Cet article est paru initialement dans le numéro 103 (mars 2011) d'Alternatives végétariennes, la revue de l'Association Végétarienne de France. Il est également disponible sur le site des Cahiers antispécistes.
Il en existe une version longue comportant de plus nombreuses sources, ainsi qu'un développement plus fourni concernant les autres supplémentations «emballées» dans les animaux et une réflexion sur ce qu'on appelle (ou non) un supplément alimentaire.
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J'ai aussi écrit une réponse aux critiques adressées par la Société Végane à ce texte.
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Un grief fréquent contre les alimentations végétariennes est la nécessité qu'elles impliquent de prendre un complément de vitamine B12. Ce nutriment, abondant dans la viande, est en effet pratiquement absent des plantes, et une personne végétalienne doit s'assurer un apport régulier par la prise de suppléments ou d'aliments supplémentés (certains jus de fruits, corn flakes...). Cela concerne même les végétariens qui consomment des laitages et des œufs, car la B12 n'est présente dans ces produits qu'en quantité limitée. Une carence en B12 peut apparaître après plusieurs années et avoir des conséquences nerveuses irréversibles; même légère elle peut aussi, à la longue, abîmer les artères.
Ces faits gênent les végétariens eux-mêmes, qui souvent n'aiment pas l'idée des suppléments. Ils ouvrent la voie aux critiques comme celle du médecin Franck Senninger: «On peut certes suppléer mais est-il raisonnable de faire la promotion d'une alimentation qui ne se suffit pas1.»
Telle est la situation: les végétariens doivent prendre un supplément en B12, directement ou indirectement; les mangeurs de viande, eux, ont une «alimentation qui se suffit», la B12 étant naturellement présente dans la chair des animaux.
Telle est la situation? Pas tout à fait, car il y a un détail dont on parle peu.
Dans le monde en 2008, ont été produites, dans les usines de quatre firmes différentes (une française - Sanofi-Aventis - et trois chinoises), environ 35 tonnes de vitamine B122. Cette quantité représente environ six fois les besoins nutritionnels de la totalité de l'humanité3. Mais où va toute cette B12? Dans les comprimés pour végétariens? Ils doivent vraiment en abuser, et être très très nombreux!
Eh bien non. En réalité, seule une petite partie de cette production va dans les comprimés. La plus grande part va dans... les aliments pour animaux d'élevage.
En effet, la vitamine B12 n'est pas plus produite par les animaux qu'elle ne l'est par les plantes. Elle est d'origine exclusivement bactérienne4. Dans la nature, les herbivores la trouvent typiquement dans les souillures des aliments qu'ils consomment. Mais dans l'environnement contrôlé et intensif des élevages, cet apport-là est marginal. L'alimentation des poulets et autres «volailles» ainsi que des porcs est donc systématiquement supplémentée en B125. Celle-ci, tout comme la vitamine B12 des comprimés pour végétariens, est produite industriellement par fermentation, généralement à l'aide de bactéries génétiquement modifiées6.
La B12 est une grosse molécule complexe, et les animaux l'absorbent, l'utilisent et la stockent dans leur chair sans la transformer. Les molécules de B12 que les mangeurs de viande prennent «tout naturellement» dans leur «alimentation qui se suffit» n'ont fait que passer par le corps de l'animal. Elles proviennent des usines des quatre fabricants mondiaux, exactement comme celles que prennent les végétariens dans leurs comprimés.
En somme: les végétariens prennent de la B12 fabriquée en usine et emballée dans des comprimés. Les personnes qui mangent de la viande, tout au contraire, prennent de la B12 fabriquée en usine et emballée dans des animaux.
Les «volailles» et les porcs représentent, à eux seuls, la plus grande partie de la viande consommée tant en France que dans le monde (hors poissons)7. La situation est un peu différente en ce qui concerne les ruminants (vaches, bœufs, moutons...). On leur donne non de la B12, mais un supplément en cobalt. En effet, dans l'estomac des ruminants a lieu une fermentation au cours de laquelle les bactéries produisent de la vitamine B12 - à condition de disposer de cobalt, constituant fondamental de cette molécule8. Il en va de même pour les lapins, les chevaux et les poissons d'élevage. Les sels de cobalt utilisés sont toxiques et présentent des risques sanitaires pour ceux qui les manipulent; on les autorise quand même, parce qu'il le faut bien9. Dans ce cas la production de B12 peut paraître plus naturelle, puisqu'elle a lieu au sein même de l'animal (dans son tube digestif, toujours par des bactéries); mais ce processus est contrôlé, avec fourniture mesurée des éléments chimiques nécessaires, et l'animal ne sert que de réacteur de fermentation, avant de servir, là encore, d'emballage.
La question des autres nutriments emballés dans la viande est traitée plus en détail dans la version longue.
