Ce texte est l'introduction de la brochure collective (sans indication d'auteures) La végéphobie ou le rejet du végétarisme pour les animaux et la discrimination des personnes végétariennes publiée au printemps 2011. Voir la page sur la brochure pour le sommaire, ainsi que pour des adresses pour télécharger la brochure entière en format PDF.
Les luttes contre les inégalités et les injustices ont toujours été menées par une minorité qui a fait entendre ses critiques et ses revendications. Plus ces critiques et revendications ont été débattues, plus la minorité s'est développée et la lutte s'est trouvée renforcée. Le débat est essentiel pour faire progresser la condition des animaux dans nos sociétés humaines. Or, les militants animalistes1 savent que mettre en place un cadre adéquat pour permettre ce débat est une chose difficile, voire impossible, même - et surtout? - dans un pays comme la France. Il devrait être possible de faire admettre une chose infiniment simple: les animaux ne veulent pas souffrir et être tués, nous n'avons pas besoin de les faire souffrir et de les tuer, donc ne les tuons pas. Et pourtant, ce syllogisme élémentaire n'est pas saisi.
Ce n'est pas simplement parce que les humains ne veulent pas renoncer à leur plaisir de manger de la viande qu'il n'est pas entendu. C'est aussi parce que, nous, végétariens2, sommes inaudibles, parce que tout est mis en place, à l'échelle de la société tout entière, pour nous rendre inaudibles. Nous ne pouvons débattre, parce qu'on nous en empêche. Cela peut paraître égoïste et ingrat de se dépeindre comme une minorité éclairée inaudible dans une société où nous jouissons de droits fondamentaux, dont la liberté d'expression.
Néanmoins, les témoignages convergent en ce sens: dès que nous voulons mettre en avant le sort des animaux d'élevage, de quelque manière que ce soit - y compris par le simple fait de refuser la viande - nous sommes marginalisés (à des degrés divers) et tout va dans le sens d'une brutale censure. Cette dernière est perçue par les végétariens, la plupart du temps, mais elle n'est que rarement identifiée. Et surtout, on a rarement réfléchi à ses conséquences. Pour la nommer, nous avons choisi de l'appeler végéphobie, en référence à la première fois qu'elle a été nommée: dans le manifeste de la Veggie Pride3. Nous avons voulu étudier les différentes formes qu'elle prend et les conséquences qui en résultent, non seulement pour nous, végétariens, mais aussi pour les animaux en général. Pour être clairs, nous affirmons que la végéphobie est extrêmement nuisible aux animaux parce qu'elle bloque la diffusion des idées et pervertit le débat.
Comment définir la végéphobie?
Ce mot est composé du suffixe «phobie» et peut être mis en parallèle avec d'autres mots formés de la même manière désignant des comportements sociaux dont les enjeux sont politiques, notamment l'homophobie. Il désigne le rejet qu'on suscite en tant que végétarien pour les animaux. Les sentiments de peur, de mépris et même de haine l'accompagnent parfois. Les idéologies ne sont pas construites seulement autour d'idées, mais se fondent tout sur des émotions, des sentiments. L'idée de «phobie» semble un concept psychologique, mais on s'intéressera ici à son sens politique: si les végétariens sont rejetés, c'est qu'ils posent nécessairement, même à leur insu, la question de la consommation des chairs d'animaux. C'est en tant qu'opposants à la consommation de viande, et donc à la domination humaine, que les végétariens se retrouvent en butte à des réactions violentes.
Pourquoi la comparaison avec l'homophobie?
Parce que, de même que l'homophobie est garante d'un ordre social fondé sur l'assignation des genres masculin et féminin, sur la domination masculine et sur la contrainte à l'hétérosexualité qui en découle, la végéphobie joue le rôle de garde-fou vis-à-vis d'un système fondé sur la différenciation stricte des animaux et des humains, sur le refus de considération des intérêts des premiers et sur la domination des seconds. L'homophobie consiste en un ensemble très varié de dispositifs sociaux violents visant à réprimer (ridiculiser, décourager, invisibiliser, punir...) l'homosexualité masculine (ou une masculinité jugée insuffisamment «virile») et féminine en tant qu'elles constituent une menace pour l'ordre genré et la domination masculine.
