À propos du Tiers-Monde

Par David Olivier Whittier

Ce texte est extrait de la brochure collective Nous ne mangeons pas de viande pour ne pas tuer d'animaux (1989).

7 min.

Quand on dit qu'on ne mange pas de viande pour ne pas tuer d'animaux, les gens nous rétorquent souvent agressivement «vous êtes des enfants gâtés, les gens du Tiers-Monde, eux, n'ont pas ce luxe de pouvoir faire la fine bouche». Argumentation bizarre, de gens qui souvent ne font pas grand chose pour le Tiers-Monde, mais qui font dans l'indignation morale face à nos motifs. Ils seraient au contraire pleins d'admiration pour nous si on ne mangeait pas de viande pour servir le Tiers-Monde. Mais si on ne disait rien, si on mangeait notre viande comme tout le monde, sans faire d'histoires, sans nous préoccuper du Tiers-Monde, ils ne trouveraient rien à nous reprocher.

 

Sans que ce soit notre motivation principale, nos sommes contents que notre non-viandisme aille dans le sens de l'amélioration du sort du Tiers-Monde, ou au pire ne va pas contre. Je vais l'expliquer ici sans grands raisonnements économiques, dont je serais incapable. J'ai seulement cherché dans L'état du monde 1984, éd. La Découverte, quelques statistiques. Ils y indiquent pour 1983 la population humaine mondiale, et les quantités produites de soja, blé, riz, maïs et des autres céréales. J'en ai déduit la quantité de protéines disponible par humain sur Terre à partir de ces seuls produits: 98 g par jour. Largement assez! En terme de calories, les quantités disponibles sont encore meilleures. il faudrait y ajouter les productions non citées, non négligeables, et peut être aussi les productions vivrières non commercialisées, si elles ne sont pas comprises dans ces chiffres. Il faudrait en retrancher les pertes inévitables au stockage et à la cuisson. Mais au total, on voit bien que la production végétale mondiale actuelle faite par les humains suffit pour les nourrir tous.

Alors pourquoi la faim dans le monde? Deux raisons liées: d'une part, même si la nourriture existe, beaucoup de gens n'ont pas les moyens de l'acheter; d'autre part, le surplus qui résulte de ce manque de demande solvable est gaspillé par les gens qui en ont les moyens, à savoir les mangeurs de viande des pays riches. En effet, la transformation des aliments végétaux en viande (et en lait) se fait toujours avec des pertes considérables en protéines et encore plus en calories.

Alors deux choses sont claires:

— il est impossible que tous les humains mangent à leur faim en mangeant autant de viande que le Français moyen;

— cela serait par contre possible si personne ne mangeait de viande.

 

Contrairement à certains, plus optimistes que nous, je ne suis pas du tout sûr que si tout le monde devenait végétarien, les problèmes de faim dans le monde seraient automatiquement réglés. Les circuits économiques savent très bien gaspiller ou réduire la production quand il n'y a pas de demande solvable. Simplement, celui qui tient à manger de la viande a lui-même intérêt à ce que les choses restent en l'état. Il peut bien lutter par ailleurs contre la faim dans le monde, il peut vouloir que les humains soient égaux, ce qu'il veut pour lui il ne peut pas le vouloir pour tous. 50 millions de consommateurs de viande, c'est autant de gens qui font pression, même sans le savoir clairement eux-mêmes, sur leurs dirigeants pour qu'ils fassent le sale boulot de maintenair le Tiers-Monde dans la dépendance, dans la non-solvabilité.

Nous, nous ne sommes pas mouillés dans cette affaire, ou alors bien moins si nous mangeons des œufs ou du lait.

Nous sommes libres, au moins sur ce chapitre, pour lutter si nous le voulons contre la faim dans le monde. Ça ne nous gênerait pas, nous, si le soja servait à nourrir des humains plutôt que des poulets destinés à l'abattoir. Nous sommes contents de cette liberté. Nous préférons que les ressources de la planète servent à nourrir des êtres, humains ou non, non opprimés et heureux de vivre.