Le cas de la B12 est particulièrement significatif, car cette vitamine, absente des végétaux, est emblématique du reproche fait au végétarisme - mais pas à l'alimentation carnée - de ne pas être une «alimentation qui se suffit». Le même schéma vaut cependant pour bien d'autres nutriments dont la viande, dit-on, est riche. La viande est riche en fer. D'où vient ce fer? Il est ajouté en supplément à l'alimentation des animaux10. On vante la richesse des protéines animales en acides aminés essentiels, notamment en lysine et en méthionine. La production de ces deux nutriments à destination des élevages se fait respectivement par fermentation bactérienne et par synthèse chimique; il s'agit d'une activité majeure et en forte expansion de l'industrie biochimique mondiale11. On pourrait parler aussi du calcium, du zinc, de l'iode, de la vitamine D et ainsi de suite; chaque fois dans l'élevage la supplémentation est de règle. C'est grâce à cela que l'alimentation carnée «se suffit»: grâce à la consommation massive de suppléments emballés dans les chairs d'êtres sentients.
Remarquons aussi que cet emballage fuit: car seule une fraction des nutriments ajoutés à l'alimentation des animaux est encore présente dans leur corps au moment de leur mise à mort. C'est bien pour cela, par exemple, que l'industrie produit aujourd'hui six fois plus de B12 que n'en aurait besoin la population humaine de la planète.
Les végétariens se supplémentent, les carnivores aussi, sans (vouloir) le savoir. La réticence à prendre des suppléments se fonde souvent sur un désir d'«authenticité». Quel que soit le sens que l'on donne à ce terme, quelle authenticité y a-t-il à cacher ce que l'on fait? Si on doit se supplémenter, qu'on le fasse au moins ouvertement, plutôt que d'appeler au secours les animaux non humains pour dissimuler les suppléments dans leur chair.
On peut aimer ou non l'idée de prendre des suppléments, aimer ou non l'industrie chimique, aimer ou non les bactéries génétiquement modifiées. Ces questions sont intéressantes en elles-mêmes. Mais face aux personnes qui reprochent au végétarisme la prise qu'elle implique de suppléments, il n'y a pas à argumenter pour ou contre les suppléments. Il faut s'en tenir aux faits: non, ce ne sont pas les végétariens qui se supplémentent. Ils se supplémentent moins, parce qu'ils le font directement, sans gaspillages intermédiaires. Ce sont les personnes qui mangent les animaux qui se supplémentent; c'est d'abord pour elles que tournent les usines à B12, à acides aminés, à sels de cobalt, de fer, de zinc, de cuivre... Si l'argument «suppléments» a une portée, c'est en faveur du refus de manger les animaux.
1. F. Senninger a écrit L'enfant végétarien (sur le site de l'auteur: http://www.senninger.fr/Enftveget.html), livre contre le végétarisme des enfants.
2. Zhang Yemei, «New round of price slashing in vitamin B12 sector. (Fine and Specialty)» (http://www.entrepreneur.com/tradejournals/article/192899762.html), 1/2009.
3. 35 tonnes de B12 réparties entre six milliards d'humains sur 366 jours représentent 16 microgrammes (µg) par jour. On recommande souvent un apport de B12 de 2,4 µg/j.
4. Les bactéries ne sont ni des animaux, ni des plantes.
5. Cette supplémentation est autorisée, et sans doute pratiquée, y compris en élevage bio. Cf. les normes du label Bio Suisse en http://www.bioaktuell.ch/fileadmin/documents/ba/bioregelwerk-2010/francais/bs_liz_f/fumi_f.pdf.
6. Cf. le site GMO Compass (page http://www.gmo-compass.org/eng/database/ingredients/200.docu.html): «It may be assumed (...) that vitamin B12 is manufactured as a rule with the aid of genetically modified microorganisms.» Les fabricants semblent avares d'informations à ce propos.
7. Selon l'article «Viande» de Wikipedia (fr) qui se réfère aux statistiques du ministère français de l'agriculture et à la FAO, les «volailles» et le porc représentaient en 2008 environ 60% de la consommation de viande (hors poissons) en France, et 75% au niveau mondial.
8. On donne cependant directement de la B12 aux veaux de boucherie.
9. «Avis scientifique sur l'utilisation de composés de cobalt en tant qu'additifs dans l'alimentation animale» (http://www.efsa.europa.eu/fr/scdocs/scdoc/1383.htm), EFSA, 2009. Ce document donne des indications d'ensemble sur la B12 dans l'élevage.
10. Voir par exemple divers tableaux pour différents animaux dans Carole Drogoul et al., Nutrition et alimentation des animaux d'élevage, vol. 2, éd. Éducagri, 2004.
11. «Greater Process Availability in Lysine Production» (http://nl.mt.com/nl/nl/home/supportive_content/specials.eNews_Lysine.oneColEd.html); «Methionine: Global Outlook - The Next Decade» (http://www.feedinfo.com/files/novus-white-paper.pdf).