La notion de végéphobie regroupe elle aussi des comportements très variés qui visent à dissuader quiconque de remettre en cause la consommation de la chair des animaux, qui est la pratique principale et le symbole le plus important de la domination spéciste.
La végéphobie est un des aspects du refus de tout ce qui peut faire vaciller les certitudes spécistes et remettre en cause l'exploitation et la place des animaux dans notre société.
Qu'est-ce que le spécisme?
Il s'agit d'une idéologie dominante qui prône la supériorité des humains sur les autres animaux, et qui demande qu'on privilégie les intérêts des premiers, aussi dérisoires soient-ils, même quand ils lèsent les intérêts fondamentaux des seconds. Si on met en balance notre intérêt à manger de la viande et l'intérêt d'un animal à ne pas être tué pour ce faire, une société spéciste considèrera que l'intérêt humain à manger de la viande (c'est-à-dire, son plaisir - car la viande n'est pas nécessaire pour vivre) prime sur les souffrances qu'impliquent l'élevage, le transport et l'abattage des animaux qui fournissent cette viande. Ceci parce que l'intérêt des humains prévaut toujours, selon l'idéologie spéciste.
Cette idéologie nous accorde une dignité particulière et des droits censés en découler qui n'ont pas de réel lien avec une quelconque spécificité humaine, qui ne sont pas justifiés. La domination que nous exerçons est injustifiable.
Ainsi, la végéphobie intervient face à une attitude qui vient remettre en question le spécisme. Le végétarisme pour des raisons de goût ou de santé personnelle, d'élévation spirituelle, de considérations écologiques ou de solidarité avec le Tiers-monde est toléré, tandis que le végétarisme relié explicitement au souci des animaux se heurte à des réactions bien plus violentes.
Si le végétarien attire la végéphobie, c'est bien parce qu'il remet en question un système que personne n'explicite mais que tout le monde intègre, un système injuste, qui permet que des milliards d'animaux soient enfermés, asphyxiés, gavés, égorgés, dressés, électrocutés, gazés, broyés...
Contrairement aux victimes d'autres injustices sociales qui ont oeuvré elles-mêmes à leur libération, les animaux n'ont pratiquement que les végétariens pour les défendre, ces gens qui de fait brisent le consensus selon lequel leur vie ne vaut pas de lever le petit doigt pour elle. Et ces végétariens disposent des droits fondamentaux (droit d'opinion, d'expression, de réunion, de manifestation, droit de s'alimenter comme ils le souhaitent...), par le simple fait qu'ils font partie de l'espèce dominante. L'usage qu'ils font de ces droits est déterminant pour la lutte contre l'exploitation animale.
Faire taire les végétariens ou discréditer leurs propos retarde le jour où les animaux ne seront plus discriminés arbitrairement. Il est donc très important que chaque végétarien puisse parler librement au nom des animaux et puisse être entendu normalement.
Pourquoi dénoncer la végéphobie?
Parce que, face à des réactions végéphobes, les végétariens se découragent. Ils se découragent en arrêtant d'être végétariens, d'abord. Mais aussi en étant végétariens dans leur coin, en évitant de parler de leur opposition à la consommation de viande, en déconnectant leur végétarisme de la question animale ou en le réduisant à un choix personnel, bref en le dépolitisant.
Parce que, même quand les végétariens ne se découragent pas, leur parole est de toute façon délégitimée; semblant ridicule et résulter d'une sensiblerie déplacée, elle n'est pas raisonnable, on ne peut la prendre au sérieux sans soi-même risquer d'être stigmatisé à son tour. Par exemple, le député Yves Cochet, proposant pour des raisons écologiques en octobre 2008 à l'Assemblée nationale de voter des mesures favorisant une diminution de la consommation de viande, se sent obligé de rassurer ses interlocuteurs: «Je ne suis pas un intégriste végétarien4...». Les végétariens sont moqués, raillés, ils sont ainsi marginalisés; il en résulte parfois une grande souffrance, qui importe en elle-même: nombreuses sont les personnes qui se sentent désespérément seules dans leur lutte quotidienne, au sein d'un entourage qui, sans nécessairement se rendre vraiment compte de la gravité de ce qu'il fait, les harcèle ou les isole.