 

Je reviens maintenant à l'argumentation qui nous traite d'enfants gâtés. Elle me semble fondée sur un double mépris. Le mépris de nos motivations d'abord: on ne nous reproche pas de ne pas manger de viande, on nous reproche de le faire pour des motifs pas sérieux. Illustration donnée: «Si tu étais un paysan du Sahel, tu ne ferais pas la fine bouche pour manger ta vache quand tu en as besoin». Peut-être. Si ma vie en dépendait, j'abattrais peut être 15 personnes pour me sauver. Peut-être pas. Je me vois mal le dire d'avance. Mais ça ne prouve ni qu'abattre 15 personnes ne soit pas grave, ni que tuer une vache n'est pas grave. Je ne suis pas paysan du Sahel (et les gens en face de moi qui s'indignent en leur nom non plus), ma vie n'est pas en danger, et dans mon existence quotidienne j'évite d'abattre des gens et de faire tuer des vaches.

 

Deuxième mépris: celui contre les gens du Tiers-monde eux-mêmes. À force de savoir qu'ils ne mangent pas à leur faim, on finit par croire qu'ils ne sont que des ventres affamés. C'est un effet pervers du tiers-mondisme. on fait abstraction de leurs pensées, de leurs différences individuelles, de tous leurs désirs autres qu'alimentaires. On ne s'attend pas à ce qu'ils puissent dire: «Nous avons faim mais ça nous gêne de manger de la viande». On ne comprend pas que certains indiens refusent de manger de la viande; les gens affamés ne sont pas censés réfléchir à un niveau moral ou philosophique. Et si on «respecte leur culture», c'est un peu comme on respecte la nature, les animaux dans les réserves. Ils sont «comme ça», une bonne fois pour toutes, il ne faut pas intervenir, ce serait ajouter un «élément artificiel», ou «occidental». Ne pas parler aux Papous de la souffrance des animaux1, les observer simplement, écrire éventuellement une thèse dessus, échanger un peu de nourriture contre une sagaie à mettre dans nos musées exotiques (je ne sais pas en fait si les papous mangent de la viande et font des sagaies; ce qui m'intéresse ici est de dénoncer ce qui se passe dan la tête des gens). Respecter les coutumes, même s'il s'agit de la chasse ou de l'excision du clitoris (Ah non! l'excision su clitoris, ça touche aux Droits de la Femme, sujet sérieux2!). Ne pas leur demander de penser, ne pas penser avec eux

Manque de chance, on ne voit pas bien en quoi prôner le végétarisme serait une intrusion de la culture occidentale, vu que ça ne semble pas faire partie de la culture de beaucoup de Français; et c'est justement dans des pays qui sont aujourd'hui du Tiers-Monde que l'on trouve le plus souvent des philosophies ou religions qui disent de ne pas manger de viande pour ne pas tuer d'animaux. Pas partout, loin de là. J'aurais sans doute à peu près autant de mal à convaincre la plupart des Berbères que la plupart des Français de ne pas manger de viande pour les animaux - mais pas forcément tous, certains y ont peut être pensé avant moi. Ça n'interdit en tout cas pas d'en parler.

Penser, demander aux gens de penser, c'est toujours considéré comme un luxe artificiel. Réservé aux riches oisifs. On peut voir dans le Tiers-Monde des ventres qui ne pensent pas. Les occidentaux tombent en fait eux aussi sous le même mépris: consommateurs affamés de fric, de bagnoles et de sports d'hiver. Tant qu'on participe au gueuleton, on échappe aux critiques de ceux qui nous font les reproches dont je parle, car on se montre pauvres aussi: pauvres en pensée. On se demande après ça où est la supériorité supposée de l'Homme, qui justement est censée justifier son carnivorisme! Et sous couvert de leur «indignation morale», les gens qui nous font ces critiques ne montrent qu'une chose: leur désir de ne pas remettre les choses dont ils bénéficient en question.

1. Certes, je passe du Tiers-Monde aux Papous, ce qui n'est pas la même choses, mais dans la tête de beaucoup de gens, Tiers-Monde = sous-développés = peuples primitifs = Papous.

2. L'excision du clitoris, c'est une pratique très répandue dans beaucoup de pays africains, qui consiste à mutiler les filles avant ou au moment de leur puberté. Il y a des variantes, certaines horribles, d'autres plus horribles encore. Beaucoup de gens dans le monde ne trouvent pas ça horrible, comme beaucoup de gens ne trouvent pas la chasse horrible.