par exemple celui du droit. Comment intégrer les non-humains dans le droit? alors que celui-ci est profondément modelé sur une certaine image d'être humain standard. Ou encore, le problème de l'antispécisme et de la religion. Un domaine qui a été soulevé aux Estivales est celui du vécu animal; parvenir à donner une épaisseur aux animaux et à leur vécu, au-delà du simple axe bien-être / souffrance pourrait être très important pour amener les gens à prendre en compte leurs intérêts. Ou encore, la question de l'art, qui est un des véhicules principaux d'émotion dans notre société. Les Cahiers n'ont pratiquement jamais rien dit sur ce sujet pourtant capital.

Je crois aujourd'hui qu'il faut envisager que cette réflexion de fond se poursuive de manière autre, plus décentralisée. Je pense qu'il y a la possibilité que beaucoup de projets de réflexion se développent et s'expriment au sein de la société, sans passer par les fourches caudines de l'orthodoxie d'une revue, orthodoxie pourtant justifiée, à mon avis. Ces projets peuvent être le fait des gens des Cahiers ou d'autres gens, proches ou non de nos idées. Par ailleurs, je pense que les idées antispécistes que nous avons développées peuvent aussi garder leur repérabilité, à condition que nous les portions et les défendions; et cela peut se faire ailleurs que dans les Cahiers. Nous pouvons essayer de contribuer à d'autres revues; à celles proches (Alliance végétarienne, par exemple), comme aux revues grand public, pour porter nos idées. Les Cahiers sont, à mon avis, aujourd'hui un cocon rassurant, trop rassurant, pour nous.

Par ailleurs, j'ai un projet spécifique, qui est de fonder une maison d'édition centrée sur la question animale. Cette maison d'édition pourrait servir à la publication de tout ouvrage, toute réflexion, dès lors que celle-ci concerne directement les animaux - humains compris - en tant qu'êtres sensibles. La variété des possibilités est très grande. Cela peut être un outil - parmi d'autres - de dynamisation des réflexions, non soumis au carcan de la préservation de ce que nous avons promu comme conception de l'antispécisme. Par ailleurs, nous pouvons, dans ce cadre comme dans d'autres, promouvoir notre conception de l'antispécisme, que je pense encore juste. Bien des courants d'idée assez précis, repérables, ont existé sans être liés à une revue ou autre organe qui leur donnât le tampon de la conformité. Cela implique pour nous de nous battre; mais cela est, je crois, une bonne chose.

Enfin, un autre projet spécifique me tient à cœur: un projet portant sur la sensibilité. Il s'agit de tenter d'impulser, dans la société tout entière, l'idée que, quoi que puisse en dire la science d'aujourd'hui, «le subjectif est objectif», c'est-à-dire que le fait qu'un animal soit ou non sensible, ressente ou non de la souffrance, ressente quelque chose tout court, est un fait réel, «objectif», bien que le phénomène lui-même soit, par définition, subjectif. C'est ce paradoxe que la science d'aujourd'hui refuse, en déclarant que «nous ne pouvons nous mettre à la place du cochon», et que par conséquent son ressenti lui-même est non objectif, non observable, et donc n'existe pas. Pourtant, cette même science se garde bien, en général, d'affirmer la même chose au sujet des humains - sans pour autant avoir le moindre argument justifiant une telle distinction; simplement, dire que la sensibilité des humains n'existe pas vraiment, ça ne «passerait pas» dans la société, cela serait vu - à juste titre - comme une énormité. Nous voulons que la science, et de manière générale la pensée contemporaine admette que la négation de la sensibilité animale est, elle aussi, une énormité, même si nous avons du mal à rendre compte de cette sensibilité dans les schémas théoriques de la physique d'aujourd'hui. (Cf. les textes du numéro 23 des Cahiers sur le sujet, disponibles sur le site Web). Je voulais mentionner ce projet, bien qu'il soit encore embryonnaire et que je ne sache pas quelle forme il prendra, ni comment il s'organisera, parce que je pense qu'il est bon que l'ensemble du mouvement soit au courant.

Voilà, désolé pour ce mail assez long, et peut-être pas toujours aussi clair que je l'aurais voulu. Concernant les Cahiers, les autres membres continuent et verront à l'usage, ont-ils dit, quelle forme cela prendra. Pour ma part, j'imagine maintenant cette revue comme une pièce dans cet ensemble de réflexions, ce bouillonnement que j'espère voir apparaître.

Cuicui.

David Olivier