Développer un discours antispéciste sur l'expérimentation animale

Par David Olivier Whittier

Ce texte est celui d'un mail envoyé sur la liste de discussion «vegetarien_fr» le 23 avril 2005.

Depuis que je milite sur la question animale et contre le spécisme, je me suis très peu engagé sur le terrain de la lutte contre l'expérimentation animale. Autant la problématique de la viande m'a toujours semblée centrale, à moi et aux antispécistes avec lesquels je luttais – proches des /Cahiers antispécistes/ – autant celle de l'expérimentation animale a toujours été pour nous comme une sorte de bâton merdeux. Je m'en suis rendu compte l'autre jour en discutant à propos de la SMAL; je critiquais le tract distribué dans le cadre de la SMAL, en raison d'une phrase affirmant que les expériences sur animaux ne sont pas transposables aux humains, et de plusieurs autres points, mais je ne proposais pas grand chose à la place. En fait, dès le départ, je n'étais pas de toute façon très enthousiaste pour la SMAL, pour la mise en avant de la thématique «expérimentation animale».

Je pense que c'est pour de bonnes raisons que beaucoup d'antispés comme moi tendent à fuir cette question. En même temps, je pense qu'avec un certain effort d'innovation et une certaine audace, on peut aussi dépasser les blocages et reprendre cette question à notre compte, d'une manière juste d'un point de vue antispéciste.

Voici quelques-unes de ces bonnes raisons:

— L'expérimentation animale ne représente qu'environ 1% au plus des victimes du spécisme, le viandisme étant responsable de l'énorme majorité des victimes; et malgré cela, la défense animale traditionnelle, et même la militance animaliste moderne style ALF, One Voice, etc. tend à concentrer beaucoup plus d'énergie à dénoncer l'expérimentation animale que le viandisme. Dès lors, il est bon de ramener l'attention sur le problème bien plus massif que constitue la viande.

— La critique traditionnelle de l'expérimentation animale mise très lourdement sur des arguments qui se veulent scientifiques, affirmant l'inutilité de cette expérimentation du point de vue strictement humain, ce qui à la fois renforce le spécisme et amène à avancer des arguments faux voire délirants (j'estime délirante la position qui dit qu'en raison de la «barrière d'espèce» une expérience sur un animale n'est absolument pas transposable sur les humains).

— La critique traditionnelle de l'expérimentation animale dénonce des entités distantes et réputées puissantes, comme les grands trusts pharmaceutiques et les pouvoirs publics, et dépeint les scientifiques comme des monstres sanguinaires, faisant là encore l'économie de la critique du spécisme de M. et Mme Toutlemonde qui mange bien sa barbaque tous les jours.

— La critique traditionnelle de l'expérimentation animale est fortement empreinte d'une tonalité anti-scientifique, de diabolisation des «vivisecteurs» assimilés tous à des Dr Frankenstein. Le terme même de vivisection suggère des images qui correspondent peu à la réalité de l'expérimentation animale (les millions de souris utilisées pour des tests de toxicologie ne sont pas vivisectées, c'est-à-dire découpées vivantes; elles n'en souffrent pas moins souvent beaucoup). Les alternatives proposées à l'expérimentation animale sont souvent un pur et simple retour à la foi en Mère Nature censée ne jamais nous infliger de maladies si on respecte ses préceptes.

Mais voici une autre raison, moins bonne, pour la désaffection de beaucoup d'antispé dont je suis proche envers ce thème. C'est que dans ce domaine, contrairement à celui de la viande, on ne sait pas exactement quelle doit être notre position. Ou alors, elle est difficile à tenir face au public. En effet, concernant la viande, l'antispé peut dire très simplement et définitivement: arrêtez de les manger. Il y a là une grande «marge de sécurité»: cela coûte peu à l'humain de s'abstenir de manger les animaux, beaucoup moins que ce que cela coûte aux animaux. Mais dans le domaine de l'expérimentation animale, il est plus difficile de demander que l'on s'abstienne d'expériences susceptibles d'apporter des progrès médicaux réels. Les partisans de l'expérimentation animale nous lancent souvent des questions genre «entre une souris et un enfant humain, qui préférez-vous sauver?». Il y a une grande part de mauvaise foi dans cette question, l'énorme masse de l'expérimentation animale n'apportant que des progrès marginaux à la médecine, mais il arrive quand même qu'une telle situation se présente. Que répondons-nous alors?