C'est parce que beaucoup se sentent isolées, du fait de la marginalisation dont elles sont victimes, que la Veggie Pride par exemple revêt une si grande importance pour nombre d'entre elles.
La moquerie ou l'incompréhension incessantes tuent. À défaut de tuer beaucoup de végétariens, elles tuent en tout cas indirectement beaucoup d'animaux.
«Ne vous posez pas en victime!»
On entend souvent l'objection: «Ne vous posez pas en victime! C'est indécent par rapport à ce que vivent les animaux»5. Cette objection nait d'un malentendu. Évidemment, quand nous dénonçons la végéphobie, ce n'est pas dans le seul but de montrer à quel point nous, les végétariens, nous sommes discriminés. C'est bien pour montrer à quel point les animaux sont discriminés, même à travers nous. Il faut garder à l'esprit que nous attaquer, c'est attaquer l'avocat pour atteindre le futur condamné.
Ce glissement de cible n'est pas nouveau. Rappelons-nous de l'Affaire Dreyfus (fin XIXe siècle). Ce capitaine de l'armée française, juif, avait été accusé d'avoir envoyé des documents militaires confidentiels à l'armée allemande. Dans un contexte fortement antisémite, il avait été dégradé, jugé et condamné aux travaux forcés. Ceux qui prirent son parti, appelés les dreyfusards par leurs adversaires, furent la cible de violentes attaques (y compris des violences institutionnelles, avec des procès en diffamation pour quiconque commentait la décision judiciaire). Il est évident que les violences que les dreyfusards subissaient étaient de même nature que la violence que subissait Dreyfus. En le défendant, ses partisans endossaient sa judaïté, et étaient traités de la même façon que s'ils avaient été Juifs et traîtres. De la même façon, les Blancs qui prenaient la défense des Noirs au temps de l'esclavage, qui «trahissaient leur camp», étaient traités de «Nègres blancs», de «Blancs négrifiés» et étaient parfois lynchés à l'instar de ceux avec lesquels ils se solidarisaient.
Il en est de même pour les végétariens avec les animaux. Les animaux sont considérés comme inférieurs aux humains. En affichant notre solidarité avec eux, nous endossons cette infériorité, nous sommes dans une certaine mesure méprisés et marginalisés. Comme si, parce que nous disons que notre espèce n'a pas tous les droits, nous nous retrouvions déchus des privilèges que nous avions en naissant humains. Nous n'atteignons pas le degré d'injustice avec lequel sont traités les animaux (nous appartenons quand même à l'espèce dominante). Cependant, nous sommes clairement mis de côté, bannis symboliquement.
Nous analyserons d'abord par quels moyens ce bannissement est mis en oeuvre, puis nous dégagerons ses conséquences sur les personnes végétariennes et sur les animaux.
1. Par souci de clarté, nous avons choisi d'appliquer les règles de grammaire traditionnelles concernant l'usage du genre masculin pour marquer le neutre, bien que nous pensions que cet usage est un reflet de la domination d'un genre (masculin) sur un autre (féminin).
2. Végétarien: individu qui ne mange pas d'animaux. Les végétaliens (qui ne mangent pas non plus de laitages ni d'œufs), en tant que personnes ne mangeant pas d'animaux, font partie des végétariens.
3. Voir le Manifeste de la Veggie Pride, annexe n°1.
4. Débat à l'Assemblée Nationale, jeudi 9 octobre 2008, http://tinyurl.com/6hjb7ph.
5. Voir la lettre reçue par l'équipe d'organisation de la Veggie Pride, annexe n°2.