C'est précisément parce que ces questions sont difficiles que les mouvements traditionnels de lutte contre l'expérimentation animale fuient le problème, préférant affirmer le caractère non scientifique de l'expérimentation animale, etc. Affirmer que l'on puisse épargner une souris, ou même mille souris, quand la (ou les) tuer sauverait un enfant humain, cela leur semble trop difficile, trop inconcevable même pour qu'ils le pensent eux-mêmes. Alors ils préfèrent affirmer que de telles situations sont impossibles d'emblée. Faire autrement impliquerait d'affirmer trop fortement une position en rupture avec l'idéologie dominante spéciste. Mais nous, antispé, nous ne voulons fuir le problème. Pourtant, je pense que nous le fuyons nous aussi, en refusant dès l'abord d'aborder la question de l'expérimentation animale.

Parler de la viande permet de mettre en lumière le caractère universel du spécisme, le fait qu'il s'agit d'une idéologie partagée par pratiquement tout le monde. En cela, le thème de la viande est porteur d'un message antispéciste fort. Mais par ailleurs, la remise en cause du viandisme est porteur d'un message faible, en ce qu'il n'y a pas besoin d'être antispéciste pour admettre qu'il faut être végé pour les animaux. Dans la consommation de la viande, l'écart est énorme entre les intérêts humains et ceux des animaux. La vie entière d'un animal contre le petit plaisir d'un repas pour un humain. Même si on accorde aux intérêts des animaux une importance cent fois moindre qu'à ceux des humains, on comprend facilement qu'il faut arrêter de manger les animaux!

De fait, je pense que la thématique «viande» est plus forte que cela, car cette position «importance cent fois moindre» est instable. Si on pèse les intérêts animaux et humains sur la même balance, il est difficile de justifier de ne pas les prendre en compte également. Le spécisme fonctionne moins en accordant une importance moindre aux intérêts des animaux, qu'en ne leur accordant aucune importance du tout face à un intérêt humain reconnu légitime. C'est pourquoi la remise en cause de la viande sur la base des intérêts des animaux est ressentie immédiatement par les viandistes comme une remise en cause du spécisme lui-même, malgré le fait que ce ne soit pas forcément le cas.

Il reste que la critique de l'expérimentation animale me semble porteuse d'un message antispéciste plus direct, et que nous n'avons pas profité de cette possibilité, délaissant ce terrain qui, de fait, se trouve occupé par les discours de l'antivivisectionnisme traditionnel spécistes, antiscientifiques, mystiques et naturalistes.

Pour reprendre les quatre «bonnes raisons» citées plus haut:

— L'expérimentation animale représente moins d'un pour cent des victimes du spécisme, mais ce n'est pas une raison de ne pas en parler et de ne pas développer un discours antispéciste sur ce sujet. Cela représente plus, par exemple, que l'élevage des cochons (je crois, j'ai pas vérifié); le faible nombre des cochons élevés n'empêche pas les antispés d'en parler voire d'en faire un symbole (cf. l'affichette «mon corps est à moi»). En fait, c'est surtout la sur-représentation massive de l'expérimentation animale dans la thématique de la défense animale traditionnelle qui nous coupe l'envie d'en parler nous-mêmes; alors que nous ferions mieux de développer notre position et nos discours indépendamment de la d.a. traditionnelle, puisque sa manière d'aborder ce problème ne nous convient pas. Parler de l'expérimentation animale n'a pas besoin d'être fait au détriment du discours sur la viande, mais peut au contraire être mis en relation avec celui-ci, montrant que notre sujet n'est pas telle ou telle pratique en tant que telle (ne concerne pas que la bouffe, ni que la médecine, etc.) mais le traitement des animaux en général.

— La critique traditionnelle de l'expérimentation animale mise sur une argumentation «scientifique». Cela n'est pas une raison de délaisser le terrain, mais plutôt de montrer que l'on peut argumenter autrement. Un problème est qu'un part de ces arguments est malgré tout justifiée (par exemple, on fait de manière systématique des tests style DL50 en sachant que ça ne sert pas à grand chose, parce que ça ne coûte pas grand chose non plus – aux humains). Il faut savoir jusqu'à quel point on peut utiliser ces arguments, sans tomber ni dans la polémique scientifique (cela ne doit pas être notre sujet). Sur ce point, cela ressemble à la question des incidences positives/négatives du végétarisme sur la santé, et au pb qu'il y a d'en parler, sans se laisser distraire de la question des intérêts des animaux.

— La critique traditionnelle de l'expérimentation animale dénonce des entités distantes et réputées puissantes. Mais le principe de l'expérimentation animale – qu'il est juste de sacrifier des non-humains pour la santé humaine – est approuvé par 99% de la population. Si notre discours remet en question ce principe, il s'adresse à l'ensemble de la population tout autant que notre discours anti-viande.

— La critique traditionnelle de l'expérimentation animale est fortement empreinte d'une tonalité anti-scientifique, donnant une image faussée de la réalité de l'expérimentation animale. Mais rien n'interdit d'en donner au contraire une image juste. J'avais écrit il y a quelques mois une phrase qui a scandalisé certaines personnes engagées contre l'expérimentation animale:

On ne va pas les forcer au contraire à croire que les labos sont un enfer absolu pour tous les animaux qui y passent, alors qu'on sait que ce n'est pas vrai. On n'y croit pas nous-mêmes et eux n'ont pas envie d'y croire, et en plus c'est pas plausible en soi. On ne risque pas d'être très convaincants!

Les labos ne sont pas l'enfer absolu pour tous les animaux qui y passent, mais sont un lieu de grand souffrance pour beaucoup d'animaux, et les animaux sont par ailleurs sont presque sans exception tués à la fin des expériences. Certains (par exemple, le lot de souris servant de témoins dans un test de toxicologie chronique) ne souffrent pas beaucoup, sans pour autant mener une vie joyeuse. D'autres souffrent, parfois terriblement. Tous sont considérés comme de simples outils au service des humains (ou de l'entreprise ou du labo). Il n'y a pas besoin de diaboliser les expérimentateurs pour constater ce fait, et mettre en relief son caractère injustifiable.

Il reste un gros problème, celui que j'ai noté comme étant une moins bonne raison de ne pas parler de l'expérimentation animale. À savoir le fait que cela implique de déterminer comment nous positionner face aux questions éthiques pratiques que cela pose. Et là, il n'est pas du tout évident qu'il soit possible de dégager une position antispéciste claire:

— Un partisan des droits des animaux aura comme position qu'il est illégitime de tuer une seule souris même pour trouver un remède au sida, par exemple.

— Un utilitariste ne pourra pas souscrire à une telle prohibition absolue. Sa position, au moins à un niveau éthique fondamental, sera qu'on doit peser sur une même balance les intérêts de chacun (humains et non-humains). Du coup, tuer un individu pour en sauver plusieurs est légitime. Il est possible d'argumenter pour une prohibition générale à partir d'autres considérations, en particulier le fait que la société adopte une attitude type «droits» (prohibition absolue) quand il s'agirait de sacrifier un humain pour en sauver d'autres; mais l'argumentation devient alors plus complexe et moins facile à tenir.

On notera cependant que des problèmes analoguent se posent aussi dans le fond à propos de la viande, même si c'est de manière moins immédiate; en particulier, par rapport au fait de tuer. Cela ne nous empêche pas de développer un discours public sur la viande!

L'antispécisme est un principe très simple à énoncer à la base: l'espèce n'est pas en soi un critère moral. Paradoxalement, il n'est pas facile d'en dégager une position pratique précise, à part celle-ci: il ne peut pas être juste d'expérimenter sur un non-humain dans un cas où on ne le ferait pas sur un humain, du simple fait que l'humain est humain. Chez Peter Singer, ça se traduit par cette position qui a été un gros objet de scandale: qu'on ne peut expérimenter sur un animal, par exemple un chien ou un singe, que si on serait prêt à faire une expérience tout aussi pénible et létale sur un humain de niveau mental comparable, un handicapé mental par exemple. C'est une position qui fait scandale tant chez les humanistes que chez les antivivisectionnistes traditionnels. Je pense cependant que c'est une position courageuse, qu'il nous faut pouvoir mettre en avant. Elle est compatible tant avec la position «droits» (qui affirme qu'il n'est légitime d'expérimenter ni dans un cas ni dans l'autre) qu'avec la position utilitariste, dans toutes ses variantes.

Je pense que c'est en partie parce qu'il faut un certain courage pour avancer cette position que nous ne l'avons pas fait. En même temps, je pense que ce serait une bonne chose de le faire. Plus que la question de la viande, cela permettrait de mettre en avant le principe même de l'antispécisme, en définitive.

Cela risque de se faire au détriment de l'unité du mouvement, si chacun tient à affirmer les conséquences ultimes de ses positions; en particulier, si les tenants des droits tiennent à se démarque des utilitaristes en ne se contentant pas de la simple position antispéciste, mais en affirmant l'illégitimité absolue de toute expérimentation. Ça risque donc d'exhiber au public la non-unité des antispécistes. Je pense que nous n'avons pas à avoir peur de cela. Cela peut aussi jouer un rôle pédagogique pour le mouvement, l'amenant à accepter sa diversité, et à accepter d'affirmer des positions minimales communes (l'antispécisme lui-même, comme cadre formel) sans pour autant tomber dans un consensus de façade.

J'aurais voulu faire un tract public développant ce thème dans le cadre de la SMAL. Je n'ai pas trouvé le temps de le faire. Ce message restera donc un simple appel à réfléchir dans ce sens, et à ne pas abandonner ce terrain comme étant d'avance impossible à développer avec un vrai discours antispé.